Dans un long entretien accordé sur CNEWS à Mathieu Bock-Côté à la toute fin de ce mois de décembre, Alain Finkielkraut a mis le doigt sur la raison profonde de la crise qui frappe aujourd’hui la démocratie. Celle-ci serait due selon lui à l’affrontement entre deux conceptions de la démocratie, une conception politique et une conception historique pour reprendre ses termes.
La conception politique de la démocratie trouve son origine chez les philosophes de la Grèce antique, soucieux du fait que celle-ci ne dégénérât point en pure démagogie et s’ordonnât autour de la poursuite d’un intérêt général bien compris, par-delà telles ou telles revendications catégorielles. La conception historique de la démocratie trouverait plutôt la sienne dans la réflexion développée par Tocqueville, pour qui elle serait avant tout un état social caractérisé par l’égalité juridique des conditions. Rompant avec la société d’ordres plus ou moins figée de l’Ancien Régime, la démocratie reposerait à l’inverse sur une demande sans fin d’égalisation appelée à toujours investir de nouveaux terrains d’application.
Autre manière d’assigner à celle-ci une dimension téléologique au nom de laquelle l’égalité deviendrait le moteur irréversible de l’Histoire.
On voit bien les conséquences qu’avec Alain Finkielkraut on peut tirer de ces deux approches. Si la démocratie est avant tout un espace de délibération voué à la construction de l’intérêt général, elle est le territoire d’une confrontation qui recherche le bien commun par tâtonnement et au nom de quoi toutes les opinions sont en droit admissibles, sans que personne ne puisse a priori prétendre avoir raison aux dépens de quiconque. Si elle est en revanche le creuset d’une humanité nouvelle en devenir, elle doit de facto reposer sur l’éradication progressive de ceux qui, en voulant imposer des limites à cette mutation, devront être considérés comme des résidus appelés à disparaître.
On pourrait résumer cette opposition en indiquant qu’elle met aux prises une conception agnostique et une conception religieuse de l’histoire, autrement dit une vision dépoétisée de l’histoire humaine dépourvue de toute fin ultime et une vision annonciatrice au contraire d’une fin glorieuse.
Quelle sera l’intensité de cet affrontement dans la période à venir ? On peut craindre qu’il ne devienne de plus en plus incandescent dans un contexte politique marqué par la reviviscence de confrontations idéologiques qu’on croyait d’un autre temps. Sera-t-il pour autant durable ? Rien n’est moins sûr. Cette confrontation est peut-être aussi le chant du cygne du partage idéologique issu des décombres de la Seconde Guerre mondiale et sur lequel se sont structurés les univers de pensée depuis lors.
Tout dépendra de la capacité que nous aurons à repenser la frontière entre ce qui est raisonnable et ce qui ne l’est pas.
Ce travail procèdera vraisemblablement d’un retour à la tradition antique de la démocratie. Une conception plus modeste dans sa visée ultime, mais éthiquement plus exigeante, car ne se déployant pas sous couvert de prétentions transhistoriques qui donnent souvent bonne conscience et justifient parfois l’inqualifiable. Manière de souligner que renoncer à toute définition historique de la démocratie ne signifie pas pour autant s’abîmer dans un pur relativisme historique au nom duquel toutes les idées se vaudraient.
De quoi repenser aussi l’opposition entre le conservatisme et le progrès auxquels on pourrait être tenté de réduire un peu rapidement ces deux approches. L’histoire a en effet montré que le progrès était rarement le fruit d’un plan prédéterminé à l’avance, tandis que le conservatisme promeut souvent le changement comme la conséquence inattendue et non anticipée d’évolutions souterraines.
Une nouvelle cristallisation des univers de pensée est l’œuvre, mais nous sommes encore au milieu du gué. La transition idéologique qui caractérise la période actuelle pourrait s’étendre sur une décennie. Elle nous renvoie encore une fois à Tocqueville cherchant à décrypter le sens du temps à venir en prenant acte du fait que le passé n’éclaire plus l’avenir.
Daniel Keller
Ancien membre du Conseil économique, social et environnemental