Avec des retards considérables au niveau de leur achèvement, des dépassements de coût parfois faramineux et des retombées économiques largement en deçà des attentes, les grands projets défraient souvent la chronique, en remettant en cause souvent la légitimité de l’action publique. Il semble que des erreurs de gestion et des biais comportementaux puissent expliquer leur contre-performance. Mais quelle explication l’emporte vraiment sur l’autre ?
Les grands projets infrastructurels ont le vent dans les voiles et cette tendance lourde ne risque pas de changer dans les toutes prochaines années. La Belt & Road Initiative, ou « une ceinture, une route », un projet de plus de 1 000 milliards de dollars de construction de nouvelles routes de la soie, porté par la Chine, est un exemple emblématique de tels projets aux ambitions jugées parfois démesurées, mais dont la dimension géopolitique n’a pas échappé aux observateurs attentifs1. Toutefois, aussi pharaoniques soient-ils, les grands projets font souvent la « une » des journaux pour des délais et des budgets prévisionnels amplement dépassés, ou encore des manques à gagner substantiels en matière de retombées économiques. C’est le cas de l’aéroport de Berlin-Schönefeld, de l’Airbus A380, de l’autoroute Big Dig de Boston (Massachusetts), ou encore de l’EPR de Flamanville.
Pour les praticiens et les chercheurs en management des organisations, les raisons de la dérive des grands projets demeurent un vrai casse-tête.
Deux écoles de pensée s’affrontent. L’école des erreurs de gestion, fondamentalement classique, associe un tel dérapage à des techniques de gestion imparfaites, des prévisions honnêtes mais erronées, un manque d’expérience déplorable, ou encore une absence de données adéquates. En revanche, l’école des biais comportementaux, plutôt récente mais aujourd’hui dominante, relie cet échec à une distorsion systématique – volontaire ou non – de la pensée logique, menant à des méprises de jugement ou de mauvaises décisions, le plus souvent à cause de « raccourcis de la pensée »2. Laquelle des deux écoles rivales l’emporte pour expliquer la contre-performance de grands projets ? Une interrogation essentielle dans le cadre des choix raisonnés de politique publique.
Un rapide détour par la Philharmonie de Paris
L’exemple de la salle philharmonique de Paris, ou encore « Philharmonie de Paris », l’une des plus grandes et majestueuses salles de concert au monde (sa capacité varie de 2 400 à 3 400 personnes), souligne incontestablement que la question précédente est d’un intérêt tout à fait pratique. Certes, un tel projet, d’une grande envergure et d’une forte complexité, représente à n’en pas douter une prouesse architecturale et technologique, symbole du « génie architectural à la Française ». Seule fausse note, il a fait l’objet d’un bras de fer médiatique et juridique du plus mauvais effet face à l’opinion publique, conséquence de la dérive des coûts qui sont passés de 173 millions d’euros, lors du lancement en 2006, à 386,5 millions d’euros, lors de l’inauguration en 2015 (voir la Figure 1).
Figure 1 : Evolution du coût global de la Philharmonie de Paris (en millions d’euros)
Source : Rapport d’Information au Sénat sur la Philharmonie de Paris.
Résultat : la Philharmonie de Paris réclame une pénalité de plus de 170 millions d’euros au célèbre architecte Jean Nouvel, l’homme aux 200 réalisations sur cinq continents et lauréat du prix Pritzker 2008, accusé en l’espèce d’être directement à l’origine du surcoût budgétaire. Ce dernier ne s’en n’est pas laissé conter en contre-attaquant vigoureusement sur les changements dans l’envergure du projet et l’ambition démesurée des promoteurs, mais aussi –et surtout– sur « la sous-estimation volontaire » du budget prévisionnel réel du projet3. Tout indique qu’il y a là un match au sommet entre les tenants de l’école des biais comportementaux et les défenseurs de l’école des erreurs de gestion, dont l’issue est pour le moins incertaine. Chacun joue sa partition en référence à un cadre théorique construit sur unparadigme singulier.
Erreurs de gestion
L’école des erreurs de gestion met en avant les changements dans l’envergure, mais aussi la complexité et l’incertitude du projet. Ainsi, pour la salle philharmonique de Paris, l’ajout, en cours d’étude, des espaces de bureaux, d’un restaurant d’entreprise et d’un café, notamment, aurait occasionné des surcoûts non anticipés4. Plus près de nous, les à-coups récurrents du projet sans précédent de vaccination de masse contre la Covid-19 peuvent sans doute être associés à une double complexité intrinsèque et politique reliée aux difficultés logistiques de gestion du dernier kilomètre, jusqu’au bras des patients, et à la profusion des acteurs publics et privés impliqués dans l’acheminement des vaccins (voir la Figure 2). Sans oublier l’incertitude majeure suscitée par l’émergence de variants surprise, dont le fameux variant delta, pour lesquels certains vaccins pourraient n’avoir qu’une réponse protectrice amoindrie5.
Figure 2 : Acteurs mobilisés lors de la campagne de vaccination contre la Covid-19
Source : Institut Montaigne6
Comment réduire les erreurs de gestion tout au long de la vie des grands projets ? La recommandation principale est de resserrer la prévision des coûts et la mise en œuvre desdits projets afin de contrer les dérapages dus à des causes techniques et économiques. Il n’empêche que des revers importants sont encore au rendez-vous. Le cas du Big Dig de Boston, l’un des projets d’infrastructure les plus importants et les plus coûteux de l’histoire des États-Unis, est édifiant. Malgré l’utilisation des bonnes pratiques et d’outils à la pointe pour atténuer les risques et contrôler les coûts, le projet est passé, en 15 ans de construction, d’un budget de 2,6 milliards de dollars à un coût final de plus de 15 milliards de dollars. Son gestionnaire des risques le concède : les erreurs de gestion seraient la cause des énormes surcoûts du projet7.
Biais comportementaux
En rupture avec la précédente vision « paradigmatique » du management des grands projets, l’école des biais comportementaux suggère que la tendance des projets à promettre la Lune à la conception et à livrer des résultats très décevants à l’achèvement, est due essentiellement à deux biais comportementaux : le biais du sur-optimisme ingénu et le biais de la représentation stratégique erronée. C’est du moins ce que prétendent, de manière très argumentée, Flyvbjerg et ses collègues8, en s’appuyant pour cela sur les travaux du prix Nobel Daniel Kahneman :
- Le premier biais relève d’une sorte d’illusion candide et tient à ce que, par excès de confiance, les promoteurs sous-estiment naïvement les coûts et croient qu’ils courent moins que quiconque le risque de se tromper dans leurs prévisions.
- Le second biais relève d’une sorte de manipulation machiavélique et revient à volontairement présenter les grands projets aux décideurs politiques sous un jour plus favorable qu’ils ne le sont en réalité9.
La résultante des deux biais serait potentiellement une triple peine pour les projets : des retards, des surcoûts, et des retombées décevantes en matière économique. Bref, la chronique d’un échec annoncé, comme le fut la regrettable expérience de l’avionneur Airbus avec son A38010. Dans le cas évoqué précédemment de la Philharmonie de Paris, c’est d’ailleurs un optimisme débridé, couplé à une dissimulation délibérée des coûts, que condamne explicitement l’architecte Jean Nouvel. De ce point de vue, l’école des biais comportementaux a pour mérite de lever le voile sur les causes psychologiques et politiques de la contre-performance, tant en matière d’excès de confiance que de manipulation machiavélique, des biais qu’il s’agit de corriger en « resserrant » la gouvernance qui entoure les projets, et en responsabilisant leurs décideurs.
Tel un rasoir d’Occam, le raisonnement a connu un réel succès auprès de nombreux gouvernements, dont le Royaume-Uni, convaincus que la seule façon de contrecarrer la dérive des coûts est de « dé-biaiser » les prévisions des projets à l’étude au moyen de statistiques tirées des résultats de projets antérieurs (et semblables). Concrètement, il s’agit d’ajouter une marge de contingence budgétaire pour faire face à des biais comportementaux inévitables. Il n’empêche que les « couacs » restent notables. Ainsi, si le « dé-biaisement » du tramway d’Edimbourg, réalisé à l’aide des données réelles issues du projet de train léger des Docklands à Londres, a fait passer le budget prévisionnel de 300 à 400 millions de livres sterling ; des risques imprévus tels que l’emplacement de services publics souterrains, les omissions dans les contrats et des litiges contractuels ont conduit le tramway d’Edimbourg à être finalement livré avec trois ans de retard et un coût supérieur à un milliard de livres sterling11.
De la tyrannie du « ou » à la puissance du « et »
Face au succès rencontré par l’école des biais comportementaux, il est tentant de croire qu’ils représentent l’explication la plus utile de la contre-performance des projets. Ce n’est pas vraiment le cas. Certes, elle peut aider à prendre la mesure des biais comportementaux et du risque qu’ils posent à assortir le budget prévisionnel d’un coussin, et particulièrement à responsabiliser les décideurs. Pour autant, outre les « couacs » signalés, elle ne propose rien pour outiller les gestionnaires lors de la mise en œuvre face à la complexité et à l’incertitude fortes qui caractérisent les grands projets. L’école des erreurs de gestion peut aider dans ce sens mais n’offre aucune solution pour pallier la menace des biais comportementaux. Ce qui renvoie finalement les deux écoles dos à dos. Pour paraphraser Pierre Corneille, des deux côtés, le mal des prescripteurs de politiques publiques et des gestionnaires demeure infini !
Qui du client ou de l’architecte de la Philharmonie de Paris gagnera la bataille juridique s’annonçant redoutable, voire féroce ? L’avenir nous le dira. Mais d’ores et déjà, on pourrait postuler, par-delà les controverses académiques sans fin, que cela soit une combinaison des biais comportementaux et des erreurs de gestion qui explique le plus les déboires de ce projet monumental, comme tant d’autres projets. En clair, pour réussir, il faut vaincre la tyrannie du « ou » et embrasser la puissance du « et »12 : erreurs de gestion et biais comportementaux s’entremêlent pour expliquer les échecs de grands projets. Voilà une posture pragmatique qui permettra de dépasser la contradiction stérile entre les deux écoles rivales et réconcilier les Cassandre – les sur-pessimistes de l’échec annoncé – et les Pollyanna – les sur-optimistes de la réussite à long terme – qui peuplent le monde des grands projets, et qui s’affrontent depuis quarante ans par articles et ouvrages interposés.
Finalement, sans doute faut-il remettre au centre des débats ce que l’on dénomme « succès » d’un grand projet.
Tout grand projet doit être pensé dans la durée ‒ ou le temps long ‒ pour en accroître la qualité et la durabilité, ce qui nécessite une préparation minutieuse, souvent sur plusieurs années. Le Golden Gate de San Francisco, une réussite que personne ne conteste, a ainsi été inauguré en 1937 dans les délais et dans les coûts préalablement planifiés (succès de gestion), et il a parfaitement rempli les objectifs stratégiques assignés en matière de facilitation des échanges et des approvisionnements entre le Nord de la Californie et la ville de San Francisco (succès de l’infrastructure). Or, sa conception proprement dite a commencé… en 191613. Autre exemple symbolique : la construction du tunnel sous la Manche entre la France et l’Angleterre s’est déroulée sur sept ans (de décembre 1987 à mai 1994), auxquels on doit ajouter deux ans de choix des partenaires chargés de la construction proprement dite, pour un projet « porté » par le président français François Mitterrand dès juin 1981… soit 13 ans pour arriver à la mise en service du tunnel, et 21 ans si l’on compte le premier traité de 197314. Le Tableau 1 synthétise les dates clé de ce grand projet.
Tableau 1 : Dates clé du projet de tunnel sous la Manche
Date |
Evènement |
Caractéristique principale |
1973 |
Traité de Chequers |
Le traité du tunnel sous la Manche est signé entre Georges Pompidou et Edward Heath, marquant le début des travaux de construction du tunnel, qui seront stoppés deux ans plus tard. |
1986 |
Choix du projet |
Avec l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir en 1981, le projet de tunnel est relancé et cinq ans plus tard, les gouvernements britannique et français sélectionnent le projet final : un tunnel sous-marin composé de trois tunnels (deux principaux et un tunnel de service). |
1987 |
Début des travaux |
Le traité pour la construction du tunnel sous la Manche est ratifié par François Mitterrand et Margaret Thatcher, avec un début des travaux de creusement du côté anglais. |
1990 |
Jonction du tunnel |
La jonction historique sous la Manche des équipes britanniques et françaises dans le tunnel de service a lieu ; on peut alors parler de tunnel sous la Manche. |
1994 |
Inauguration |
Le 6 mai 1994, l’inauguration officielle du tunnel sous la Manche, en présence de François Mitterrand et de la reine Élizabeth II, marque le début de l’aventure Eurotunnel (Le Shuttle en anglais). |
Source : d’après le service communication d’Eurotunnel15.
Conclusion
Dans un monde post-Covid-19, la question de l’usage parcimonieux des ressources financières des Etats se posera certainement avec acuité compte tenu de la dette abyssale contractée par l’écrasante majorité des pays occidentaux. De ce point de vue, la résistance aux dépassements faramineux de coût des grands projets risque de très fortement diminuer, alors même que les retombées économiques attendues devraient, à l’inverse, croître de manière significative. Cela signifie qu’une expertise accrue en gestion de projet ‒ associant des compétences avérées de planification, d’exécution des opérations, de leadership et de prise de décision ‒ sera le « pilier » d’une démarche performante. Pour cela, sans doute faudra-t-il apprendre à combler le fossé entre les domaines commerciaux et techniques, en se fondant sur un langage commun qui fait parfois (souvent ?) défaut entre les différentes parties prenantes impliquées. Mais il s’agit là d’une autre histoire…
Lavagnon Ika
Professeur titulaire de Gestion de Projet à l’Ecole de Gestion Telfer de l’Université d’Ottawa (Canada)
Directeur fondateur de l’Observatoire des Grands Projets
Gilles Paché
Professeur des universités en Sciences de Gestion à Aix-Marseille Université
Directeur de collection aux Presses Universitaires de Provence
- Maillard, D. (2018), Les deux « routes de la soie » au début du XXIe siècle, Revue Politique et Parlementaire, n° 1087-1088, pp. 29-44. ↩
- Love, P., Ika, L., et Sing, M. (2022), Does the planning fallacy prevail in social infrastructure projects? Empirical evidence and competing explanations, IEEE Transactions on Engineering Management, à paraître. ↩
- https://www.lepoint.fr/architecture/jean-nouvel-ils-veulent-me-faire-porter-le-chapeau-de-leurs-derives-22-10-2019-2342839_3383.php#xtmc=nouvel&xtnp=1&xtcr=2 (consulté le 13 juin 2021). ↩
- https://www.darchitectures.com/nouvel-lempire-contre-attaque-a2517.html (consulté le 16 avril 2021). ↩
- Ika, L., et Paché, G. (2021), Vaccination de masse : la bataille ne sera pas facile, The Conversation, 26 mars. ↩
- Bauquet, N., et Millet, L. (2020), Vaccination en France : l’enjeu de la confiance, Institut Montaigne, Paris. ↩
- https://appel.nasa.gov/2010/07/15/the-big-dig-learning-from-a-mega-project/ (consulté le 29 décembre 2020). ↩
- Flyvbjerg, B., Holm, M.-S., et Buhl, S. (2002), Underestimating costs in public works projects: error or lie?, Journal of the American Planning Association, Vol. 68, n° 3, pp. 279-295. ↩
- Ika, L., et Paché, G. (2021), Les grands projets sont-ils voués à l’échec ?, Harvard Business Review France, 7 avril. ↩
- https://www.lesechos.fr/industrie-services/air-defense/a380-la-chronique-dun-echec-annonce-992710 (consulté le 12 mai 2021). ↩
- Love, P., Sing, M., Ika, L., et Newton, S. (2019), The cost performance of transportation projects: the fallacy of the planning fallacy account, Transportation Research Part A: Policy & Practice, Vol. 122, pp. 1-20. ↩
- Collins, J. (2013), De la performance à l’excellence : devenir une entreprise leader, Pearson Education, Paris. ↩
- Starr, K. (2010), Golden Gate: the life and times of America’s greatest bridge, Bloomsbury Publishing, New York. ↩
- Winch, G. (2013), Escalation in major projects: lessons from the Channel fixed link, International Journal of Project Management, Vol. 31, n° 5, pp. 724-734. ↩
- https://www.eurotunnel.com/ (consulté le 6 juillet 2021). ↩