Les mots ne suffisent plus. Face à l’islamisme, la bataille sémantique est insuffisante, et nombre d’observateurs l’ont à juste titre expliqué.
Les ennemis doivent être désignés, ce sont ceux qui à l’abri de nos tolérances démocratiques retournent ces dernières contre nous-mêmes. Cette bataille doit rappeler l’histoire d’abord, non pas une histoire séquencée, artificielle, pré-construite selon les canons d’une catéchèse qui débuterait uniquement au XVIIIe siècle mais qui vient de plus loin à travers une profonde maturation socio-historique. Aucune religion en France n’a vocation à être le cheval de Troie des pourfendeurs d’une France souveraine, dont la souveraineté se confond avec cette « res publica » que fabriquaient déjà les légistes royaux et qui s’honore d’une tradition multiséculaire de lente mais inéluctable séparation du temporel et du spirituel. La religion est affaire publique pour ce qui relève de sa régulation au sein de la société mais elle est individuellement affaire de conscience. Chacun est libre de croire ou de ne pas croire, chacun est libre de faire son salut mais sous réserve que l’entreprise du salut reste de l’ordre de l’intérieur.
Si cette liberté est laissée à chacun, c’est d’abord parce que la France est un pays qui s’est construit, non sans mal et traversant de terribles luttes religieuses au XVIe siècle notamment, dans la recherche permanente d’un compromis où le mot d’ordre de notre rationalité a consisté d’abord à proclamer l’autonomie de la cité, c’est-à-dire du politique et ensuite l’autonomie de la conscience, c’est-à-dire de l’individu. L’une ne va pas sans l’autre. La première a déterminé la seconde : c’est parce que les Rois ont entamé ce progressif et laborieux travail d’autonomisation que le processus conduisant à l’émancipation du sujet a pu devenir la ligne-force de notre socialisation citoyenne. Il y a quelque chose de mécanique dans le développement d’un espace politique dégagé de l’ordre du religieux et dans l’avènement de la citoyenneté arraché à ses communautés. C’est cette archéologie antérieure à l’instauration même de la République qui fait l’exception nationale. Les dirigeants passés et présents ont, hélas, par trop occulté par idéologie ou par méconnaissance, la seconde souvent nourrissant la première, cette genèse toute tournée vers la sécularisation.
Le politique en France est laïc, laïc parce que le christianisme lui offrait potentiellement et ontologiquement la possibilité de l’être mais parce que surtout ses dirigeants, à commencer par les monarques, ont poussé l’avantage face à une Église qui pour être chrétienne n’avait pas l’intention de leur concéder un pouce de terrain. La victoire se dessina parfois jusqu’au prix de l’offense, Guillaume de Nogaret, accélérant en 1303 à Anagni contre le pape Boniface VIII, certes au nom d’une vision théocratique de la monarchie, une longue geste de dissociation qui devait mener à l’invention de cette « religion française », la laïcité, dont parle Jean-François Colosimo dans son dernier ouvrage. Le Roi « empereur dans son Royaume » préfigure toutes les libérations futures, il est la première empreinte d’un mouvement émancipateur, il fonde la longue chaîne émancipatrice qui depuis n’a cessé de s’élargir.
Cette histoire n’était pas écrite, cela va de soi, dès son origine, mais elle enclenche une dynamique qui depuis ne s’est jamais démentie car reconnaître la souveraineté du Roi, c’était déjà initié, celle d’un autre corps politique, celui du peuple à venir non d’un peuple-communauté mais d’un peuple-citoyen, c’est-à-dire en capacité de s’autodéterminer. Mais pour que cette autodétermination puisse se cristalliser, elle supposait la liberté consentie à l’individu, autrement dit le libre-arbitre, qui est la condition même de la liberté d’expression que l’on a assassinée ce triste vendredi d’octobre à Conflans. Cette généalogie rappelle que les religions ont toute leur place en France à condition de ne pas substituer dans l’ordre du siècle la cité de Dieu à la cité des hommes. Faut-il encore que ceux qui ont en charge la conduite de la République se souviennent que ses racines ne plongent pas seulement dans la terre meuble du pays.
Arnaud Benedetti
Rédacteur en chef