Au cours du siècle dernier, la France, comme tous les autres pays ayant connu un fort développement industriel et économique, s’est appuyé sur quatre piliers scientifiques : les mathématiques, la physique, la chimie et la biologie. Ces disciplines, considérées comme fondamentales, ont contribué chacune à leur manière, en formant des ingénieurs et des techniciens talentueux à la création d’une société bénéficiant d’un bien-être de haut niveau qui nous semble maintenant tout à fait naturel. Dans les années 1970, La France était considérée comme une nation industrielle prospère avec un budget public en équilibre.
Depuis une trentaine d’années, le choix de notre pays s’est porté vers une société de service, avec une atrophie des secteurs agricoles et industriels. La société « post-industrielle » s’est alors trouvée de nouveaux piliers. Exit les disciplines fondamentales, place aux nouveaux piliers : les modèles numériques, la médecine personnalisée, la sociologie et l’écologie ! Pour donner l’impression que les anciennes disciplines ne sont pas oubliées, on y a ajouté ad nauseam l’interdisciplinarité. L’enseignement des sciences et techniques s’est affaibli avec comme conséquence un abaissement des niveaux, clairement mis en évidence par les derniers classements internationaux. Mis à part une petite élite, le niveau moyen des élèves français s’éloigne du peloton de tête. En moins de deux décennies, les savoir-faire se sont effrités.
Nous avons du mal à construire de nouvelles centrales nucléaires, alors qu’avec les mêmes plans, les Chinois y arrivent rapidement. Notre industrie pharmaceutique s’étiole et nous en subissons les conséquences en période de crise sanitaire. Nous avons renoncé à la création d’antiviraux depuis vingt ans et nous avons du mal à participer à la course au vaccin anti-Covid. Nous ne fabriquons plus grand-chose pour équiper nos hôpitaux. Tous les équipements hospitaliers lourds sont importés. Couplée à la fabrication, la modélisation est un outil formidable et nous y réussissons dans le domaine de l’aéronautique. Mais être capable de modéliser les évolutions des épidémies, sans pouvoir faire autre chose que d’attendre les innovations thérapeutiques faites par les autres pays, nous place en face de la réalité : dans le domaine pharmaceutique comme dans d’autres domaines industriels, nous avons perdu une grande partie de notre savoir-faire.
Ce savoir, c’est celui de l’Homo faber, l’homme qui fabrique en s’appuyant sur deux disciplines essentielles pour comprendre la matière et la transformer : la physique et la chimie. Sans physique de haut niveau, pas d’innovation dans le domaine de l’énergie, y compris dans le nucléaire dont nous étions parmi les leaders incontestés. Sans chimie performante, pas de création de nouveaux produits. L’homme moderne ne vit plus dans un monde naturel depuis longtemps. Sans informatique, sans physique et sans chimie, le téléphone portable n’existerait pas. Ce « deuxième cerveau » est l’aboutissement de ce qui se fait de mieux dans ces trois disciplines. Au passage, il faut faire attention à ce que ce deuxième cerveau ne conduise pas à l’atrophie du nôtre. Des cerveaux humains aux États-Unis, à Taïwan, en Corée du Sud et en Chine ont conçu et fabriqué ce concentré de haute technologie.
En nous éloignant des sciences dures, faute de participer à l’évolution industrielle, nous sommes peu à peu relégués dans la catégorie des pays qui sont de simples zones de consommation.
Jusqu’à présent le tourisme nous aidait à garder la tête hors de l’eau, mais ce méchant virus nous prive d’une source importante de revenus. La « science citoyenne » chère à certains sociologues ne regarde pas vers l’industrie, elle nous pousse vers une forme d’écologie, qui est davantage politique que scientifique. Faire la promotion du « tout électrique » en exigeant la fermeture des centrales nucléaires, qui n’émettent pas de gaz carbonique, est une équation qui n’a pas de solution. Elle organise seulement la future organisation de la répartition de la pénurie d’énergie électrique. Les Allemands n’achèteront plus d’électricité à Fessenheim, ils construiront juste un peu plus de centrales à charbon. Quant à nous, il nous reste à espérer que les prochains mois de janvier et février ne soient pas trop froids. Si un hiver comme celui de 1956 s’abat sur l’Europe, ne comptons pas sur nos voisins pour soutenir notre réseau électrique ! Ces décisions ne sont ni scientifiques, ni raisonnables. Il est vrai que les tenants du relativisme cognitif nous ont appris à ne pas écouter les « sachants ».
Quant au monde du médicament, son centre de gravité s’est déplacé vers la médecine depuis qu’elle est devenue « personnalisée ». On a juste oublié que les formidables avancées dans le domaine du cancer, avec les « biopharmaceutiques » ne s’appliquent pas à tous les domaines. Il est vrai que ces derniers sont plus profitables pour les « Big Pharma » que les médicaments chimiques. Concernant les virus, la lutte passe par les antiviraux chimiques et les vaccins. On a fait croire à nos médecins hospitaliers qu’ils n’avaient plus besoin des chimistes pour faire des médicaments, en oubliant de leur dire que plus de 65 % des nouveaux médicaments au niveau mondial sont des molécules chimiques que l’on retrouve ensuite dans nos pharmacies de quartier. Les médecins devraient-ils tout faire ? Les soins, la communication sur les plateaux de télévision, des nouveaux médicaments et des publications en grand nombre pour recevoir un peu plus d’argent pour leur service ? Avec la crise sanitaire, certains médecins viennent de publier 60 ou 170 articles scientifiques en dix mois ! Des Deus ex-machina !
Il est temps de revenir à un équilibre sérieux entre disciplines et de rendre leurs places aux sciences fondamentales comme la physique et la chimie.
Construire une « interdisciplinarité » sans disciplines fondamentales fortes, c’est construire sur du sable, c’est aller vers de la « science molle ». Les talents de chaque discipline scientifique ont toujours su de tout temps interagir entre eux. La correspondance de Lavoisier avec ses collègues européens est rassemblée dans une dizaine de gros volumes. Faisons confiance aux physiciens pour développer des sources d’énergie fiables et aux pharmaco-chimistes pour créer des médicaments pour les maladies communes, celles qui touchent tout le monde en période de pandémie.
Bernard Meunier
Ancien président de l’Académie des sciences
Ancien président du CNRS