Nous vivons aujourd’hui une époque paradoxale. Jamais la question de « comment habiter la Terre ? » ne s’est posée avec autant d’acuité, les urgences environnementales frappent à nos portes, les constats alarmants s’accumulent et jamais la méfiance envers la science ne s’est manifestée avec une telle vigueur. Alors que faire pour endiguer cette machine infernale qui risque de s’emballer et, à terme, de menacer le futur de la planète ?
Dérèglement climatique et érosion de la biodiversité
La première menace aujourd’hui bien identifiée est le changement climatique qui modifie l’équilibre thermique de la Terre provoquant de nombreuses conséquences sur l’Homme et les environnements : hausse des températures, accroissement des sécheresses, montée des océans, fonte des glaciers, pénurie alimentaire, pauvreté et déplacement de populations… Le climat mondial étant un vaste système influencé par un grand nombre de facteurs, les effets d’un dérèglement sont désormais tangibles. Par ailleurs, les scientifiques sont en mesure de dessiner des tendances globales avec leurs points de bascule et même d’affiner des scénarios pour des entités spatiales plus restreintes. Comme nous le rappelle le GIEC, organisme intergouvernemental dédié à l’évolution du climat créé en 1988, plus la température mondiale augmentera, plus le système climatique va changer. À un certain point, il sera impossible de revenir en arrière et ce, malgré tous les efforts fournis.
S’ajoutent à ces enjeux climatiques d’autres enjeux qui concernent les atteintes à la biodiversité.
Une biodiversité qui peut s’appréhender selon plusieurs critères : la richesse (le nombre d’espèces), l’abondance (le nombre d’individus), la biomasse (le poids de chaque espèce), la diversité génétique ou encore les relations qu’entretiennent les espèces au sein des écosystèmes. On voit donc que la biodiversité est un sujet complexe que l’on peut éclairer sous différents angles, chacun offrant des constats singuliers.
En 2019, l’IPBES (créée en 2012, cette plateforme intergouvernementale est l’équivalent pour la biodiversité de ce que le GIEC est pour le climat) a publié un rapport anticipant que 500 000 à un million d’espèces seraient menacées d’extinction. Ce chiffre est marquant car il souligne l’ampleur des déclins d’abondance, c’est-à-dire que de nombreuses espèces comptent de moins en moins d’individus, sans pour autant avoir totalement disparu. Mais il gagne à être affiné car les situations peuvent être contrastées. Prenons les oiseaux. En France, depuis trente ans, les espèces généralistes sont en légère progression, une progression due au fait que quelques-unes se portent bien. Il en va de même pour des espèces emblématiques protégées, comme le héron ou le vautour fauve. Mais cela ne doit pas faire oublier le fort déclin d’une foule d’autres espèces, notamment des espèces spécialistes qui, certes, sont restées stables en milieu forestier, mais ont décliné de près de 40 % en milieu agricole en raison de l’usage des pesticides qui finissent par déstabiliser des écosystèmes entiers. La richesse en oiseaux, c’est-à-dire les espèces présentes, peut rester la même, mais pour combien de temps si les abondances s’effondrent ? Moins un écosystème contiendra d’espèces, plus il sera fragile jusqu’à risquer l’effondrement.
Autre exemple, l’élevage et l’agriculture qui sont nos principaux vecteurs d’alimentation. Historiquement, ces derniers s’appuyaient sur une grande diversité d’espèces et de variétés mais, à l’avènement du monde industriel, on a réduit cette diversité dans des logiques de rendements, favorisant ainsi les monocultures. Problème. Si un pathogène s’introduit dans une monoculture, il va toucher l’ensemble des individus et les mettre en péril. Le cas du maïs est à ce titre éloquent : aujourd’hui, la production mondiale de maïs repose presque exclusivement sur deux variétés. Si ces variétés devenaient la cible de pathogènes, ce serait la production mondiale de maïs qui serait menacée, ce qui augmenterait le risque de pénuries, voire de famines à l’échelle planétaire.
L’épisode des grandes famines irlandaises au XIXe siècle, imputables pour une large part à une monoculture de subsistance centrée sur la pomme de terre, devrait nous inspirer.
En résumé, là où le climat est jalonné par des événements extrêmes qui marquent les esprits en profondeur ‒ qu’il s’agisse d’inondations, de vagues de chaleur ou de tempêtes ‒ la crise de la biodiversité est beaucoup moins perceptible, plus souterraine et donc plus pernicieuse. C’est sur ce constat que s’est appuyé le psychologue américain Peter Kahn en développant son concept « d’amnésie environnementale » qui désigne un mécanisme d’oubli de l’état de la biodiversité telle qu’on l’a connue par le passé. On constate, au fil des générations, un processus d’accoutumance et d’accommodement des êtres humains à la dégradation de leur environnement. Au fur et à mesure que nos relations avec le vivant se distendent, nous sommes de moins en moins en capacité de l’intégrer dans notre cadre de référence et nous finissons par considérer comme normale son altération que nous ne percevons plus. Qui se souvient, il y a un siècle, que la Loire était pleine de saumons ? Que la Seine accueillait des esturgeons ? La crise de la biodiversité est donc aussi une crise de la mémoire.
Le choc de la pandémie de la Covid-19
En dépit de ces chiffres inquiétants, il est très difficile de saisir complètement les enjeux, les conséquences et les impacts de la crise environnementale. La pandémie de la Covid-19 a rappelé à chacun à quel point l’intensification des activités humaines pouvait s’avérer dramatique au niveau planétaire. Avant même d’être terminée, elle doit nous fournir l’occasion de prendre du recul et nous amener à réfléchir aux principes qui guident nos actions collectives. C’est dans cette démarche qu’a été forgée la notion de « One Health » (une seule santé) fondée sur l’idée que santé humaine, santé animale et santé des écosystèmes sont étroitement liées, que l’une ne va pas sans les autres.
Ce dont il s’agit ici est beaucoup plus qu’une simple réconciliation avec le reste de la nature, mais bien de comprendre à quel point les systèmes sont interdépendants, qu’Homo sapiens n’est qu’une espèce parmi d’autres, qu’elle est soumise aux mêmes principes biologiques que les autres espèces dans ses relations avec le reste de la planète.
Un premier paramètre qu’il convient de considérer est celui de nos comportements aussi bien individuels que collectifs. Il semble évident que dans nos sociétés, rares sont ceux qui sont enclins à perdre les avantages du confort moderne. Ce confort est le fruit d’une longue histoire jalonnée de découvertes et d’innovations à la fois techniques et technologiques.
Des progrès accumulés qui exercent des pressions de plus en plus fortes sur les environnements et qui fragilisent le tissu vivant de la planète.
À ces enjeux s’ajoute un autre paramètre qu’il ne faut pas sous-estimer : celui de la complexité inhérente au vivant. Une tentation serait de se laisser griser par le miroir aux alouettes technologique qui nous fait considérer l’environnement comme une pâte à modeler que nous pourrions réguler selon notre volonté. Face à ce mythe prométhéen, le constat est sans appel : la biodiversité est complexe et le vivant imprédictible. Il est toujours aléatoire, dans un domaine aussi mouvant, de se projeter vers l’avenir et de prétendre détenir ou maîtriser des « recettes » qui permettraient une gestion répondant à l’ensemble des contraintes existantes. Une fois encore, l’Homme doit faire preuve d’humilité pour faire face à ces défis.
Faire vivre le dialogue science-société
Agir pour l’environnement, c’est également s’interroger sur la place qu’occupe la science dans le débat public. Comment expliquer une réalité complexe dans un monde qui ne permet plus de poser le savoir scientifique comme un constat sans courir le risque de lui voir opposer opinions ou croyances et donc, sans le voir noyé dans un mélange d’alternatives non fondées ? Que faire face à cette fragilisation du discours scientifique ? D’abord, ne pas sacrifier cette complexité sur l’autel de la pédagogie. On peut rester pédagogue, transmettre des connaissances fiables sans les dénaturer. Conserver un certain niveau de complexité, c’est faire le pari de la transparence et c’est donc aussi créer de la confiance. Ensuite, les débats, les explications et la diffusion argumentée des connaissances sont plus que jamais nécessaires car on ne peut comprendre sans connaître. Contre les inclinations relativistes, on doit défendre avec vigueur l’universalisme de la démarche scientifique.
Notre société fait aujourd’hui face à un curieux paradoxe. D’un côté, le poids de la science dans le domaine des politiques publiques est de plus en plus important, de l’autre, les scientifiques n’échappent pas à un sentiment de défiance qui s’étend à l’ensemble de la société : non seulement ces derniers sont soupçonnés de défendre des intérêts particuliers mais également le doute inhérent à toute démarche scientifique est souvent utilisé pour justifier une sorte de scepticisme généralisé, remettant en cause les résultats établis par le consensus scientifique.
Lorsqu’on évoque ces points de tension, c’est de démocratie dont il est question et particulièrement de la capacité de responsables politiques comme des citoyens à se positionner à l’issue d’une délibération éclairée.
Une délibération de plus en plus assaillie par la prolifération de discours anti-scientifiques et relativistes, très critiques vis-à-vis de toute parole dite « légitime ».
On voit là se dessiner un enjeu démocratique qui doit reposer sur un socle de connaissances fiables et partageables par tous. Aujourd’hui, c’est ce principe d’universalité de la connaissance que je veux défendre. Un principe qui est au fondement même de la méthode scientifique. La science n’est pas un archipel fait d’une multitude de points de vue d’égale légitimité, c’est un continent massif dont les contours peuvent évoluer, mais qui reste unique. Un continent que nous continuons de découvrir jour après jour et qui rappelle à chacun ce que nous avons de commun.
Le temps de l’action
Alors que faire pour protéger la planète ? Est-il déjà trop tard ? Sommes-nous en mesure d’éviter le mur vers lequel nous nous précipitons à grande vitesse ? Face à ces interrogations, j’ai l’habitude d’adopter une attitude optimiste. L’homme est capable, sur la base des constats posés, de concevoir des solutions qui soient appréhendées collectivement. Mais il faudra d’abord admettre que la complexité du vivant est porteuse d’incertitudes et n’obéit à aucun déterminisme. Autrement dit que les solutions exclusivement technologiques ne seront pas suffisantes et même porteuses de risques.
Pour avancer, il convient de continuer à forger un corpus de connaissances partagées. Nous avons besoin d’Histoire naturelle pour comprendre le monde qui nous entoure. Nous ne vivons pas hors sol mais sommes ancrés en nature et il convient de cultiver cet ancrage. Discipline d’observation, l’Histoire naturelle ne nous aide pas seulement à comprendre le monde, elle apprend à respecter les faits tout en rejetant les dogmatismes. Fondée sur la rationalité, elle contribue à réinstaller la confiance du public envers les messages scientifiques, confiance indispensable pour que la démocratie puisse penser le long terme. Elle participe aussi, comme nous l’avons vu, à forger des principes éthiques qui fournissent des orientations pour la conduite humaine qu’elle soit individuelle et collective.
Dans cette perspective, nous ne pouvons que nous réjouir de la montée en puissance du droit environnemental porté par les grandes conférences internationales parmi lesquelles la Conférence de Stockholm en 1972, le sommet de la Terre de Rio en 1992 ou la Convention de Paris pour le Climat en 2015.
Une diplomatie environnementale qui contribue à éveiller les consciences et à infuser dans l’opinion à grande échelle.
Plus récemment, la tenue du Congrès mondial de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) à Marseille ou la future COP15 de la Convention pour la Diversité Biologique (CDB) en 2022 procèdent de cette même démarche de mettre sur le devant de la scène la protection de la biodiversité en rappelant sa dimension patrimoniale. Même si nous sommes au milieu du gué, la prise en considération de la biodiversité comme un enjeu majeur pour l’avenir de la planète est un signal fort qu’il serait vain d’ignorer. Et s’il reste encore un long chemin à parcourir en la matière, je ne peux que constater que nous sommes entrés dans une dynamique plus vertueuse qui devra être suivie d’actes forts pour dépasser le stade de paroles incantatoires.
Un travail d’introspection nécessaire
La véritable originalité de la crise actuelle est sa principale cause : les activités d’une espèce, Homo sapiens. Comme je le rappelle dans l’ouvrage À l’aube de la sixième extinction, nous faisons partie d’une espèce qui a dépassé les 7,8 milliards d’individus et qui se déplace beaucoup : « observés avec le regard d’un animal ordinaire, nous sommes nombreux, gros et nous bougeons ». Notre impact n’en est que plus fort et soulève alors une question existentielle qui s’adresse à chacun d’entre nous : où allons-nous ?
Tout en étant responsable de ce qui est en train d’arriver, l’Homme risque, à terme, d’en être une des victimes les plus emblématiques.
Tout simplement parce que nous sommes une espèce fragile. Prendre conscience de notre vulnérabilité, c’est surtout prendre conscience que si nous agissons comme des bourreaux vis-à-vis de la planète, nous serons dans un futur proche les victimes de nous-mêmes.
Tenter de redresser le tir est plus que jamais nécessaire. Pour cela, il convient de s’interroger sur les relations que nous entretenons avec le reste de la planète. Le dualisme « nature versus humanité » est aujourd’hui éculé. En tant qu’espèce, l’Homme vit en symbiose avec le reste du monde. On a besoin du vivant pour manger, boire et exister… Quand on porte atteinte à la biodiversité, c’est à nous, êtres humains, que l’on porte préjudice.
Et c’est contre cette idée d’un Homme supérieur à la nature, contre nos relents anthropocentristes, que j’inscris mon raisonnement. La réalité est que si chaque espèce a ses propres caractéristiques, toutes jouent leur partition en interaction avec le reste du vivant. Pour conclure, j’aimerais citer le cri d’alarme de Jean Dorst, ancien directeur du Muséum national d’Histoire naturelle : « Le passé ne sera jamais une espérance : on ne regarde pas devant soi dans un rétroviseur ». Une phrase qui en dit long sur le défi collectif qui nous attend pour construire une société viable pour les générations futures et éviter la sixième extinction des espèces qui se dessine dans l’ombre de notre inaction
Bruno DAVID
Président du Muséum national d’histoire naturelle