Radicalisation du mouvement social ? La question est posée après que le Président Macron ait été pris à parti lors d’une représentation théâtrale, que la brasserie La Rotonde ait été partiellement incendiée, que la CFDT ait été la cible à plusieurs reprises de militants hostiles à la réforme des retraites, que des coupures d’électricité aient été perpétrées de manière sauvage… Un climat délétère s’est installé, duplication d’une guérilla sociale que la crise des « gilets jaunes » avait elle-même initiée dans un brouhaha éruptif.
Effet de halo ou rupture historique, l’interrogation mérite d’être posée. Il faut d’abord comprendre que la grève des cheminots et des agents de la RATP n’a pas atteint son objectif, à savoir le retrait du projet. Une contrainte matérielle, la feuille de paye, a ramené les grévistes à leur poste de travail. Non que le gouvernement soit soutenu par l’opinion, mais la fin du mois a constitué indéniablement un facteur limitatif à un mode d’action syndicale qui n’a pas infléchi la position de l’exécutif. Pour les plus déterminés des opposants au projet gouvernemental, il s’agit dès lors de recourir à de nouvelles formes d’interpellation de l’opinion et des pouvoirs publics, souvent volontairement spectaculaires, parfois provocatrices, pour certaines d’entre elles usant de la violence comme mode de médiation.
Cette agit-prop est d’autant plus importante que dans le monde de l’hyper-visibilité dans lequel nous vivons la visibilité, justement, est la continuation de la lutte par d’autres moyens.
Le nouvel écosystème médiatique, alimenté par ces deux mamelles que sont les réseaux sociaux et l’info continue, facilite le travail militant car il permet un accès ouvert à tous à l’espace public et une viralisation permanente qui dope la visibilité. Cet effet de boucle amplifie les incidents, hystérise le débat, sur-souligne une myriade d’actions et d’initiatives qui auraient pu, sans cela, échapper au scope du mainstream médiatique. La désintermédiation est source de ce mouvement perpétuel qui érige l’immédiateté en champ ininterrompu des rapports de forces, où les mobilisations peuvent rebondir à partir de l’action coordonnée de petits groupes qui nourrissent ainsi une médiasphère d’affrontements, de coups d’éclats, de défis, de face-à-face crispé et tendu.
Si rupture il y a, peut-être faut-il la chercher dans cette » visibilisation » ininterrompue, immédiate et parfois boursouflée. Car à l’épreuve de l’histoire, le constat délivre un regard plus en distance. Les mouvements sociaux n’ont jamais été exempts d’une forme de violence physique, comportementale ou sémantique. Après-guerre les grandes grèves de 1947 et de 1948 donnèrent lieu à des épisodes d’une rare brutalité, provoquant affrontements, blessés et morts. L’ordre républicain ne pu alors être sauvegardé, en ces temps de guerre froide, que grâce à l’action énergique du ministre de l’Intérieur de l’époque, le socialiste Jules Moch qui n’hésita pas à conférer aux préfets des pouvoirs de coordination exceptionnels en matière de sécurité. Plus récemment le gauchisme des années 70 n’hésita pas à recourir aux coups de forces, y compris au sein des mouvements sociaux. En 1995, Nicole Notat, alors leader de la CFDT, fut exfiltrée in extremis d’une manifestation pour échapper à la colère de militants cégétistes et FO. La liste serait trop longue et volumineuse de ces irruptions colériques qui ont jalonné depuis des décennies l’histoire sociale.
En faire un symptôme d’une poussée de la violence n’est-ce pas oublier l’histoire au profit d’une lecture sur-interprétée des événements ?
Il ne s’agit sans doute pas de banaliser des faits hautement préjudiciables d’abord à la cause qu’ils entendent servir, ensuite à la cohésion démocratique de la société, mais de les observer à la hauteur de ce qu’ils représentent. Nous vivons désormais dans des temps de la sur-réaction permanente. C’est là le syndrome d’une perte de contrôle sur nous-même et c’est en soi déjà suffisamment inquiétants…
Arnaud Bendetti
Rédacteur en chef