La lutte contre le conspirationnisme est devenue pour beaucoup une obsession, mais pour Michel Onfray cette bataille n’est pas dénuée de préjugés idéologiques. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, le philosophe et essayiste nous rappelle que le rôle de l’intellectuel n’est pas de se conformer à la pensée dominante et que si le complotisme existe bel et bien il n’est pas uniforme et peut prendre également les traits de l’anti-complotisme.
Revue Politique et Parlementaire – L’anti-complotisme s’est imposé ces dernières années comme un incontournable du combat politique et intellectuel. Comment analysez-vous l’émergence de cette thématique ? Mythe ou réalité ?
Michel Onfray – C’est une arme d’intoxication massive chez les tenants d’une ligne idéologique claire, maastrichienne pour parler franchement, qui interdit la pensée en lui opposant un effet de moraline : le complotiste est un méchant qui croit ce qu’il voit plus qu’il ne voit ce qu’il croit.
S’interroger sur la part anthropique du réchauffement climatique ? Complotisme. Questionner les mécanismes d’effacement de la démocratie qui conduisent à élire depuis trente ans un représentant du système maastrichien ? Complotisme. Réfléchir sur la formation de l’opinion dominante par des médias qui appartiennent à des milliardaires mais qui sont tout de même subventionnés par l’argent public ? Complotisme.
La plupart de ceux qui utilisent cet argument veulent interdire toute pensée généalogique au profit d’une condamnation moralisatrice.
Si penser les questions du climat, de l’illibéralisme, du journalisme, c’est fonctionner comme les inventeurs antisémites russes du Protocole des sages de Sion, qui, eux, étaient de véritables complotistes, alors on est mort…
RPP – La désinformation n’est-elle pas in fine un vieux phénomène, aussi vieux que l’histoire humaine ? Ce qui change n’est-ce pas le fait qu’avec le numérique elle est désormais plus massive et que les États ne sont plus les seuls à en disposer du quasi-monopole ?
Michel Onfray – En effet. C’est une technique de guerre assimilable à la contre-information, à la ruse. Qu’on songe à l’opération Fortitude pendant la Deuxième Guerre mondiale : les Alliés ont laissé croire aux nazis qu’ils préparaient un débarquement sur les côtes du Pas-de-Calais en y accumulant faux chars, faux bateaux, faux avions, fausses infrastructures portuaires, faux cantonnements, le tout en caoutchouc, alors qu’ils avaient décidé de débarquer en Normandie. Le but étant de pouvoir avancer leurs pièces ailleurs, tranquillement, sans être vus…
Nombre d’accusations de complotisme procèdent de cette technique : il s’agit pour les accusateurs de ce nouveau Tribunal d’Inquisition d’évincer ceux qui mettent leur nez dans des affaires dont on estime qu’elles ne les regardent pas.
Penser l’État total maastrichien, ses mécanismes, son tropisme impérialiste, le mettre en relation avec le projet d’un gouvernement planétaire, autrement dit : questionner le rôle de Cheval de Troie du climat dans les métamorphoses écologiste du capitalisme mondialisé, questionner l’importance des dispositifs qui évincent le peuple souverain et questionner la place du journalisme dans la fabrication et la diffusion de cette idéologie d’État, voilà qui relève, bien sûr, du complotisme pour les acteurs du projet européiste libéral !
RPP – Le complotisme est-il la rançon de l’affaiblissement de la parole publique, elle-même impactée par la perte d’efficience du politique ? Est-il aussi le prix à payer pour la fin des « grands récits » pour reprendre le vocable de Lyotard et la désorientation historique dans laquelle nous paraissons être entrés ?
Michel Onfray – C’est le prix à payer du nihilisme qui fait la loi depuis le magistère politique et civilisationnel des soixante-huitards reconvertis dans l’idéologie européiste, mondialiste, cosmopolite, maastrichienne.
Cette idéologie leur permet de conserver l’enveloppe internationaliste en changeant le contenu qui est devenu celui de la généralisation de la marchandise – corps et âme, sentiments et émotions, organes et enfants, etc.
La chose peut sembler lointaine et sans relation, mais le culte rendu au livre de Canguilhem Le normal et le pathologique (1966) par les déconstructionnistes dits de la French Theory a validé la fin du normal et du pathologique, du vrai et du faux, mais il allait de soi, bien sûr, que ce relativisme était une vérité infrangible et intangible ! Quand rien n’est vrai tout est vrai, c’est à dire que tout est faux. Comment faire la part du vrai et du faux ? C’est désormais impossible.
RPP – Le complotiste de 2022 est-il par ses structures mentales assimilable à celui qui adhérait par exemple il y a plus d’un siècle au Protocole des sages de Sion ?
Michel Onfray – Oui bien sûr, comme je vous le disais précédemment. C’est le moment princeps. Ce faux, qui a tant fait de mal à l’Europe du XXe siècle et qui a contribué à la Solution Finale, fournit aujourd’hui la toise ontologique à laquelle se mesure le monde.
Si l’on cherche à établir la part des hommes dans le changement climatique, on se comporte comme les antisémites auteurs de cet ouvrage de propagande qui a joué un rôle majeur dans l’antisémitisme national-socialiste – et marxiste-léniniste ne l’oublions pas… – qui, comme chacun sait, débouche sur la Shoah.
Celui qui crie au complotisme effectue une variation sur le thème du point Godwin : si vous entamez une réflexion sur la climatologie depuis que le monde est monde, et ce bien avant les hommes bien sûr, vous êtes suspecté de compagnonner avec ceux qui ont envoyé six millions de juifs dans les chambres à gaz. Qui peut ensuite résister à ce traitement génocidaire de l’interlocuteur ?
RPP – L’anti-complotisme n’est-il pas devenu par certains côtés une figure de rhétorique dont l’objet consisterait à anesthésier l’esprit critique ? Une ruse au service de la fabrique du consentement.
Michel Onfray – C’est en effet le cas… C’est une arme de destruction massive de la pensée qui désobéit au catéchisme de la doxa, de l’idéologie dominante.
On peut ainsi supposer sans trop se tromper que notre entretien passera pour l’exercice d’un complotiste qui veut mettre en abyme son complotisme afin de mieux le dissimuler. Car l’usage polémologique du concept s’accompagne d’une paranoïa : quiconque ne pense pas comme moi pense contre moi…
J’ai moi-même été traité de complotiste par un sociologue macroniste, présenté comme spécialiste en démasquage des complotistes, Gérald Bronner, un universitaire contesté, qui estimait que mon analyse des mécanismes qui avaient porté son héros à l’Élysée relevait du complotisme…
Ce genre de cerveau a fait merveille au Tribunal révolutionnaire en 1793, à la Tcheka après la révolution d’Octobre en 1917, à la Gestapo après 1933, dans l’État Orwellien de 1984 ou dans Le Meilleur des mondes de Huxley. Pareil encéphale a repris du service dans l’État impérial maastrichien.
RPP – La traque au complotisme cotise-t-elle en conséquence à une idéologie complotiste ? Est-ce le complotisme des élites ?
Michel Onfray – On pourrait en effet conclure ainsi…
Michel Onfray
Philosophe et essayiste
(Propos recueillis par Arnaud Benedetti)