Pourquoi revenir sur la vie politique dans les pays du Sahel, un sujet qui, de longue date, fait l’objet de savantes études de la part des spécialistes du domaine ? Assurément pas pour proposer à la communauté scientifique un travail de recherche qui viendrait compléter, confirmer ou infirmer leurs analyses ; beaucoup plus modestement, et parce que le sujet est devenu d’une grande actualité, pour permettre à deux simples spectateurs, l’un national, l’autre étranger, de livrer, à l’intention d’un public beaucoup plus large, le fruit de leurs observations.
D’où la forme choisie pour cet article qui bannit toute prétention érudite. L’idéal eût été de réussir à utiliser le langage de tous les jours et de donner à méditer, en proposant une sorte de conte philosophique. Mais il faut bien convenir que le sujet ne se prête que malaisément au discours familier et, surtout, que n’est pas Voltaire qui veut ! À défaut, Candide, en l’occurrence un étudiant français en droit dialogue avec un aîné, un de ses professeurs, s’exprimant de façon « plus soutenue » et se montrant moins candide qu’il n’eût été souhaitable ; ses étonnements et ses interrogations n’en font pas moins ressortir les enjeux considérables d’une question qui nous concerne tous.
L’étudiant : Je vous remercie d’avoir bien voulu me recevoir et de me consacrer une partie de votre temps, que je sais précieux.
Dans le cadre d’un partenariat avec mon université, j’effectue un semestre d’études de master en Sahélie, à l’université nationale Kankan Moussa, où je suis arrivé il y a trois mois et où je me plais beaucoup : mes camarades sont charmants, les contacts sont chaleureux et, derrière la façade d’institutions assez proches de celles que je connais en Europe, je découvre des manières de vivre, des relations sociales, des mentalités fort différentes de celles auxquelles je suis accoutumé. Et ce qui est formidable, c’est que j’accède à un univers nouveau pour moi sans « coût linguistique », parce que, en tant que francophones, nous avons la chance de partager une même langue. Si j’avais effectué ce semestre en Finlande ou au Japon, ce n’est pas en quelques mois que j’aurais pu acquérir une connaissance suffisante de la langue de mes interlocuteurs pour avoir avec eux de véritables échanges. Nous aurions dû passer, les uns et les autres, par une tierce langue, dans laquelle nous n’aurions été capables d’exprimer qu’une faible part de ce que nous savons dire quand nous le faisons dans celle qui nous est familière.
En dépit de cet atout majeuret de beaucoup de bonne volonté, bien des choses me laissent perplexe, sans doute parce que, ignorant l’histoire et les ressorts profonds de la société qui m’accueilleet victime d’européocentrisme, j’applique des schémas, des raisonnements, des critères de jugement qui, s’ils ont leur pertinence dans le pays d’où je viens, ne permettent pas de comprendre, de décrypter le monde dans lequel je suis immergé.
Le professeur : Merci de la confiance que tu m’accordes, mais, pour que cet échange soit utile, dans le temps dont nous disposons, il faudrait que tu précises un peu ce que tu attends de moi. La vie d’un pays et d’une société est complexe, comporte de multiples facettes, et nous ne pouvons évidemment pas, aujourd’hui, les aborder toutes. Dis-moi ce qui t’intrigue, quel est le point de départ de ton étonnement et de tes interrogations, s’il y en a un ?
L’étudiant : Je vous remercie de bien vouloir m’aider à y voir clair. Il y a quelques mois, des militaires ont renversé le gouvernement, qui avait les apparences de la légalité, c’est-à-dire de la conformité à la loi suprême, la Constitution, en ce sens que le chef de l’État et les membres de l’Assemblée nationale avaient été désignés à la suite d’élections réputées « sincères et transparentes ». Les organisations internationales et régionales ont condamné le coup d’État, de même que beaucoup de pays du Nord et certains pays voisins, au nom de la défense de la démocratie, et, personnellement, je considérais que c’était à juste titre. Or ce qui m’a beaucoup surpris, c’est qu’une majorité de mes camarades ne partageaient pas mon point de vue, mais se réjouissaient vivement de l’évènement, me traitant amicalement de « naïf de service ». J’ai évité de revenir avec eux sur le sujet, mais je n’ai pas compris et je ne comprends toujours pas.
Le professeur : À vrai dire, ton étonnement n’a rien d’étonnant, si j’ose dire ! Je vais essayer de t’expliquer en « contextualisant ». Les institutions démocratiques sont nées sous d’autres latitudes ; elles y sont apparues progressivement, à partir du XIXᵉ siècle, au rythme de l’évolution des mœurs et des mentalités, dans des sociétés où le niveau de vie s’élevait peu à peu et où l’instruction se diffusait. Mais, tu le sais, cela n’a pas été sans à-coups, ni sans funestes retours en arrière : pense, par exemple, en France, à la révolution de 1848, à l’instauration de la IIᵉ République, au coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte en 1851 ; plus près de nous, au XXᵉ siècle, au nazisme en Allemagne et au fascisme en Italie ; et ce ne sont assurément pas les illustrations qui manquent !
Ces institutions ont été importées, on pourrait dire plaquées,chez nous, en Afrique francophone, il y a six décennies, au lendemain des indépendances, souvent plus ou moins calquées sur celles de l’ancienne puissance administrante. Elles ne sont pas le fruit d’une évolution endogène. Dans l’Afrique précoloniale, qui comptait un nombre d’entités indépendantes beaucoup plus élevé que l’Afrique contemporaine avec ses cinquante-quatre pays, l’organisation politique présentait des analogies avec celle de l’Ancien régime en Europe ; le pouvoir appartenait à un monarque s’appuyant sur une aristocratie héréditaire, les chefs traditionnels. Dans l’Afrique coloniale, où les processus électoraux, sauf exception dans quelques communes du Sénégal, n’ont été introduits que tardivement, principalement après la seconde guerre mondiale, et timidement, il était détenu pour l’essentiel par l’Administration ; elle était localement relayée par les chefs de canton qu’elle avait investis, généralement en confirmant les prérogatives des chefs traditionnels, mais parfois aussi, en confiant celles-ci à une lignée nouvelle, si les « détenteurs historiques » se montraient indociles.
L’étudiant : Si je comprends bien, il y aurait eu irruption d’institutions nouvelles dans un milieu qui n’était pas prêt à les recevoir, notamment parce que le pouvoir y venait traditionnellement d’« en-haut », en tout état de cause, dans un milieu qui n’était pas préparé à les faire fonctionner selon les normes de leurs pays d’origine.
Le professeur : Oui, on peut présenter les choses ainsi, ce qui expliquerait sans doute que, dans les trente premières années qui ont suivi les indépendances, se soit instauré une sorte de compromis entre institutions nouvelles et tradition africaine.En temps « normal », c’est-à-dire à l’exception des périodes où les principes d’autorité l’emportaient avec la mise en place de régimes issus de coups d’Etat militaires, le décor était en tous points comparable à celui que l’on rencontrait sous d’autres latitudes : une constitution précisait l’organisation des pouvoirs publics, des élections avaient lieu périodiquement pour désigner le Président de la République et les membres des assemblées…, mais derrière celui-ci, le jeu des acteurs se différenciait fortement de celui observé dans les démocraties occidentales, en ce sens que, sauf exception, il n’y avait pas de pluralisme politique, pas de lutte entre les partis pour conquérir le pouvoir ; on vivait en régime de parti unique, de sorte que, comme dans les régimes de type soviétique d’antan,la distinction entre l’Etat et le Parti pouvait s’avérer malaisée…
L’étudiant : Je sais que, dans les années 1990, sous la pression des opinions nationales et des bailleurs de fonds, les régimes à parti unique ont fait long feu et que le pluralisme politique s’est imposé, ce qui a ouvert la voie à des alternances au pouvoir, c’est-à-dire à la démocratie au sens où on l’entend généralement en Europe occidentale. À en juger par les réactions observées trente ans plus tard et par l’accueil réservé à la mise en veilleuse des dispositifs constitutionnels, le nouveau cours de la vie politique semble avoir beaucoup déçu. Pourquoi ?
Le professeur : Difficile de te répondre en quelques mots, car tu me demandes d’évoquer en termes simples des questions complexes, à propos desquelles j’ai parfois moi-même du mal à y voir clair. Je vais essayer cependant, en revenant sur les différentes étapes de la vie politique : création et fonctionnement des partis politiques, processus électoral,constitution et fonctionnement des gouvernements.
Un mot d’abord des partis politiques, puisque ce sont eux qui, selon l’expression consacrée, « concourent à l’expression des suffrages ». Les partis ne sont pas constitués, comme dans la plupart des pays occidentaux, sur un fondement plus ou moins idéologique ou, comme ce fut longtemps le cas en Europe, pour défendre les intérêts d’une classe sociale, la classe ouvrière par exemple ; ils le sont généralement sur des bases « régionales » et/ou sociolinguistiques, fréquemment à l’initiative d’un individu ; pour cette raison, leurs programmes sont malaisément identifiables et, en tout cas, faiblement différenciés. L’État demeurant le principal employeur et jouant un rôle majeur dans la répartition des richesses, qu’elles soient nationales ou proviennent de l’aide internationale, les attentes des membres et sympathisants portent beaucoup plus sur l’obtention d’avantages personnels que sur des questions intéressant la société dans son ensemble. En d’autres termes, les partis sont perçus par une majorité de citoyens comme des machines à conquérir le pouvoir afin d’accéder aux positions et bénéfices dont il détient la clé : postes et emplois, marchés publics, …
L’étudiant : Je suppose que cette conception des partis explique pour une bonne part l’âpreté du combat politique et la tentation des gouvernants en place de se pérenniser dans leurs fonctions, quitte à « aménager » les constitutions, car ce ne sont pas seulement leurs intérêts propres qui sont en cause, mais aussi ceux des membres et sympathisants de leurs partis ainsi que de leurs dépendants. Sans doute retentit-elle aussi sur le déroulement du processus électoral.
Le professeur : Oui, tu vois bien les choses. Cela dit, il faut admettre que, dans tous les pays, derrière les proclamations en faveur du bonheur de tousse cachent beaucoup d’ambitions et d’intérêts individuels, mais ce qui n’est pas discutable, c’est que les enjeux personnels sont nettement plus importants chez nous : peut-être parce que si les règles présidant à l’attribution des emplois et des marchés publics sont assez comparables d’un pays à l’autre, elles ne sont pas appliquées partout avec la même rigueur ; Pour ce qui est des nominations aux emplois publics, en Europe occidentale, du fait du règne des concours et des conditions requises pour accéder à telle ou telle fonction, la faveur politique ne joue guère que pour quelques postes de très haute responsabilité ; le gros de l’Administration n’est pas affecté par les alternances politiques, ce qui permet d’assurer la pérennité de l’action publique. Dans nos pays, il en va différemment, sinon en principe, du moins en pratique : selon que tel parti ou telle coalition de partis accède au pouvoir, les perspectives professionnelles et matérielles varient considérablement pour de nombreux individus ; ainsi, la faveur politique peut concerner toute la hiérarchie administrative, de haut en bas.
L’étudiant : Dans ces conditions, je comprends que les élections deviennent un enjeu majeur et que les passions se déchaînent, car les espoirs de nombreux individus dépendent de leur issue. Comment se déroule le processus électoral ?1
Le professeur : Il y aurait évidemment beaucoup à dire à ce sujet. Il y a les normes officielles, en gros transposition des exigences en vigueur dans les pays du Nord qui, plaçant la barre haut, ne sont pas toutes faciles à respecter, et les « normes pratiques2 », les « tolérances », qui tiennent compte du contexte, par exemple des kilomètres qu’il faut parcourir pour faire établir une carte d’électeur ou se rendre à un bureau de vote, sur lesquelles tous les partis s’accordent, au moins implicitement : votes multiples, alors que selon la loi une personne ne peut être détentrice que d’une seule procuration ; vote sans carte d’électeur, sur présentation d’un livret de famille sans photographie… Tous aménagements qui se comprennent aisément, mais peuvent ouvrir la porte à un certain nombre de fraudes.
Cela étant, je pense que c’est le rôle de l’argent dans le processus électoral qui doit surtout retenir l’attention : car il en circule beaucoup au moment des élections, pour le plus grand bonheur des multiples intermédiaires. Il y a l’argent nécessaire à l’organisation des élections, qui provient de l’État et parfois, via l’État, des partenaires au développement, et il y a celui que doivent mobiliser les candidats. Lorsque ces derniers se déplacent auprès des populations, au village, il leur faut, pour être jugés « crédibles », justifier d’une certaine surface sociale et financière, témoignant de leur aptitude, une fois élus, à apporter leur soutien aux électeurs qui les solliciteraient ; la première façon de la montrer est de faire de leur venue une sorte de moment de fête, largement « arrosé », et peut-être aussi, à cette occasion, de distribuer quelques « bleus » (billets de 5000 francs) à la ronde. Mais, dans un contexte de pauvreté et de faible niveau d’instruction, il est également possible d’« acheter » des voix, par exemple en invitant des électeurs à remettre une procuration à qui de droit, contre rétribution. Ce que beaucoup feront sans mauvaise conscience, au motif que ceux qui seront élus bénéficieront de pas mal d’avantages et qu’il n’est que justice qu’ils en redistribuent un peu, par anticipation, à ceux qui leur auront permis de les obtenir. Tout cela coûtant cher et excédant souvent les possibilités des candidats et des partis qui les soutiennent, ceux-ci doivent se tourner vers des bailleurs, souvent en la personne de grands commerçants à la limite du secteur informel, qui ne manqueront évidemment pas, le moment venu, de se rappeler au bon souvenir des heureux élus.
L’étudiant : La description que vous faites du processus électoral, en m’invitant à mieux faire la distinction entre la forme et le fond, entre le contenant et le contenu, met à mal mes naïves certitudes et me fait prendre conscience du danger, pour ne pas dire du ridicule, qu’il y a à jouer les donneurs de leçons « ès pratiques démocratiques », à distribuer la louange ou le blâme, sans être capable d’aller au-delà des apparences. Et je suppose que les conditions dans lesquelles une majorité de gouvernement sort ainsi des urnes ne sont pas sans conséquence sur le fonctionnement de l’État3.
Le professeur : Tu vois juste en effet, pour plusieurs raisons.Une fois au pouvoir, les vainqueurs et leurs soutiens chercheront à récupérer, d’une façon ou d’une autre, les sommes dépensées lors du processus électoral, ce qui contribue à alimenter la corruption sous ses diverses formes : détournement de fonds, surfacturation, attribution de marchés au mépris des intérêts de l’État et des collectivités publiques, … Et ce pouvoir, conquis de haute lutte, le parti majoritaire et ses alliés s’emploieront à l’exercer dans sa plénitude et à ne pas le perdre ; ils s’efforceront d’en concentrer tous les leviers, au gouvernement, au parlement, dans l’administration publique, voire dans les cours de justice, en plaçant des hommes à eux aux endroits stratégiques, mais aussi, puisqu’il faut bien récompenser les fidèles, jusqu’aux plus modestes échelons, évidemment sans accorder plus d’importance qu’il n’en faut à leurs yeux aux considérations de compétence et de mérite. De sorte que l’on se retrouve, pour un temps plus ou moins long, dans une situation qui n’est pas sans rappeler celle qui prévalait sous l’ancien régime des partis uniques.
L’étudiant : N’y a-t-il pas cependant une différence majeure avec l’ancien régime, en ce sens que le système n’est pas bloqué institutionnellement, que des retournements peuvent intervenir, qu’en dépit de la prime aux équipes en place, de nouvelles majorités peuvent sortir des urnes, du moins si elles ne sont pas bourrées et si les élections ne sont pas truquées ?
Le professeur : Oui, c’est en effet possible, des exemples récents le prouvent. Mais il ne faudrait pas pécher par excès d’optimisme. Comme tu l’observes, ce n’est réalisable que si les élections se déroulent, disons, « sans biais ». De plus, et parce qu’il y a loin des belles intentions aux réalités de gouvernement, il est à craindre que le nouveau parti ou la nouvelle coalition au pouvoir n’adopte assez vite les mêmes comportements que ses prédécesseurs. Car ce que ne voient pas, ou plutôt ne veulent pas voir, les beaux esprits du Nord,c’est que ces comportements ne tombent pas du ciel, ne sont pas le fait d’hommes sans foi ni loi, mais ont des racines profondes dans notre état économique et social : nous vivons, je le répète, dans des sociétés où le revenu par habitant reste faible, où l’analphabétisme frappe une partie importante de la populations, où, en l’absence d’Etat-providence à l’occidentale, les liens familiaux et de solidarité constituent le parapluie qui aide à faire face aux difficultés, évite de sombrer dans l’indigence. D’où un clientélisme dont, de l’Antiquité romaine à nos jours, on trouverait d’innombrables exemples dans l’histoire : le puissant doit aider le faible, et particulièrement les membres de la famille entendue en un sens si large qu’il n’est pas toujours aisé d’en discerner les limites… S’il se dérobe à ce qui constitue aux yeux de tous un devoir, il sera stigmatisé, rejeté par les siens, deviendra pour eux un motif de honte. Autant qu’aux anciens maîtres, ces impératifs sociaux et moraux s’imposeront aux nouveaux, et l’on peut craindre, des exemples récents en attestent, que les mêmes causes ne produisent les mêmes effets ; ils devront répondre à de nombreuses attentes, ce qu’ils s’appliqueront à faire sans tarder, car le vent peut vite tourner, en dépit des dispositions prises pour l’éviter.
L’étudiant : Vous semblez considérer que les « cordes de rappel économiques et sociales » limitent fortement les marges de manœuvre des gouvernants, et craindre qu’à un État-parti en succède un autre, aux caractéristiques assez voisines. Mais si le nouveau pouvoir procède comme l’ancien et place, du jour au lendemain, ses hommes à tous les échelons de l’administration, n’y a-t-il pas un risque pour la continuité du service public ?
Le professeur : Tu mets le doigt sur un principe capital, celui de la continuité, mais aussi de l’impartialité de l’État. Ce principe est menacé de plusieurs façons : par l’alternance au pouvoir de partis ou coalitions de partis, tu viens de le dire, mais aussi fondamentalement par le système même de l’État-parti, qui ne peut que compromettre l’autorité de l’État, le respect que tout citoyen lui doit. Ce système conduit en effet un parti à « mettre la main » sur celui-ci, à effectuer les nominations d’agents publics en fonction d’affiliations partisanes, indépendamment, je le répète, de critères de compétence et de mérite. À court terme, il s’ensuit bien sûr de regrettables conséquences pour la neutralité de l’action administrative et la qualité des services rendus à la population. À plus long terme, les effets ne sont pas moins dévastateurs : Le signal envoyé à la jeunesse, au risque de la désespérer, est que ce qui « paie », ce ne sont pas les efforts déployés pour acquérir connaissances et aptitudes, en vue de les mettre au service du bien public, mais l’entregent, la capacité à nouer des relations, la servilité envers les puissants. Et le problème posé, pour l’avenir, est bel et bien celui de la sélection de nos élites administratives ; à cet égard, le système d’État-parti n’incite guère à l’optimisme : au XXIᵉ siècle, comment une société pourrait-elle progresser si ce ne sont pas les meilleurs qui sont aux manettes ?
L’étudiant : Si je comprends bien, on a transposé des institutions politiques, en espérant, naïvement, qu’elles fonctionneraient de la même façon que dans le milieu où elles ont vu le jour, c’est-à-dire en considérant, dans un bel élan d’universalisme, que l’homo politicus a le même comportement sous toutes les latitudes, indépendamment des spécificités de chaque culture. On aurait ainsi fait le lit de l’État-parti, d’un système prébendaire et clientéliste, dont les dirigeants, quels qu’ils soient d’ailleurs, seraient finalement autant les prisonniers que les acteurs.
Le professeur : On peut sans doute résumer les choses comme tu le fais, de façon un peu abrupte. Ce qui est sûr, c’est qu’une large part de la population, notamment de la jeunesse,rejette un système dont elle considère qu’il est le fruit de la démocratie à l’occidentale, et qu’elle associe donc celle-ci aux maux dont elle souffre : carence des services publics en matière d’éducation, de santé, de sécurité, … ; chômage ; corruption. Et le discrédit qui frappe les institutions n’épargne pas les pays et organisations qui persistent à s’en faire les défenseurs !
L’étudiant : Le refus de la démocratie conduirait, par contrecoup, à valoriser les principes d’autorité qui, au demeurant et comme vous l’avez observé, ne sont pas étrangers à la tradition africaine ; d’où l’accueil réservé aux régimes fondés sur ces principes, dont on espère qu’ils sauront restaurer l’État, le mettre à l’abri des appétits partisans ; d’où également la nostalgie du chef charismatique, qui porterait le flambeau de cette restauration et dont le modèle, en Afrique sahélienne, reste Thomas Sankara. Je comprends maintenant l’attitude de mes camarades qui, comme je vous le disais au début de cet entretien, me traitaient de naïf.
Le professeur : J’ai essayé de t’expliquer, à la suite de quel cheminement, les enfants de ceux qui ont rejeté, dans la décennie 1990, des régimes autoritaires mais sauvegardant les formes de la démocratie, en viennent à plébisciter des gouvernements autoproclamés qui, eux, en font fi. Ce qui ne veut évidemment pas dire qu’à titre personnel, je me satisfasse de la situation actuelle, ni, a fortiori, que je me fasse le chantre des « régimes du sabre » dont, soit dit en passant, l’Afrique sahélienne est très loin d’avoir le monopole.
En tout état de cause, il y a sans doute quelques leçons à tirer de ce cheminement. D’abord, c’est qu’il faut se défier des transpositions d’institutions dans des sociétés et contextes différents de ceux où elles sont nées ; dans la vie politique comme en bien d’autres domaines, les effets pervers ne sont pas loin. Ensuite, il faut bien admettre que la démocratie constitue un idéal dont, dans l’histoire, on ne s’est approché qu’à de rares moments :
– dans son berceau, l’Athènes antique, elle ne concernait qu’une étroite minorité de la population, les citoyens, à l’exclusion des étrangers, des métèques et des esclaves ;
– Dans l’Europe contemporaine, elle n’a fonctionné que quand les conditions économiques et sociales étaient réunies ; pour ne citer qu’un exemple, comment ne pas mettre en parallèle, dans l’Allemagne du début des années 1930, la disparition de la République de Weimar avec la montée du chômage et de la misère ?
Peut-être es-tu déçu que je ne sois pas en mesure de clore cet entretien sur une note positive, en traçant l’esquisse d’une« voie africaine vers la démocratie ». Une entreprise assurément au-dessus de mes capacités ! Mais je reste optimiste, car ce dont je suis convaincu, c’est que cette voie émergera, tôt ou tard : deux générations depuis les indépendances, c’est peu au regard de longue durée qui est celle de la vie des sociétés. Laissons du temps au temps !
Boubacar Baïdari
Professeur à l’Université Abdou Moumouni de Niamey (Niger)
Daniel Gouadain
Professeur des universités (françaises) honoraire
- Jean-Pierre Olivier de Sardan (direction), Elections au village. Une ethnographie de la culture électorale au Niger, Paris, Editions Karthala, 2015. ↩
- Jean-Pierre Olivier de Sardan, « Développement, modes de gouvernance et normes pratiques (une approche socio-anthropologique) », Canadian Journal of Development Studies/ Revue canadienne d’études du développement, 2010, 31 :1-2, pp. 5-20. ↩
- Jean-Pierre Olivier de Sardan, « État, bureaucratie et gouvernance en Afrique de l’Ouest francophone. Un diagnostic empirique, une perspective historique », Politique africaine, n° 96, 2004/4, pp. 139-162. ↩