Léo Keller, fin observateur des relations internationales analyse, pour la Revue Politique et Parlementaire, la situation politique en Israël. Comment peut-on expliquer la défaite de Netanyahu ? C’est à cette question que tente notamment de répondre le directeur du blog géopolitique Blogazoi dans cette tribune en deux parties.
Les dernières élections israéliennes n’ont fait que confirmer la constatation d’Itzhak Rabin, ancien Chef d’État-Major et ancien Premier ministre, lâchement assassiné par un extrémiste d’une secte minoritaire, mû par une idéologie ultranationaliste et dont les rites du fondement religieux de cet assassinat relevaient quasiment de la sorcellerie. Ajoutons à cela, pour faire bonne mesure, que Nétanyahu assista, goguenard et amusé, à une manifestation des membres du Likoud défilant avec des pancartes caricaturant Itzhak Rabin en général nazi.
Tout sauf une surprise, car Rabin, héros d’Israël, compara en 1976 les colonies à : « un cancer dans le tissu de la société israélienne. » Après moult réflexions et hésitations, il souhaitait leur démantèlement : « si l’on ne veut pas aller vers l’apartheid. »
Ce calcul fut repris –à des degrés divers et avec leurs propres formulations– par tous les premiers ministres de droite comme de gauche que la sécurité du pays importait davantage qu’une idéologie nationaliste et religieuse. Peres, Barack, Olmert et jusqu’y compris Sharon. Voire Begin qui fut en quelque sorte un précurseur en parlant d’autonomie à Camp David.
L’impasse qui découle donc des élections israéliennes résulte à la fois de ce constat lucide, courageux mais tout sauf irénique, et d’une « historicisation » tronquée, et ignorante de l’histoire. L’on a rarement vu un Premier ministre à la personnalité aussi volontairement clivante voire fracturante.
Que s’est-il donc passé pour qu’un peuple profondément épris de paix, de justice sociale et de démocratie à un niveau que très peu d’états de la planète connaissent, se fourvoie et s’abîme dans de telles extrémités.
Netanyahu n’explique pas tout. Quand bien même ses années de gouvernement ont profondément modifié les structures et les mentalités de la société israélienne.
Au premier rang de ses préoccupations, Benny Gantz, ancien chef d’état-major et donc au moins autant qualifié et concerné que Netanyahu entend : « réparer la société israélienne. » Certes, de tels propos relèvent des déviances de toute campagne électorale. Encore que des hommes d’État, à l’honneur chevillé au corps autant que l’amour et la fierté de leur pays et qui avaient alors –renoncé au poste de Premier ministre– avaient eux aussi stigmatisé les dérives illibérales de Netanyahu.
Alors que s’est-il passé ? Que s’est-il passé pour que celui que l’on célébrait comme « Bibi roi d’Israël » et que d’aucuns -en dehors d’Israël- idolâtraient sottement, inconditionnellement et aveuglement ? J.L Talmon, brillant historien israélien, écrivit au lendemain de la guerre des Six Jours qu’Israël n’avait pas cherchée : «La victoire a propagé l’ivresse de la force, elle a balayé tout sentiment de mesure, la force prenant l’aspect de la toute-puissance, de la réponse à tout. »
Netanyahu est pourtant un homme remarquablement intelligent et doté d’une indéniable et immense culture.
Thucydide dans son immense sagesse écrivit il y a quelques siècles : « C’est ainsi que tout à l’heureuse fortune qui était alors la leur, les Athéniens entendaient ne plus rencontrer aucun obstacle ; la faute en était aux succès imprévisibles qu’ils connaissaient dans tant de cas et qui prêtaient de la force à leurs espérances. » Netanyahu, eusse-t-il lu Thucydide qu’il eût perçu l’avertissement. Athènes, la grande Athènes, à qui l’humanité doit tant et tant fût finalement défaite par Sparte.
Les dernières cartouches de Netanyahu
Netanyahu croyait pouvoir avec moult bruits, menaces et promesses démagogiques dont son électorat se délectait et s’enivrait, imposer son rêve.
Le général de Gaulle disait la politique de la France ne se fait pas à Washington. Pour Netanyahu si !
Fort de ses incontestables succès économiques –souvent impressionnants– l’homme allait à la chasse aux approbations étrangères, dont il apatriait force gibiers diplomatiques de Washington à Moscou en passant par Brasilia. À Rome, Budapest et Vienne des leaders autocrates l’applaudissaient. De ses pérégrinations, pèlerinages, Netanyahu fit son principal métier. L’hubris finit toujours par se venger et réclamer son dû.
Ainsi, après sa promesse de dernière minute d’annexer des territoires en Cisjordanie ! Croyant avoir endormi ses amis, Netanyahu finit au bord de l’affront par son meilleur allié par lui-même proclamé, Poutine, qui le fit ainsi attendre trois heures dans sa résidence à Sotchi. Il en fut de même avec l’autre meilleur allié de Netanyahu lequel poussa la flagornerie jusqu’à affubler village, place, station de tramway du nom de Trump ; lequel ne daigna pas même lui donner un coup de pouce après les élections affirmant que les USA ont des relations avec Israël nonobstant la couleur du Premier ministre.
L’on peut aussi se poser légitimement la question du pourquoi de cette nouvelle et subite proposition d’annexion.
Démagogie électorale ! Volonté de réaliser enfin un vieux rêve enfoui et que l’alignement des planètes semblait autoriser. Ou nouvel expédient pour faire passer une loi qui le placerait dans une bulle prophétique et héroïque et qui serait son cordon sanitaire empêchant toute poursuite judiciaire à son encontre. Il n’en reste pas moins que cette proposition n’avait ni l’appui du Chef d’État-Major Avi Kochavi car il n’y avait eu aucun : « Strategic Assessment of consequences » ni l’approbation de l’Attorney General Avi Mandelblit (autrefois nommé à ce poste par Nétanyahu) qui s’y opposa arguant du fait que le Premier ministre n’a pas le droit d’entamer des hostilités sans respecter les procédures légales.
Quant au traité d’assurance mutuelle, sorti comme par un coup de baguette magique, et dont personne n’est capable d’en dessiner précisément les contours, notons que lors des moments cruciaux pour la survie de l’État d’Israël, Kissinger convainquit Nixon contre l’avis du Secrétaire à la Défense Schlesinger de détourner des avions américains d’une base en Allemagne et de livrer des tonnes de munitions et d’armements lors de la guerre du Kippour, à quelques mètres du front.
Les généraux israéliens n’approuvent pas vraiment cette fausse bonne idée politique car elle priverait Tsahal de sa liberté d’action qui demeure, l’Ultima Ratio, de la défense israélienne.
Il est donc possible que ces manœuvres électorales produisirent, non pas auprès des électeurs du Likoud mais auprès d’un électorat flottant, l’effet contraire recherché.
Certes, nous ne profession pas la religion de l’histoire, fût-elle écrite avec un grand H. Henry Kissinger nous mettant d’ailleurs en garde contre ce péché :
« History is not, of course, a cookbook offering pretested recipes. It can illuminate the consequences of actions in comparable situations, but each generation must discover for itself what situations are in fact comparable”
Soyons justes, Netanyahu a certes hissé son pays parmi les toutes premières puissances grâce à ce qu’on appelle la « Nation Start-Up. » Même si Shimon Peres à qui Israël doit -entre autres- l’arme nucléaire a très largement initié ce processus. Avec Netanyahu et pour reprendre la brillante formule (il est d’ailleurs coutumier du fait) de Bruno Tertrais dans son maître livre : La Revanche de l’Histoire, « Ce n’est plus le choc du futur c’est le vertige du passé. »
Comme conséquence de ce retour vers le futur, Bruno Tertrais écrit que : « La revanche de l’histoire, ce peut-être, in fine l’extinction du progressisme. » Dans le cas présent, il s’agit de l’extinction de l’esprit de compromis.
C’est aussi ce qui a causé la chute de la Maison Netanyahu.
En vertu de cet air du temps ou annonciateur de cet air du temps, Nétanyahu a pu écrire dans un livre intitulé : A durable peace : Israël and its place among the nations : « The West Bank or Judea and samaria is the heartland of Israel. » La quitter positionnerait Israël comme « a truncated ghetto-state squeezed onto a narrow shoreline. » Pour justifier que les revendications palestiniennes n’étaient pas : « a negotiable grievance » mais « a basic opposition o the very existence of jewish sovereignity » on atteint des sommets dans l’art des fake news. Citons à nouveau à cet égard Bruno Tertrais : «… et lorsque Netanyahu prétend que c’est le grand Mufti de Jérusalem qui a soufflé l’idée de génocide à Hitler, on se pince. » L’hubris !
Le système électoral : une explication bien commode !
De nombreux observateurs et acteurs de la vie politique israélienne, de gauche comme de droite, expliquent cette impasse sur le compte du système électoral israélien et de sa proportionnelle intégrale.
Nous ne partageons pas complètement cette lecture. Certes, la nier totalement serait irréaliste. Pour autant, elle n’explique pas tout. Il importe de ne pas confondre instabilité politique et absence de majorité claire en Israël. Une des particularités de la société israélienne, jusqu’après la guerre du Kippour, a été l’extraordinaire stabilité du corps électoral et des gouvernements successivement élus et réélus. En outre, affirmer que Netanyahu ne pourrait gouverner à cause du morcellement des partis relève davantage de la paresse intellectuelle que d’une analyse un tant soit peu approfondie de la situation.
Rappelons-nous les trois lois sociologiques que Maurice Duverger égrenait avec un plaisir gourmet à tout étudiant de première année de Sciences-Po. Le système électoral a pour but ou pour résultat d’amplifier ou d’affadir les choix des électeurs. Il ne saurait les modifier du tout au tout.
Françoise Giroud avait écrit dans un célébrissime éditorial : « On ne tire pas sur une ambulance ». Laissons donc de côté les embarras judiciaires de Netanyahu qui, à mesure de leur échéance rapprochée, lui font perdre le sens de la mesure et carguent les voiles des embarcations de ses opposants dont les plus véhéments sont bien souvent ses propres clients ou affidés. Leurs frêles esquifs se sont mués en navires de guerre avides de revanche.
La réalité sociologique, telle qu’encalminée par la colonisation des territoires occupés et nourrie à satiété à l’air du temps d’une mondialisation qui véhicule aussi le nationalisme et le populisme a littéralement scindé en deux la société israélienne autrefois si élégamment biberonnée au rêve sioniste qui est –ne l’oublions pas– aussi un mouvement de libération nationale et non comme nombre d’antisionistes primaires -parce qu’ignorants- affirment le contraire. La société israélienne est aujourd’hui coupée en deux à parts à peu près d’égales importances.
La première césure est qu’il n’y a pas de majorité nette ni pour un règlement invitant à des choix douloureux et difficiles, ni pour une solution nationaliste rejetant tout compromis et visant à parachever la solution d’un seul État.
Quel que soit le futur gouvernement, il se heurtera, voire, se fracassera sur cette paralysie quasi parfaite.
La deuxième césure, que d’aucuns considèrent comme désormais plus importante, c’est celle qui chantourne les frontières de plus en plus étanches entre une société laïque, parfaitement à l’aise à la pointe de la mondialisation, et sa désormais demi-sœur religieuse et nationaliste et dont l’empathie pour les palestiniens a des limites très étroites.
Tel-Aviv versus Jérusalem ! Mais désormais, l’agglomération du Grand Jérusalem est dorénavant plus peuplée que celle du Grand Tel-Aviv.
La ville où l’on ne dort jamais contre une société ou un calme religieux et majestueux règne le samedi.
Pour notre part, nous pensons que malgré tout le facteur territorial et frontalier demeure la mère du conflit, son Ultima Ratio, même si nous reconnaissons, la pertinence de cette deuxième coupure.
Denis Charbit, professeur à l’Université de Tel-Aviv, et l’un des plus fins connaisseurs de la société israélienne, analyse ainsi ce phénomène à la perfection dans son remarquable, subtile et iconoclaste livre : Israël et ses Paradoxes. Qu’on en juge : « Rien n’a jamais empêché les grands partis de s’associer ad hoc pour changer le système électoral puisqu’il présente tant de vices. S’ils ne le font pas, en dépit des avantages qu’ils en tireraient, c’est qu’ils sont conscients que le système avec ses défauts est encore celui qui correspond le mieux à la société israélienne. Il se peut que le scrutin proportionnel entretienne cette division, il ne l’a guère inventée. »
Pour autant, il y a un facteur aggravant. Les deux divisions se recoupent assez fortement et enkystent les choix. Cette idéologie est le ciment qui lie des électeurs aux origines sociales diverses. Ce non possumus n’est pas l’apanage de la société israélienne. L’incapacité de trouver une solution au Brexit du Royaume-Uni résulte du fait qu’aucune majorité claire ne se dégage dans un sens ou dans l’autre. C’est donc l’hubris de la victoire qui cadenasse les choix et crée cette aporie.
Les Palestiniens, eussent-ils manifesté eux aussi une volonté davantage affirmée de procéder à des choix douloureux (non pas qu’ils ne l’aient jamais manifesté tout comme les Israéliens d’ailleurs) les choses eussent-elles été différentes ? Utopie pour les uns ! Dystopie pour les autres ! Rocher de Sisyphe pour les derniers ! Et ce dans les deux camps, tant il est vrai que l’irrédentisme palestinien, voire la haine ne sont pas de vains mots.
Il y a une troisième division profonde et réelle de la société israélienne que nous ne faisons que mentionner pour information car elle n’explique pas vraiment le vote. À côté d’une société dont le taux de croissance continue, fait pâlir d’envie nombre de pays de la planète, s’est constituée une société à deux vitesses où le taux des inégalités sociales est un des derniers des pays de l’OCDE. Pour autant, cette société à deux vitesses n’explique pas vraiment ce vote de rejet.
La fin des illusions
La démocratie est l’art de gérer des conflits plus ou moins violents, plus ou moins structurants en des solutions forcément de compromis. Dès lors que l’on sacralise l’Histoire en en faisant une religion et que l’on désacralise la religion en l’exhumant de la sphère privée pour envahir la sphère publique et l’y exhiber, l’on prépare les plus grandes catastrophes. Or Netanyahu, au fil des ans se croyant invincible, a illustré la fameuse pensée de Montesquieu : « Le pouvoir corrompt et le pouvoir absolu corrompt absolument. »
Juché en haut du sommet d’une incontestable réussite économique, de la position enviée et désormais recherchée voire incontournable sur le plan technologique qui irrigue tant de progrès dont bénéficient tant de nations et qui lui ont indéniablement attiré la coopération voire l’estime de nombreux pays, mais tout aussi et parallèlement englouti et paniqué depuis quelques années par les menaces judiciaires qui planent sur sa tête, Netanyahu a glissé dangereusement sur la pente de l’illibéralisme.
Il n’hésitait pas non plus ces derniers temps à commenter, contrairement à la tradition militaire israélienne qui préfère l’opacité des opérations militaire, et ce à seule fin de sa réélection.
Pour autant, Netanyahu n’a pas encore réussi tant la force et l’élégance de la démocratie israélienne surclassent son attrait technologique et l’impact de Netanyahu.
En privilégiant, il y a quelques années un plan qui visait à apporter aux Arabes et aux Palestiniens une sphère de coprospérité, Netanyahu est tombé dans le piège du libéralisme le plus échevelé.
Guy Sorman, essayiste et chantre du libéralisme, que l’on ne s’attendait pas à trouver en pareil équipage écrivit : « Plus dérangeant, les libéraux classiques n’ont pas anticipé le retour du sentiment national, religieux ou communautaire. »
Bis repetita Netanyahu a applaudi à deux mains à l’idée naïve, tellement ignorante, de la conférence économique de Trump qui fit fiasco et qui devait tenir lieu ou précéder le plan de paix. Ajouté à cela la démagogie haineuse suscitée par Netanyahu qui martelait sur sa page Facebook que les : « Israeli Arabs want to annihilate all of us. » Facebook a d’ailleurs bloqué un des robots du Likoud pour un message jugé haineux et a fermé le compte de Netanyahu pendant 24 heures.
Mais le plus révélateur, c’est que le vecteur de communication préférée de Nétanyahu et le plus utilisé ce sont les réseaux sociaux. On aura connu des moyens moins démagogiques.
Netanyahu a dans la même foulée franchi le pas en disant que la chaîne de télévision israélienne diffusait des séries antisémites. Sic ! Ne reculant devant rien, Netanyahu pourfendeur -à juste titre- du BDS, n’hésite pas à réclamer le boycott de cette chaîne. Pour notre part, il est des logiques qui nous échappent !
C’est aussi ce genre de comportements et de dérives qui expliquent la défaite de Netanyahu. Au moins autant que le rejet de sa politique étrangère relative à un règlement avec les Palestiniens.
Léo Keller
Directeur du blog de géopolitique Blogazoi
Professeur à Kedge Business School