Il faut se tourner vers le Canada pour comprendre ce qui commence à se passer en France et qui pourrait s’accélérer. Confronté au mouvement des camionneurs qui dénoncent des mesures sanitaires restrictives, le Premier ministre canadien Justin Trudeau vient de prendre des dispositions législatives dont le but consiste ni plus ni moins à couper les vivres des contestataires en bloquant entre autres leurs comptes bancaires.
Le chef du gouvernement du Canada, auto-persuadé d’être le héraut du progressisme inclusif et rationnel, n’hésite pas littéralement à opter pour une stratégie qui si elle était adoptée dans des conditions similaires par la Hongrie ou la Pologne susciterait une indignation générale parmi la plupart des élites politico-médiatiques des démocraties occidentales. À ce stade rien de tout cela pourtant ; bien au contraire Ottawa peut s’adonner en toute tranquillité institutionnelle au durcissement de sa réponse, avec un mépris social débridé, à l’encontre d’un mouvement sociologiquement issu des classes populaires.
Le trudisme est intéressant à observer en ce sens qu’il constitue la pointe avancée du centrisme sociétal et autoritaire. A proportion qu’il suscite des oppositions, il s’autocratise, se décomplexe, révèle sa vraie nature : socialement il est du côté des vainqueurs de la mondialisation, culturellement il infuse la tyrannie des minorités, politiquement il est sous couvert de libéralisme l’antithèse même de celui-ci, politiquement il est la conséquence des noces du marketing et de l’autoritarisme. La crise sanitaire aura ainsi eu pour effet d’accélérer un phénomène nouveau : la « délibéralisation » du libéralisme qui abandonne progressivement le pluralisme et la démocratie pour ériger une vision exclusive du monde et défendre un projet d’idéologie unique. L’épidémie est ainsi ce moment singulier de métamorphose post-démocratique dont Canada, mais aussi Nouvelle-Zélande et Australie dessinent les prolégomènes. Cette sortie progressive de l’épure libérale et nationale a trouvé dans la Covid un puissant levier ; elle était à l’œuvre avant la crise sanitaire, elle s’exprimait déjà dans une forme de radicalisation de la pensée oligarchique contre l’expression politique des classes populaires, ainsi que l’a exprimé la réaction du pouvoir en France au début du mouvement des Gilets jaunes. Il n’est pas sûr de ce point de vue que l’élection présidentielle à venir se traduise par une prise ce conscience de la montée de ce péril, tant les réponses des opposants au sortant ne font, à ce stade, qu’effleurer l’écorce du problème…
Arnaud Benedetti Rédacteur en chef de la Revue Politique et Parlementaire Professeur associé à l’Université Paris Sorbonne