Selon une enquête Ifop-Fiducial menée en 2019, le principe de la délégation de service public bénéficie d’un soutien croissant au sein de l’opinion publique. Cependant comme nous l’explique Frédéric Dabi, directeur général adjoint Ifop, cette adhésion s’avère nuancée.
Revue Politique et Parlementaire – Les Français semblent ressentir que la bureaucratie publique a un coût et que l’entreprise privée est plus efficiente. Pourquoi paraissent-ils alors, aujourd’hui plus qu’hier, opposés à la gestion privée d’un service public ?
Frédéric Dabi – Ces deux représentations sont effectivement à l’œuvre dans l’Opinion opposant une gestion publique des services publics coûteuse voire dispendieuse et une gestion privée garantissant l’efficacité du service rendu tout en offrant les mêmes garanties que les services publics en matière de qualité.
À cet égard, deux tiers des Français, dans une enquête Ifop-Fiducial de septembre 2019, se déclaraient favorables à un transfert de la gestion des services publics de proximité des villes vers le secteur privé.
Toutefois, cette adhésion s’avère limitée : seuls 5 % des répondants appellent de leurs vœux un transfert intégral, à peine 23 % soutiennent le transfert d’une part majoritaire. En réalité, dépassant la « bataille d’Hernani » privé-public, les Français dans leur grande majorité souhaitent que les services publics soient assurés de manière complémentaire par les secteurs privé et public.
Néanmoins, force est de constater que la crise de la Covid-19 a malmené ce schéma structurant l’Opinion. En effet, la méfiance à l’égard de la gestion privée s’est accrue dans un contexte de rejet toujours plus fort d’une mondialisation, ayant conduit à la délocalisation de nos activités stratégiques. Dans le même temps, le « réflexe » vers la gestion publique – davantage d’ailleurs vers les acteurs locaux que vers l’État central – a progressé.
La dernière livraison du Baromètre Ifop du Libéralisme pour l’Opinion et la Fondation Concorde enregistre cette mutation : le « match » entre les activités devant relever du secteur public versus celles du secteur privé bascule plus fortement encore en faveur des premières qu’il s’agisse de domaines centraux comme la santé (+6 points, 89 %) ou d’activités comme le ramassage des ordures ménagères (+9 points, 71 %).
RPP – Certaines communes parlent de rendre gratuit le transport urbain. Les Français trouvent-ils normal de payer un prix pour un service public ? Ont-ils conscience que le financement se fait sinon par l’impôt ?
Frédéric Dabi – Il convient d’abord de souligner à quel point cette proposition de gratuité, que je ne me permets pas de juger, est ingénieuse. Elle permet en effet à son émetteur de placer sur l’agenda politico-médiatique une mesure « multi-impact » qui va toucher à la fois les enjeux de mobilité, de pouvoir d’achat et de protection de l’environnement. Dans ce contexte, la gratuité du transport urbain recueille le plus souvent l’approbation de l’Opinion. Une récente enquête Ifop réalisée en Île-de-France indiquait que 67 % des électeurs se déclaraient favorables à la gratuité des transports en commun dans leur région, un score largement homogène quelle que soit la catégorie de la population et échappant au clivage gauche droite (adhésion chez les sympathisants LR de 54 %).
En outre, l’adhésion à la gratuité du transport urbain ne peut que marginalement être freinée par la prise de conscience de son coût par la collectivité via l’impôt. Des études récurrentes de l’Ifop pour Île- de-France Mobilité avaient par exemple montré la nette sous-estimation par les Franciliens du coût réel de leurs déplacements. Et sur ce terrain également, l’effet Covid est réel. Le « quoi qu’il en coûte » macronien a accéléré la disparition du spectre des préoccupations des questions de la dette et du financement des services publics. À temps exceptionnels, financements exceptionnels…
Notons à cet égard, dans le contexte francilien, que la gratuité des transports devrait, dans une logique bien hexagonale de taxe sur les « gros », selon les sondés être financée par des taxes sur les industries polluantes (83 %) et par un impôt sur les grandes fortunes immobilières (66 %).
RPP – La contestation de la délégation de service public « à la française », la concession, a-t-elle pâti d’être assimilée à la pression européenne à la concurrence ?
Frédéric Dabi – C’est très clairement le cas. Le soupçon de délégation ou d’ouverture de services publics à la concurrence sous l’injonction de l’Union européenne a largement alimenté les représentations négatives associées au modèle de délégation, cette pression s’inscrivant en rupture forte avec le modèle du service public comme avec l’imaginaire français d’indépendance face aux pressions extérieures.
Plus précisément, la critique principale exprimée par les Français relève de la perte de l’intérêt commun.
Ainsi, 69 % des Français interrogés considèrent que le transfert de la gestion des services publics du secteur public vers le secteur privé conduit à privilégier les intérêts privés au détriment de l’intérêt général.
Cette perception très peu clivée par catégories de population s’enracine à travers le souvenir de cas toujours largement vivaces en termes de mémorisation par l’Opinion et agissant comme de véritables repoussoirs. On peut bien sûr citer la transformation brutale de France Télécom et les concessions accordées aux sociétés d’autoroute.
RPP – Les usagers des services publics sont-ils de plus en plus des consommateurs banalisés, ou ont-ils encore une approche citoyenne des biens publics ?
Frédéric Dabi – Plus que d’une approche citoyenne, je parlerai en termes de dimension patrimoniale associée aux services publics. L’attachement à leur égard s’avère massif (90 % s’agissant du service public hospitalier, 85 % pour celui de la sécurité, 78 % pour l’enseignement) et les représentations attachées au Service Public s’organise autour d’un triptyque « service des citoyens – qualité – efficacité ». Surtout, reflet d’un regard désormais homogène dans l’Opinion, le clivage gauche-droite auparavant prégnant sur les questions de la place, du rôle ou du financement des services publics s’est spectaculairement atténué.
Au cœur de cet attachement désormais dépolitisé de l’enjeu service public, se niche un axiome exprimé par les Français à l’échelle locale : tout démantèlement voire toute disparition des services publics constitue le signe d’un abandon de l’État et par là celui du déclin irrémédiable de son quartier ou de sa commune.
Cette vision des services publics, explicative de l’attachement croissant à leur égard, est sans surprise massivement mobilisée dans la France périphérique des communes rurales et des villes de taille moyenne.
Frédéric Dabi
Directeur Général Adjoint Ifop
Propos recueillis par Arnaud Benedetti