Cette dernière marque une triple rupture par rapport à celles qui l’ont précédées depuis le début du mouvement de contestation contre le projet de réforme des retraites : plus jeune, plus irruptive et plus explicitement dirigée contre le Président de la République, la 9e journée d’action a tout d’un tournant dans la mesure où elle conjugue à l’Indéniable montée en puissance de la protestation populaire, une tonalité dont le caractère politique est en passe de transformer la nature de la crise : de sociale, cette crise prend désormais une dimension institutionnelle.
Le problème n’est plus tant un texte de loi aussi mal ficelé qu’inopportun dans un contexte inflationniste que l’incarnation du pouvoir. Des responsables en démocratie, on attend d’abord qu’ils respectent leur peuple. Des responsables en démocratie, on attend ensuite qu’ils ne retournent pas leur légitimité électorale comme une arme d’exacerbation des souffrances collectives. Des responsables en démocratie, on attend enfin et surtout de l’humilité et de la modestie. Rien de tout cela, hélas, n’opère dans l’exercice des responsabilités “selon” Emmanuel Macron. Brutal par sa communication, désinvolte par sa méthode inattentive, voire méprisante dès lors qu’il s’agit de s’entretenir avec les corps intermédiaires, diviseur par sa pratique du pouvoir, le Chef de l’Etat est dorénavant en première ligne.
Il n’aura eu de cesse d’alimenter le foyer qu’il a sciemment allumé. Le bénéfice économique de sa réforme, qui reste au demeurant grandement à démontrer, risque d’être très en-deçà du coût politique et social de cette dernière.
Le Président a créé les conditions d’une dégradation civique préoccupante. Il aura beau jeu de rappeler sa réélection de 2022, elle ne l’autorise pas pour autant à se draper dans ce qui apparaît à nombre de nos compatriotes, à commencer par les plus modestes, comme l’expression d’une insoutenable morgue. S’il a été réélu, Emmanuel Macron ne l’a pas été pour provoquer tout ou partie du corps social, encore moins pour hystériser le débat public. S’il a été reconduit, ce n’est pas pour susciter le sentiment de narguer les oppositions qui ont contribué, faut-il lui rappeler, à sa réélection. Il l’a été pour garantir l’unité nationale.
Or, son intervention, 24 heures avant la journée du 23, aura eu pour effet d’embraser l’arène démocratique, alors que la motion de censure évitée sur le fil du rasoir en raison de l’étrange défection de la majorité des députés LR aurait dû l’inciter à un minimum de prudence.
Pire : il a présenté le visage de la sécession du haut par rapport au bas, notamment en stigmatisant de facto les allocataires du RSA et en évoquant avec cette pincée outrageante de classe les “smicards”. Dans le fond c’est à un mauvais travelling que nous sommes confrontés, celui de la séquence des Gilets jaunes comme si le locataire de l’Elysée était consubstantiellement confit dans la certitude troublante d’une forme de supériorité, peu enclin à tenir compte de ce que le grand sociologue Raymond Boudon appelait “la compétence morale du peuple”. Verticalité, diront certains, mais ce n’est même pas de cette-dernière dont il s’agit car le Général de Gaulle qui pratiquait la verticalité indexait cette dernière sur le pouls qu’il pouvait prendre à tout moment de la souveraineté populaire.
Emmanuel Macron se prétend l’héritier du libéralisme politique, mais il aura depuis 2017 détricoté une à une bien des mailles de la démocratie libérale, des élus locaux aux syndicats, et maintenant jusqu’aux parlementaires en bousculant une Assemblée que les Français ont sciemment voulu critique pour mieux contenir ce qu’ils avaient perçu lors du premier mandat comme autant d’embardées présidentielles très personnelles.
De tout cela, le chef de l’Etat en a manifestement cure, préférant lire selon ses propres intérêts les résultats électoraux de 2022.
Ce faisant, il ne voit pas qu’il sème les raisins de la discorde, donnant du grain à moudre à l’ultra gauche, et entraînant la République dans des chemins de traverses aux horizons inquiétants. La jeunesse, socialisée politiquement sous Emmanuel Macron et qui abonde depuis une semaine les manifestations, constitue le signal d’un changement de registre dans la mobilisation née en réaction et en refus aux mesures d’allongement d’âge de départ en retraite. Il serait opportun que parmi ceux qui se prétendent responsables parmi les responsables, proches du pouvoir, forts de leur expérience, tel nombre d’anciens dirigeants de gauche et de droite ralliés au jeune chef de l’Etat, rappellent à ce dernier que les droits qu’il excipe à tout moment pour se justifier de ses actes ne peuvent être légitimes que s’il les pondère par les devoirs attenants à sa charge. Peut-être que cette opportunité trouvera t-elle à s’exprimer du côté des sages du Palais-Royal lorsqu’ils auront à rendre leurs décisions quant à la conformité constitutionnelle de la loi…
Arnaud Benedetti
Rédacteur en chef de la Revue Politique et Parlementaire
Professeur associé à l’Université Paris Sorbonne