En l’espace d’une cinquantaine d’années, notre enseignement supérieur a connu d’importantes évolutions, dont la manifestation la plus visible est qu’il accueille désormais la majeure partie de chaque génération. Mais ces évolutions ne se sont pas faites de façon homothétique, comme cela a pu être le cas sous d’autres latitudes ; c’est le modèle même du système qui s’est transformé.
Ce modèle, dont la Révolution et l’Empire ont jeté les fondements, en abolissant les vieilles universités et en instituant, à la suite de la Monarchie finissante, des « écoles spéciales », est marqué par de fortes spécificités ; quelques-uness’estompent, ce qui le rapproche à certains égards des modèles dominants. Mais nous sommes certes bien loin de l’exercice de tabula rasa, pratiqué il y a un peu plus de deux siècles, et ce que nous observons, c’est plutôt une « politique des petits pas » : beaucoup de traits de notre modèle traditionnel demeurent, sans doute parce qu’ils sont « consubstantiels » à notre culture politique, et singulièrement à notre culte de l’égalité.
Il reste que nous sommes entrés dans une phase dynamique : des mutations sont, à des degrés divers, engagées, qui conduisent à s’interroger sur l’avenir du système et, sans prétendre à l’exhaustivité, à poser quelques-unes des questions auxquelles il paraîtrait souhaitable d’apporter des réponses.
1. Des mutations inégalement engagées
En allant des plus visibles aux plus « discrètes », nous nous arrêterons sur trois catégories de mutations, respectivement relatives aux effectifs étudiants, à l’organisation de l’enseignement supérieur, à son financement.
1.1. De l’élitisme social à la massification
Il n’est que de citer quelques chiffres pour prendre la mesure des changements intervenus : En 1950, la France comptait 139 000 étudiants1 ; à la rentrée 2022, plus de 2 935 000 étudiants étaient inscrits dans l’enseignement supérieur (2 168 500 dans le public, 766 800 dans le privé)2. Celui-ci ne concernait qu’une élite sociale ; il accueille désormais les enfants de très larges couches de la population.
De cette évolution, il faut se réjouir : pour d’évidentes raisons d’équité, bien sûr, mais aussi parce qu’elle conditionne la prospérité nationale. Comme nous l’explique toute une littérature savante, autant un système éducatif mettant l’accent sur le primaire et le secondaire paraît adapté à une économie en rattrapage, fondée sur des processus d’imitation, comme celle de la France dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, autant l’enseignement supérieur devient décisif pour stimuler la croissance, lorsque la richesse repose sur l’innovation, lorsque l’économie se rapproche de la « frontière technologique »3.
Il faut pourtant se demander si, au regard de l’offre de formation, toutes les conséquences ont bien été tirées de cette évolution. À ce sujet, il faut revenir sur les conditions de délivrance du diplôme donnant accès à l’enseignement supérieur, le baccalauréat :
– jusqu’au milieu des années 1960, alors qu’il ne concernait qu’une petite fraction de chaque génération, il comportait deux parties, le succès à la première conditionnant l’accès à la seconde, de sorte que, compte tenu des taux de réussite à chacune d’elles, on peut estimer que seulement un peu plus d’un tiers des candidats obtenaient le diplôme sans redoublement4 ;
– en 2022, alors qu’il n’a plus qu’une série d’épreuves éliminatoires et intéresse plus de 90 % des jeunes de chaque génération, 91 % des candidats ont été admis5.
Dès lors, rien d’étonnant à ce que le profil de la grande majorité des nouveaux bacheliers s’écarte sensiblement de celui de leurs devanciers, issus de milieux plus familiers de la culture et des connaissances que diffuse l’École, et que, pour leur permettre de tirer pleinement profit de leur admission dans l’enseignement supérieur, il faille les y accueillir différemment ; d’où le défi qualitatif et organisationnel dont se double celui d’ordre quantitatif.
1.2. Du centralisme à l’autonomie
Dans un pays marqué par la passion égalitaire, l’enseignement supérieur est traditionnellement considéré comme un service public qui, sur toute l’étendue du territoire,doit être offert dans les mêmes conditions aux citoyens, en considération de leur seul mérite, avec les conséquences que cela emporte pour le fonctionnement des établissements qui en font partie :
– les enseignants-chercheurs sont des fonctionnaires de l’État, recrutés à l’issue de procédures nationales, dont les rémunérations, fixées conformément aux grilles de salaires de la fonction publique, ne figurent pas au budget des établissements mais sont directement prises en charge par l’État6, la garantie de l’indépendance résulte […] d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République ».] ;
– les établissements délivrent, sous le contrôle du ministère de l’Enseignement supérieur, des diplômes nationaux, censés partout avoir la même valeur et ouvrant les mêmes prérogatives :
– ils se financent presque exclusivement grâce à des dotations publiques, ce qui signifie, nous y reviendrons, que les études y sont gratuites ou quasi gratuites.
S’ils partagent ces caractéristiques communes, les établissements publics se distinguent cependant de longue date par leur mode d’admission : au nom de l’égalité, les universités doivent refuser la sélection et être ouvertes à tout bachelier, alors qu’il est admis que les grandes écoles pratiquent un recrutement sélectif (notamment par concours sur épreuves), même si, le temps passant, dans les faits, les frontières se brouillent : des formations sélectives se développent hors des grandes écoles et les plus modestes d’entre elles affichent une sélection bien souvent plus virtuelle que réelle.
Quoi qu’il en soit, le modèle français, dans lequel les établissements publics ne jouissent que d’une très faible autonomie, est évidemment à cent lieues des conceptions, particulièrement anglo-saxonnes, en vertu desquelles il est souhaitable, à des fins d’efficacité, que des institutions indépendantes entrent en concurrence sur le « marché éducatif », un peu à la manière d’entreprises privées sur le marché de biens et services ; non sans doute pour maximiser leurs bénéfices, mais pour surclasser leurs rivaux et se « hisser sur le podium », en raison de la qualité des enseignements qu’elles organisent et des débouchés qui s’offrent à leurs lauréats, de la reconnaissance des travaux de recherche qu’elles réalisent ; autant de résultats qu’elles ne peuvent, bien sûr, obtenir qu’en mobilisant d’importants financements (publics et privés) et en recrutant, grâce à des salaires attractifs, de brillants enseignants-chercheurs !
Ces conceptions ont trouvé de nombreux défenseurs en France, impressionnés par les succès des établissements anglo-saxons en matière de recherche et par leur place dans les classements de Shangaï ; elles ne sont pas étrangères à la marche des universités françaises vers une plus grande autonomie, dont la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (dite loi LRU) du 10 août 2007 a marqué une étape importante : entre autres innovations, les universités pouvaient désormais gérer la totalité de leur budget (y compris la part dévolue à la masse salariale), créer des fondations habilités à recevoir des dons déductibles de l’impôt sur le revenu et de l’impôt sur les sociétés, recruter des agents contractuels (par contrats à durée déterminée ou indéterminés) sur des postes d’enseignement, de recherche, techniques ou administratifs, distribuer des primes au mérite au personnel… En dépit de ces évolutions, les établissements français restent sans doute parmi les moins autonomes des universités de l’OCDE, dans les domaines académique, organisationnel et financier, notamment au regard du statut des enseignants-chercheurs (fonctionnaires), des diplômes (nationaux)délivrés, du mode de financement.
1.3. De la gratuité à la mise à contribution des apprenants et de leurs familles
En théorie, trois modes de financement de l’enseignement supérieur sont envisageables : financement public (par l’impôt :État, collectivités locales et autres administrations publiques), financement privé (droits de scolarité et autres financements privés : entreprises, anciens étudiants…), financement mixte (partie publique, partie privée). Pour justifier le troisième mode et en particulier le recours aux droits de scolarité, il est généralement avancé que les études supérieures profitent à la fois aux usagers et à la société :
– elles bénéficient aux étudiants et constituent pour eux un investissement, dans la mesure où il y a de bonnes chances qu’une fois diplômés, ils reçoivent, tout au long de leur vie active, des revenus supérieurs à ceux des non-diplômés ;
– elles permettent d’élever le niveau moyen d’éducation dans la société et ont donc des externalités positives.
En France, une participation significative des étudiants au financement de leurs études a été refusée au nom de l’idéologie égalitaire, prompte à agiter le spectre de la « sélection par l’argent »7 ; la gratuité (ou quasi-gratuité8), considérée comme le corollaire de la non-sélection, est censée ouvrir grandes les portes de l’enseignement supérieur. Dans les faits, cependant, pour poursuivre avec succès une formation supérieure, il ne suffit pas d’être admis dans un établissement, il faut aussi disposer de moyens d’existence permettant de consacrer aux études le temps et les efforts nécessaires ; si ce n’est pas le cas, faute de soutien familial, de systèmes d’aides (bourses…)9 ou de prêts offrant la possibilité de réunir des ressources suffisantes (cf. infra), l’étudiant devra travailler, au risque de compromettre sa réussite ou de renoncer aux cursus les plus exigeants. Beaucoup d’observateurs relèvent aussi les vrais effets pervers de la gratuité : les enfants des familles favorisées étant surreprésentés dans les cursus les plus sélectifs et les plus coûteux, ils bénéficieraient davantage du financement par l’impôt que les étudiants issus de milieux modestes, nombreux dans les formations universitaires,beaucoup moins onéreuses, étant entendu toutefois qu’un correctif pourrait tenir au fait que les familles aisées contribuent plus aux dépenses publiques,via l’impôt progressif sur le revenu.
Dans les faits, des évolutions s’esquissent, qui conduisent à solliciter davantage les étudiants et leurs familles. La montée en puissance de l’enseignement privé (dont certains établissements peuvent être partiellement financés par les pouvoirs publics) en est une10 : en 2022-2023, 26,19% des étudiants étaient inscrits dans des établissements privés, contre 19,02% en 2010-2011 11. Surtout, une tendance s’affirme dans les établissements publics, qui les amène à réclamer des frais de scolarité n’ayant plus rien de « symbolique », non seulement pour les formations ne débouchant pas sur des diplômes nationaux, mais même, dans quelques cas, pour des cursus que ceux-ci sanctionnent, frais dont un rapport de la Cour des comptes de 2018 présente un tableau très complet12 :
– de longue date, pour répondre à des besoins spécifiques, les établissements (et en particulier les universités) organisent des formations, généralement courtes, couronnées par des diplômes« maison » (diplômes d’université, DU), souvent au titre de la formation continue, la nouveauté consistant dans le développement de ces formations, y compris au titre de la formation initiale, et dans les tarifs, parfois élevés, qui sont pratiqués ;
– de façon beaucoup plus récente, des établissements, tout en continuant à accueillir, dans les conditions réglementaires habituelles, les apprenants préparant des diplômes nationaux,mettent en place, à des tarifs proches des prix de marché, des cursus de trois ans à l’intention des étudiants (qui ne sont pas sans ressemblance avec ceux de licence), sanctionnés par le diplôme de bachelor13 ;
– nombre d’écoles d’ingénieurs publiques, qu’elles dépendent du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche ou d’autres tutelles, ont très sensiblement relevé leurs frais de scolarité (qui restent toutefois très inférieurs aux coûts des formations), tandis que, dans certains cursus organisés par les universités, des paiements complémentaires (en principe non obligatoires) sont demandés au titre de prestations accessoires ;
– enfin, certaines institutions14, fortes de leur prestige et de leur statut dérogatoire au droit commun, tout en continuant à bénéficier d’importants financements de l’État, modulent, en fonction des revenus des familles, les droits de scolarité exigés pour la préparation de diplômes nationaux, de sorte que coexistent au sein d’un même établissement gratuité (voire aide aux étudiants en situation précaire) et tarifs proches des prix de marché.
Si elles restent prudentes, les évolutions organisationnelles et financières en cours indiquent clairement que notre modèle d’enseignement supérieur est entré en phase de recomposition, que les « lignes rouges » se déplacent, ce qui invite à s’interroger sur la physionomie qui pourrait être demain la sienne.
2. Interrogations pour demain
Multiples sont les questions que soulève l’avenir du modèle français d’enseignement supérieur, et il serait évidemment hors de propos de tenter de les aborder toutes. De façon sans doute arbitraire, l’attention se focalisera sur quelques-unes de celles ayant trait à son organisation, à son financement, aux moyens dont il dispose.
2.1. La question de l’organisation
À ce sujet, on s’interrogera successivement sur l’évolution
– du « paysage d’ensemble » de l’enseignement supérieur français,
– de certains aspects de l’organisation interne des établissements.
2.1.1. L’évolution du « paysage d’ensemble »
Nous partons d’une situation contrastée ; autant la hiérarchie entre établissements fait partie de l’ADN des grandes écoles, autant elle n’a pas traditionnellement cours pour les universités, toutes censées :
– disposer, compte tenu de leur taille, de moyens (matériels et humains) comparables, car répartis par des procédures administratives ;
– dispenser des enseignements et délivrer des diplômes d’égale valeur.
Or il faut bien voir que derrière l’autonomie des universités se profile un tout autre paysage :
– l’objectif, qu’énonce le rapport Attali de 2008, est de « distinguer 10 pôles universitaires de taille mondiale alliant pluridisciplinarité et excellence », étant entendu que les « autres universités conserveront, comme aux États-Unis, leur vocation régionale ou nationale »15 ;
– En conséquence, pour permettre à ceux-ci d’émerger, des financements importants doivent être dégagés et répartis via des procédures d’appels d’offres16, c’est-à-dire par mise en concurrence.
Et sans doute faut-il s’attendre, la mode actuelle des classements en tous genres aidant, qu’à terme, la hiérarchisation s’étende bien au-delà du « cercle des élus ».
2.1.2. L’évolution de l’organisation des universités
Les universités publiques (hors IUT) reçoivent plus de la moitié des bacheliers (toutes spécialités confondues) et environ 60 % des seuls détenteurs du baccalauréat général, pour l’essentiel dans des filières non sélectives17. En dépit des évolutions intervenues, notamment avec la mise en place du système LMD, ils y sont accueillis dans des conditions finalement assez proches de celles dont bénéficiaient leurs lointains prédécesseurs des années 1950, 1960, alors même que leurs profils, on l’a vu, sont nettement distincts de ceux de leurs devanciers. Après avoir été fortement encadrés au lycée, les jeunes bacheliers se retrouvent en quelque sorte « condamnés » à une liberté dont ils peinent à faire bon usage ; la conséquence (bien connue) est un taux d’échec préoccupant dans les premiers cycles universitaires : seuls 47 % des étudiants entrés en licence en 2016 (toutes spécialités du baccalauréat confondues) ont obtenu leur diplôme en 3, 4 ou 5 ans18. Une situation évidemment dommageable, aussi bien pour les intéressés, que l’insuccès et les années perdues ne peuvent que déstabiliser et rendre amers, que pour la société, qui a dépensé pour eux sans « retour sur investissement ».
Même si l’on fait la part des erreurs d’orientation, particulièrement pour les bacheliers professionnels (que la plateforme Parcoursup a sans doute contribué à diminuer), il est clair que l’on est en présence d’un problème d’adaptation de l’appareil de formation aux publics qu’il accueille désormais. Certes, des dispositions ont été prises pour mieux encadrer les jeunes bacheliers, notamment en demandant aux étudiants plus avancés d’assurer des tutorats, mais un problème structurel demeure : les professeurs et maîtres de conférences, qui animent les universités, ont une double vocation, l’enseignement et la recherche, mais chacun sait que le déroulement des carrières et la notoriété dépendent fort peu des prestations en salle de classe ou individuellement auprès des étudiants, et beaucoup de ce qui est observable et mesurable à l’extérieur, c’est-à-dire les publications scientifiques.
La question posée est donc de savoir s’il ne conviendrait pas de créer, au sein des universités, des structures ad hoc qui recevraient les jeunes bacheliers pour tout ou partie de leur premier cycle et seraient principalement encadrées par des enseignants se consacrant totalement à la formation, particulièrement par des professeurs agrégés de l’enseignement secondaire. C’est en tout cas ce que suggère l’exemple des filières (classes préparatoires aux grandes écoles – CPGE, sections de techniciens supérieurs – STS, IUT) où interviennent exclusivement ou principalement (IUT) des enseignants de lycée, même si la sélection à l’entrée explique sans doute pour une part les bons résultats enregistrés :
– 77,9 % des bacheliers de 2018 inscrits en première année d’IUT à la rentrée 2018 ont obtenu le diplôme universitaire de technologie (DUT) en deux ou trois ans ;
68,1 % des étudiants inscrits en première année de section de techniciens supérieurs à la rentrée 2018 ont obtenu le brevet de technicien supérieur en deux ou trois ans19.
Il reste évidemment qu’une telle évolution ne serait pas neutre financièrement, dans la mesure où les coûts de formation sont directement en rapport avec les taux d’encadrement20 ; elle aurait du moins le mérite d’éviter le gaspillage des ressources et les « coûts humains », auxquels conduit le mode actuel de fonctionnement des premiers cycles universitaires.
2.2. La question du financement
En tout état de cause, il est clair que l’avenir de l’enseignement supérieur sera grandement conditionné par la façon dont sera résolue la question de son financement. En 2019, la France consacrait 1,5 % de son PIB à la dépense d’éducation en sa faveur, ce qui la situait dans la moyenne de l’OCDE, l’effort consenti étant supérieur à celui de pays comme l’Espagne, l’Allemagne (1,3 %) ou l’Italie (0,9 %) mais inférieur à ceux de la Norvège (1,9 %) et du Royaume-Uni (2,0 %), et plus encore à ceux du Canada (2,2 %) et des États-Unis (2,5 %)21.
Autant que le niveau de la dépense, l’origine des financements, publique ou privée, est à prendre en considération pour caractériser les systèmes d’enseignement supérieur. Tous les pays font appel aux deux sources de fonds, mais dans des proportions qui varient considérablement de l’un à l’autre : au Royaume-Uni, au Japon, en Australie, aux États-Unis, en Corée du Sud, le financement est majoritairement d’origine privée ; dans les pays scandinaves, il est principalement public22 (supérieur à 87 %), ce qui est le cas aussi en France, à un moindre degré toutefois (77,4% de financement public)23.
Alors que l’ensemble des acteurs s’accordent sur le « sous-financement de l’enseignement supérieur français24», et singulièrement des universités, et que l’objectif affiché est de lui consacrer à terme 2% du PIB25 , la proposition souvent avancée pour augmenter les ressources des établissements, dans un contexte de déficit du budget de l’État et d’endettement public élevé, est de se tourner vers des sources privées, et en particulier vers les droits d’inscription,
Depuis plus d’un demi-siècle, ces droits ont fait l’objet de multiples travaux, le plus souvent pour en défendre la légitimité et en proposer des modalités d’application : s’il est logique de mettre les fonds publics à contribution, puisque l’enseignement supérieur bénéficie à la société dans son ensemble, il ne l’est pas moins, s’ils sont insuffisants, de demander aux étudiants de prendre en charge une partie des coûts, car, on l’a vu, ils sont appelés à tirer, à titre individuel,des avantages appréciables de la formation reçue ; cela à une condition toutefois : celle de prendre des précautions, dans un souci d’équité, pour ne pas écarter les apprenants d’origine modeste, c’est-à-dire pour donner, dans l’intérêt général, leur chance à tous les talents.
Dans ce but, plusieurs méthodes ont été envisagées ; parmi elles, celle des prêts à remboursement conditionnel au revenu (PARC)
26 a retenu particulièrement l’attention et est mise en œuvre, selon des modalités variables, dans divers pays, dont l’Australie et plusieurs États américains : Les étudiants reçoivent une aide sous forme de prêt, accordée par l’État ou le système bancaire, dont le montant doit être suffisant pour couvrir les droits de scolarité et les frais de subsistance ; le remboursement, qui peut être fait directement au prêteur ou intervenir via le Trésor public (en même temps que le paiement de l’impôt sur le revenu), dépend des revenus du futur diplômé ; en cas de défaillance de celui-ci, l’État prend la relève. Ce système, qui conduit l’étudiant à payer une bonne partie de ses études, ce qui n’est pas le cas dans les dispositifs de modulation des frais d’inscription, a le mérite, aux yeux de ses défenseurs, d’instaurer un « marché de l’éducation » : les étudiants n’ont plus la fausse impression que l’enseignement ne coûte rien, ils sont incités à l’effort, tout comme les enseignants s’ils ne veulent pas perdre leur public, et la concurrence entre établissements débouche sur une amélioration de la qualité des formations.
Quels qu’en soient les mérites, en l’état actuel du droit, le système ne paraît guère applicable en France27 où le Conseil constitutionnel a récemment jugé que l’exigence de « gratuité s’applique à l’enseignement supérieur public », mais « ne fait pas obstacle, pour ce degré d’enseignement, à ce que des droits d’inscription modiques soient perçus en tenant compte, le cas échéant, des capacités financières des étudiants »2829. Comme le suggère la Cour des comptes30, un consensus pourrait se dégager sur les bases suivantes :
– en premier cycle, considéré en quelque sorte comme le prolongement « normal » des études secondaires, la quasi-gratuité resterait la règle ;
– en deuxième et troisième cycles, à une étape de leurs études où les étudiants ont une vision plus claire de leur avenir professionnel, il pourrait être envisagé de donner aux établissements la liberté de relever les droits, dans des limites arrêtées par les pouvoirs publics (et en tout état de cause, à un niveau inférieur au coût de formation).
Si, d’un côté, le rehaussement envisagé, qu’il serait d’ailleurs souhaitable de justifier par une amélioration de la qualité des formations, est de nature à abonder les ressources des établissements, il faut bien voir que, de l’autre, il devrait s’accompagner d’un renforcement des aides sociales au bénéfice des étudiants d’origine modeste, ce qui se traduirait par un alourdissement des charges de l’État. En tout état de cause, il est peu probable qu’à lui seul, il permette de résoudre la question des moyens à la disposition des institutions d’enseignement supérieur.
2.3. La question des moyens
Au titre des moyens, une attention particulière doit être accordée aux ressources humaines, non seulement parce que les charges de personnel représentent le principal poste de dépenses des établissements, mais aussi parce que l’enseignement supérieur et la recherche constituent une « industrie de main-d’œuvre », qui vaut d’abord par la compétence des personnes qui s’y consacrent.
À cet égard, la situation s’avère préoccupante. Comme celles de la plupart des agents du système éducatif public, les rémunérations des enseignants–chercheurs se sont fortement dégradées au fil des décennies, comparativement à celles versées ailleurs en Europe, et plus encore aux États-Unis. Ainsi que le souligne le livre blanc de l’enseignement supérieur et de la recherche (de 2017) : « L’entrée dans la carrière est aujourd’hui peu attractive, avec un ratio de 1,7 fois le SMIC et des moyens de recherche limités. Les comparaisons internationales montrent la faiblesse des rémunérations, particulièrement pour le début de carrière : les salaires sont 2,5 fois plus élevés en Allemagne qu’en France, en début de carrière, alors qu’en fin de carrière, le ratio n’est plus « que » de 1,5 31. Dans ces conditions, et alors que les postes se raréfient, il est difficile de retenir les jeunes talents, qui partent à l’étranger (notamment aux États-Unis) ou entrent dans le secteur privé.
Au demeurant, cette situation, préjudiciable à l’enseignement supérieur, ne l’est pas moins à la recherche. Comparativement à ce que l’on observe à l’étranger, l’organisation de celle-ci est, on le sait, atypique, avec, d’un côté, des organismes qui s’y consacrent exclusivement (CNRS, INSERM, INRAE…), de l’autre, des établissements d’enseignement qui l’ont longtemps négligée. Tardivement convaincues d’allier les deux fonctions, conformément au modèle d’Humboldt, les universités (et plus récemment les grandes écoles) s’y investissent désormais résolument et sont appelées à y jouer un rôle croissant ; à la condition toutefois que le piètre sort réservé à leurs enseignants-chercheurs32 (combiné à l’insuffisance des moyens) ne compromette pas leurs efforts, pourtant bien nécessaires pour enrayer le lent effacement de la recherche scientifique française !
Conclusion
Sous l’effet de la mondialisation et de la rivalité entre systèmes éducatifs nationaux, le modèle français d’enseignement supérieur a entamé sa mue et il cherche désormais sa voie entre exigences contradictoires : le système demeure largement administré, mais des « doses » d’autonomie et de concurrence y ont été introduites, ce qui le place dans une position « médiane », l’exposant au risque de se priver des atouts d’un modèle sans se saisir pour autant de ceux de l’autre.
Va-t-il poursuivre, en termes d’organisation et de financement, la transformation engagée? S’interroger à ce sujet, c’est d’abord se demander comment évoluera l’idéologie dominante qui, au nom de l’égalité, bannit la sélection, défend la gratuité, refuse la diversité des établissements en agitant le spectre d’un service public à deux vitesses. Des accommodements, plus ou moins discrets, avec ces trois impératifs sont-ils envisageables, qui permettraient de renforcer l’enseignement supérieur français face à ses compétiteurs ? Pour atteindre ce but, des arbitrages seraient nécessaires : si, sous la contrainte d’un financement donné, l’objectif était de conserver la gratuité tout en assurant un haut niveau de service, il serait difficile de ne pas s’interroger sur l’opportunité d’introduire une régulation à l’entrée, qui éviterait de coûteux échecs dans les premiers cycles ; si, à l’inverse, l’on se décidait à desserrer la contrainte, notamment en faisant significativement appel aux droits d’inscription, il deviendrait peut-être possible d’y accueillir différemment les étudiants.
Ce qui est sûr, c’est qu’en dépit des changements intervenus, l’enseignement supérieur français continue à fonctionner, pour l’essentiel, sur des principes qui étaient les siens il y a deux générations, alors qu’avec la massification, le contexte a radicalement changé ; en cela, il se distingue nettement de la plupart de ses homologues étrangers, qui soit demandent aux étudiants de contribuer au financement de leurs études, soit pratiquent la gratuité, mais accompagnée de la sélection. Sur un sujet aussi politiquement « explosif », il est clair que l’on ne peut procéder que par prudentes retouches, au rythme de l’avancement des débats et de l’évolution des mentalités ; seront-elles suffisantes pour maintenir notre enseignement supérieur dans la course ?
Daniel Gouadain
- Antoine Prost, Jean-Richard Cytermann (2010), Une histoire en chiffres de l’enseignement supérieur en France, Le Mouvement Social, 2010/4 (n° 233), p. 31-46. ↩
- Ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse (MENJ), Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (MESR), Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) (2023), Repères et références statistiques 2023, MENJ, MESR, Paris, p. 160. ↩
- Voir, par exemple, à ce sujet : Philippe Aghion, Elie Cohen (2004), Education et croissance, Conseil d’analyse économique, rapport n° 46, La Documentation française, Paris. ↩
- En 1950, ,72 418 candidats se sont présentés à la première partie, et 39 333 ont été admis (54 % des candidats), 52 275 à la seconde et 33 362 ont été admis (62 %). Archives, Ministère de l’Education Nationale, DEPP, https://archives-statistiques-depp.education.gouv.fr/Default/doc/SYRACUSE/10886/le-baccalaureat-evolution-des-admis-de-1900-a-1950-resultats-detailles-pour-les-annees-1948-1949-et-?_lg=fr-FR ↩
- En 2022, 733 100 candidats et 666 800 admis. DEPP (2023), op. cit., p. 250 et s. ↩
- Le Conseil constitutionnel lui-même, on le sait, est intervenu pour préciser leur statut. Dans sa décision n° 83-165 DC du 20 janvier 1984, il a jugé que « par leur nature même, les fonctions d’enseignement et de recherche non seulement permettent mais demandent, dans l’intérêt même du service, que la libre expression et l’indépendance des personnels soient garanties par les dispositions qui leur sont applicables » et qu’« en ce qui concerne les professeurs [… ↩
- Et dans les écoles les plus prestigieuses, non seulement les étudiants ne paient pas mais ils sont rémunérés en leur qualité de futurs fonctionnaires (qu’ils ne deviennent pas toujours…) ; ce qui ne manque pas d’étonner nombre d’étudiants étrangers, habitués à faire rimer qualité et cherté. ↩
- A la rentrée 2023, les droits d’inscription dans les établissements publics d’enseignement supérieur pour la préparation de diplôme nationaux étaient, sauf cas particuliers (écoles d’ingénieurs…), les suivants : 170 € pour le premier cycle (licence), 243 € pour le deuxième cycle (master), 380 € pour le troisième cycle (doctorat). ↩
- Comme dans les pays nordiques où la gratuité s’accompagne d’un soutien très substantiel aux étudiants, qui n’ont plus ainsi à travailler ni à solliciter l’aide de leurs familles. ↩
- Dans les grandes écoles privées, notamment dans les écoles de commerce dépendant des Chambre de commerce et d’industrie, des droits de scolarité substantiels sont généralement exigés ; les étudiants qui ne peuvent être pris en charge par leur famille empruntent auprès des banques, rassurées par les perspectives de carrière qui s’ouvrent, en principe, devant eux. ↩
- En 2010-11, 446 912 étudiants sur un total de 2 349 204, en 2021-22, 768 874 sur 2 935 297. MESR, Ss-direction ses systèmes d’information et des études statistiques (SIES) (2023), Note d’information du SIES, n°11, MESR, Paris. ↩
- Cour des comptes (2018), Les Droits d’inscription dans l’enseignement supérieur public, La Documentation française, Paris.. ↩
- Par exemple, l’Ecole polytechnique a récemment mis en place un bachelor, pour la préparation duquel les droits de scolarité sont de l’ordre de 15 000 euros par an. ↩
- Par exemple, l’Institut d’Etudes politiques de Paris et l’Université de Paris-Dauphine. ↩
- Jacques Attali (présidence) (2008), Rapport de la Commission pour la libération de la croissance française, La Documentation française, p. 37. ↩
- Initiatives d’excellence (IdEx), opérations Campus, Programmes d’investissements d’avenir (PIA)… ↩
- MESR, SIES (2023), L’état de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation en France, MESR, Paris, p. 31, 32. ↩
- 35,8 % des bacheliers généraux l’ont obtenu en 3 ans, 9,3 % des bacheliers technologiques et 3,7 % des bacheliers professionnels. Ibidem, p. 5, 53. ↩
- Ibidem, p. 51.. ↩
- En 2021, le coût annuel de formation était évalué à 10 270 € pour un étudiant à l’université, à 14 760 € en STS et 16 370 € en CPGE ; mais la même année, il était estimé à 11 570 € en lycée général et technologique et à 13 220 € en lycée professionnel. Une hiérarchie des coûts qui reflète une des caractéristiques de longue date du système éducatif français, à savoir la prépondérance de l’enseignement secondaire (et en particulier du lycée, dans lequel sont organisées les CPGE et les STS). DEPP (2023), op. cit., p. 367. ↩
- MESR, SIES (2023), L’état de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation en France, op. cit., p. 4. ↩
- Mais la gratuité est assortie d’une stricte sélection à l’entrée. ↩
- MESR, SIES (2023), L’état de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation en France, op. cit. p. 14. ↩
- Cour des comptes, op.cit., p. 67, 68, 101. ↩
- Sophie Bejean, Bernard Monthubert (2005), Pour une société apprenante. Propositions pour une stratégie nationale de l’enseignement supérieur, Rapport au Président de la République, MESR, p. 178. ↩
- Voir par exemple à ce sujet : Robert Gary-Bobo, Alain Trannoy (2005), Faut-il augmenter les droits d’inscription à l’université ?, Revue française d’économie, 19(3), pp. 189-237 ; David Flacher, Hugo Harari-Kermadec, Léonard Moulin (2012), Faut-il (vraiment) augmenter les frais d’inscription à l’université ?, Revue française d’économie, 27(3), p. 145-183.. ↩
- La France a mis en place un système de prêt étudiant garanti par l’État, qui n’a que peu à voir avec les PARC ; il permet d’emprunter auprès d’une banque sans devoir lui fournir la caution d’un proche ou une preuve de revenus ; le montant des prêts demeure modeste (20 000 € au maximum en 2024) et le nombre de prêts accordés annuellement est limité. https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F986 ↩
- Yves Gaudemet (2020), Gratuité de l’enseignement supérieur ? Une invention mal venue, Commentaire n°169, pp. 139-144. ↩
- Décision n° 2019-809 QPC du 11 octobre 2019. ↩
- Cour des comptes, op. cit., p. 86 et s., p.101. ↩
- Ministère de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (MENESR) (2017), Livre blanc de l’enseignement supérieur et de la recherche 2017, MENESR, Paris, p. 150. ↩
- Olivier Beaud, François Vatin (2021), La profession universitaire : une expression malheureuse « enseignants-chercheurs », et un statut dégradé, Commentaire n°172, pp. 859-871 et n°173, pp. 141-152. ↩