Il est particulièrement révélateur que cette notion de « crise démocratique » trouve dorénavant un écho parmi la pensée mainstream parce que vectorisée désormais par un courant, la deuxième gauche, qui de facto a contribué à porter au pouvoir Emmanuel Macron en 2017 et plus largement accompagné depuis plusieurs décennies l’idéologie de l’adaptation à la globalisation. A la suite de Laurent Berger, Pierre Rosanvallon fait sien ce constat.
Parce qu’ils parlent à partir de cette topographie spécifique du paysage intellectuel et politique, les deux hommes disent quelque chose justement de l’ampleur de cette crise.
Au sein même de la pensée dominante ou enveloppante, le doute s’est installé ; bien plus que le doute, la fracture. Le Président de la République a tort de renvoyer à un réflexe militant la critique du Professeur au Collège de France comme il l’a fait lors de son déplacement chahuté en Alsace. Mais sa réponse est là aussi signifiante de ce qu’elle dit de la perception du moment par le pouvoir et ses soutiens : à proportion que la colère s’exacerbe, le macronisme se « bunkerise » mentalement, comme si le déni était la seule issue psycho-politique à une situation dont les origines sont lointaines, dont Emmanuel Macron est bien plus le produit que la cause, et dont la perspective de sortie reste encore fortement incertaine.
Tout le malheur de notre temps vient de ce que les dirigeants qui se sont succédé depuis des années se défient de la seule source de légitimité dont procède le pouvoir en démocratie : le peuple.
Tout le problème vient de l’oubli par une grande partie des élites politiques d’un principe cardinal de la vie démocratique : la démocratie ne peut vivre au quotidien que si ceux qui la dirigent sont conscients qu’ils sont d’abord des mandataires, rien d’autres et qu’ils n’ont aucune légitimité à se détourner de la souveraineté populaire ou à interpréter cette dernière selon les pré-requis de leur idéologie. Tout ce que nous traversons avec Emmanuel Macron et sa pratique du pouvoir se résume à ce détournement soutenu dont il est l’un des héritiers et non pas, faut-il le rappeler, le grand initiateur.
Parmi les multiples facteurs originels de cette inversion, où la méfiance massive des citoyens ne constitue que la riposte de ces derniers à une défiance initiale de la plupart des élites dirigeantes à l’encontre du peuple, on trouvera sans peine ce que dans d’autres temps on eut qualifié de geste « scélérat », à savoir le non-respect par le pouvoir présidentiel issu des élections de 2007 des résultats du référendum de 2005. Le macronisme peut-être dès lors considéré comme la continuation du sarkozysme sous une autre forme. Sans doute faut-il comprendre ainsi le sens de la phrase prêtée à Nicolas Sarkozy au sujet de l’actuel locataire de l’Elysée : « Macron c’est moi, en mieux ». Et il est vrai que tout se passe comme si Emmanuel Macron accélérait la subversion de l’esprit des institutions de la Ve République. On sait la sensibilité qu’il incarne peu encline à la démocratie directe, et par conséquent à la ressource référendaire qu’offre la Constitution ; depuis les élections législatives de 2022, on sait maintenant que la démocratie parlementaire dès lors qu’elle semble plus représentative des forces du pays est à ses yeux un obstacle à la conception qu’il se fait de l’exercice de sa fonction ; on aura compris enfin avec le débat sur les retraites que la démocratie sociale est pour ce qui le concerne un décor et non une réalité.
En d’autres termes la « démocratie » selon Monsieur Macron n’est certainement pas directe, pas forcément parlementaire, encore moins sociale.
Quelle est sa démocratie, alors ? C’est bien cette question que lui renvoient les Français qui manifestent, c’est cette même interrogation que lui adressent les opinions majoritairement défiantes, délivrées par les chiffres des différents sondages qui se déclinent de manière inchangée et lancinante depuis de longues semaines. On ne peut décréter gouverner au nom de l’intérêt général sans l’adhésion de la société ; en soustrayant le consentement populaire de son exercice du pouvoir, Emmanuel Macron accroît les divisions, s’affranchit surtout de cette volonté générale sans laquelle il ne peut y avoir d’intérêt général, sauf à basculer dans le régné arbitraire et aléatoire des oligarchies.
Arnaud Benedetti
Rédacteur en chef de la Revue Politique et Parlementaire
Professeur associé à l’Université Paris Sorbonne