Jamais depuis 1958 la situation politique de la France n’est apparue aussi incertaine. En quelques jours le ciel démocratique du pays s’est considérablement assombri.
Premier signe de dégradation, le dysfonctionnement institutionnel qui gagne le régime. Pour la première fois sous la Ve République, le projet de loi de finances s’en est allé au Sénat sans avoir été adopté, rejeté tant dans sa version gouvernementale que dans sa version reformatée par la gauche. Il reviendra du Sénat, certes, plus conforme sans aucun doute aux intentions de Matignon mais toute la question consiste à savoir s’il trouvera une majorité pour le voter. Le Premier ministre a annoncé qu’il n’hésiterait pas à utiliser, comme la Constitution le lui permet, l’article 49.3 auquel l’opposition du NFP ne manquera pas de répondre mécaniquement et immédiatement par le dépôt d’une motion de censure. C’est alors que le moment de vérité pointera.
Jusqu’à présent ceux sans lesquels rien ne peut se passer dans un sens comme dans un autre, à savoir les parlementaires du RN et du groupe d’Eric Ciotti, ont laissé subodorer qu’ils joueraient dans un premier temps une carte de neutralité bienveillante, permettant possiblement à l’exécutif, moyennant quelques ajustements, de faire passer son budget. En d’autres termes, ne votant pas le budget, pas plus que la censure, leur abstention assurerait à Michel Barnier de se survivre au moins jusqu’aux limes de l’hiver.
Or un faisceau d’événements ces derniers jours vient rendre cette hypothèse moins probable, voire même fortement improbable.
Tout d’abord une dégradation du contexte économique et social : l’annonce de nombreux plans sociaux dans différents secteurs prépare un retour à la hausse du chômage ; les campagnes françaises à nouveau entrent en ébullition alors que les aides promises au printemps tardent à arriver et surtout que la Commission s’apprête à valider le chiffon rouge que constitue le traité du Mercosur ; enfin les syndicats du secteur public, à l’instar de la SNCF, menacent également de se mobiliser.
À cette trame vient se greffer un autre élément, judiciaire celui-ci, mais dont l’impact politique pourrait à n’en pas douter tenir lieu d’une déflagration sans précédent ou presque sans précédent sur notre vie démocratique. Alors que s’achève le procès des « assistants parlementaires » où comparaissent plusieurs responsables du Rassemblement national, dont Marine Le Pen, celle-ci se voit menacée d’une peine d’inéligibilité, qui plus est et fait exceptionnel, exécutoire immédiatement ! C’est dans ce sens et non sans le risque de laisser cours à une lecture éminemment politique de sa demande que le parquet a requis ce 13 novembre. Tant dans le fond que sur la forme le réquisitoire pose difficulté, ne serait-ce que parce qu’il ne tient pas compte de la spécificité du métier de collaborateur politique mais aussi parce qu’il ne manquera pas d’apparaître motivé par un ressort loin d’être exclusivement guidé par le souci du réalisme juridique… Si jamais les juges suivaient le parquet dans ses réquisitions début 2025, ils s’octroieraient ainsi la responsabilité de soustraire à la souveraineté populaire la représentante de l’offre politique d’opposition numériquement la plus importante du pays. Voilà qui pose non seulement un grave problème démocratique mais qui devrait nécessairement ouvrir une réflexion politique sur le fonctionnement et la place de notre système judiciaire dans notre vie institutionnelle. Nombre de responsables politiques ont d’ailleurs, tant à droite qu’à gauche, justement pointé du doigt ce problème, quand bien même, faut-il le rappeler, qu’il s’agit du législateur qui en 2016 a voté les dispositions de la loi Sapin 2 rendant immédiatement exécutoire une peine complémentaire sanctionnant un élu s’il est reconnu coupable de détournement de fonds publics – ce que conteste non sans quelques arguments la Présidente du groupe RN à l’Assemblée nationale.
Dans un moment de grands déséquilibres institutionnels, cette collision du judiciaire et du parlementaire a tout d’un combustible hautement inflammable dans un pays sans majorité et dont le régime apparaît plus que jamais exposé à des fragilités incommensurables.
Ce que nous vivons politiquement est bien plus que conjoncturel, car la force des institutions ne paraît plus en mesure d’absorber justement les effets déstabilisants d’une conjoncture.
À coup sûr le vote d’une motion de censure, qu’un alignement de planètes inquiétantes rend désormais possible, nous ferait entrer dans une crise systémique aux conséquences imprévisibles.
Rédacteur en chef de la Revue Politique et Parlementaire
Professeur associé à Sorbonne-Université