Où allons-nous ? Au moment où la poudrière moyen-orientale se réveille, la question se pose car la faille semble se propager à une vitesse qui en vient à fracturer les sociétés occidentales de manière particulièrement préoccupante. C’est à une sorte de saut dans un grand inconnu que nous sommes confrontés.
L’Europe en général et la France en particulier se retrouvent en première ligne. Les craintes d’une importation du conflit étaient réelles. Force est de constater qu’elles sont là comme elles y étaient en 1973 au moment de la guerre du Kippour mais sous une autre forme. Il y a un demi-siècle c’était l’économie d’abord avec le choc pétrolier qui en constitua l’expression avec des conséquences économiques gigantesques dont la désindustrialisation, le chômage et l’inflation furent l’illustration. Ce n’est pas s’alarmer que de considérer que ce qui se déroule là-bas ne sera pas sans effet sur la croissance et plus généralement sur notre économie. Mais ce n’est pas tout et c’est sans doute la grande différence avec le contexte d’il y a 50 ans. Si différence il y a, c’est d’abord parce que le 7 octobre survient déjà dans une conjoncture explicitement belliciste avec un conflit en Ukraine qui s’enlise et où les Occidentaux, nonobstant leur solidarité dans le soutien au régime de Kiev, sont soumis à l’épreuve de leur isolement sur une scène internationale où leur influence n’est plus, loin s’en faut, ce qu’elle fut à la chute du bloc de l’Est.
L’attaque terroriste qui a ensanglanté Israël et les bombardements qui s’ensuivent désormais à Gaza, outre qu’ils entrouvrent une séquence propice à un embrasement généralisé de la zone, correspondent quelque part à un second front.
D’aucuns y voient déjà la main de Moscou, sans que l’on puisse à vrai dire en attester mais indéniablement l’événement n’est pas sans faire l’affaire du maître du Kremlin, la guerre en Ukraine passant non seulement au second plan de l’agenda mondial, mais contraignant l’Occident, principalement les Etats-Unis à ce stade, à déployer des moyens supplémentaires sur un autre théâtre d’opérations. Or l’on sait depuis les guerres napoléoniennes que le combat contre deux adversaires en parallèle constitue un facteur d’affaissement. Mais par-delà cette dimension tactique qui altère fortement les capacités de l’arc atlantique à assurer la défense de ses positions, se greffe une autre dimension, peut-être encore plus corrosive que celle relative aux rapports de forces : la réponse militaire israélienne visant à détruire les terroristes du Hamas sera perçue par nombre d’opinions, y compris en Occident, comme l’énième confirmation d’une morale à double vitesse où ce que l’on autorise à certains est refusé à d’autres, c’est-à-dire un droit quasi sans limites d’un côté à une légitime défense collective et de l’autre une condamnation absolue et catégorique pour des causes dont on estime qu’elles ne disposeraient pas de la même, voire de la moindre légitimité. Certes l’argument qui consiste à ne pas confondre les exactions d’une organisation terroriste à vocation islamo-totalitaire et les opérations conduites par l’armée régulière d’une démocratie rencontrera l’assentiment naturel, nonobstant des oppositions, de la majeure partie des sociétés occidentales. Mais ce constat est non seulement loin d’être celui du monde arabe mais ailleurs aussi au sein d’autres aires géographiques, cette évidence n’est pas nécessairement partagée.
Le risque est par ailleurs grand qu’à proportion que durera l’intervention israélienne, le cynisme du Hamas, instrumentalisant à des fins de propagande le sort des populations civiles, ne rencontre un écho grandissant, y compris à l’Ouest où l’ultra-gauche entretient et amplifie déjà par ses mobilisations la dénonciation d’Israël et de ses soutiens occidentaux.
Pour tout dire, cette division est d’ores et déjà installée au sein même des démocraties européennes et nord-américaines.
En témoignent les manifestations, les prises de positions qui depuis trois semaines dans l’espace public se succèdent pour soutenir la cause palestinienne d’une part et condamner l’offensive de Tel-Aviv d’autre part. C’est également à partir de cette trame incendiaire que l’on assiste à un regain manifeste d’un antisémitisme qui dans la rue, ou parfois sous couvert d’humour dans certains médias et plus grave encore au gré des déclarations pour le moins contestables de responsables politiques, en vient à réinstaller des miasmes de haine que l’on espérait évanouis dans les limbes d’un passé cruel.
Sous nos yeux se dessine ainsi comme un glissement vers une atmosphère de passions et d’invectives qui n’est hélas pas sans rappeler d’autres périodes où l’adhérence à une démocratie de raison fut bousculée par l’emballement de temps en furie.
Les entrepreneurs du chaos voient toujours dans ce dernier la lueur de leur bonne étoile, et rien ne semble pouvoir les arrêter dès lors qu’ils sont convaincus que leur moment est venu. C’est donc au cœur même de la République que pourrait se dupliquer un conflit accentué par des incandescences communautaires, facteur aggravant et nouveau s’il en ait par rapport à ce que notre mémoire contemporaine, celle du XXe siècle surtout, a retenu de son histoire et de ses troubles. D’où plus que jamais l’exigence pour toute parole publique, qu’elle émane de dirigeants, d’élus, d’intellectuels, de mesurer les conséquences de son expression au regard d’une situation abrasive. Il en va tout simplement de la cohésion de la cité autant que de sa capacité à vivre et à se vivre démocratiquement…
Arnaud Benedetti
Rédacteur en chef de la Revue Politique et Parlementaire
Professeur associé à l’Université Paris Sorbonne