La guerre a ceci d’irréductible qu’elle convoque non seulement le destin mais aussi l’irrationnel. Elle est un acte très souvent motivé par des considérations rationnelles mais dont la dynamique relève de l’irrationalité. Celle d’Ukraine n’échappe pas à la règle.
Il y avait de nombreuses raisons à estimer que les Occidentaux portaient leur part de responsabilité dans le différend Ukraino-russe. Il n’en demeure pas moins qu’en déclenchant une guerre d’invasion Vladimir Poutine a fait basculer le monde dans un désordre dont il porte désormais la responsabilité exclusive, quand bien même Washington et Bruxelles ne seraient pas étrangers également à celui-ci. Peu importe : le fauteur de guerre au trébuchet de l’opinion a perdu. Tout le problème néanmoins vient qu’il est lui-même indifférent à cette réprobation, d’autant plus étanche à ce jugement qu’il sait que les Occidentaux ne sont pas prêts à mourir pour Kiev. Le maître du Kremlin pense que le temps de la force pure est revenu quand les leaders de l’Occident oublient un peu vite les mauvaises guerres récentes qu’ils ont conduites tout autant en Irak qu’en Libye ou au Kosovo.
Quoi qu’il en soit, entre la brutalité russe et la propagande occidentale, la place est inexistante ou presque pour ceux qui tentent de tenir une position d’équilibre : oui nous devons condamner l’agression de Moscou ; évidemment aussi nous devons cesser de tenir un langage d’escalade dont la première conséquence sera de radicaliser la Russie, dérive d’autant plus plausible qu’elle s’indexe sur notre refus d’intervenir militairement maintes fois réitéré. Le choix des Occidentaux est de mener une guerre par procuration en amplifiant les effets du levier économique et en jouant toujours plus sur l’arme de l’influence massive pour faire céder de l’intérieur le pouvoir russe. Cette stratégie économico-communicante n’est pour autant pas sans limites au point de vue de l’efficience. Tout simplement parce que la Russie est d’abord une puissance nucléaire d’une part – ce qui lui octroie une place forcément spécifique sur la scène internationale ; et parce que d’autre part elle n’est pas totalement isolée, bénéficiant entre autres du soutien chinois.
Tout se passe comme si à la tenaille occidentale activant la double bataille de l’économie et de l’opinion, la tenaille russe répondait par une autre tenaille reposant sur l’usage de la force et la démonstration d’une profondeur géo-stratégique. Ce schéma rend d’autant plus dangereux un contexte où le développement du conflit, loi endogène à tout conflit, s’autonomise toujours plus de ses conditions de démarrage pour obéir à sa propre dynamique mortifère. Les Occidentaux jouent à l’instar des Russes des partitions pour une part anachronique : les premiers renouent avec le reaganisme des années 1980, indéniable machine à succès qui contribua à la chute du communisme ; les seconds réactivent une sorte de vision jdanovienne du « bloc contre bloc » de 1947. Cette contre-intuition, loin de nous ramener dans un passé maîtrisé, nous précipite dans une situation bien plus inédite qu’il n’y parait et dont nul expert et acteur n’est en mesure d’anticiper l’issue, nonobstant des certitudes trop souvent avancées comme des arguments de raison. N’oublions jamais que « le monde est un enfant qui joue » pour reprendre la formule d’Héraclite… et que le jeu ne délivre ses enseignements qu’à la fin de l’histoire !
Rédacteur en chef de la Revue Politique et Parlementaire
Professeur associé à l’Université Paris Sorbonne