François-Xavier Roucaut analyse, pour la Revue Politique et Parlementaire, les nouvelles dimensions de l’espace politique français. Nous publions aujourd’hui la deuxième partie « L’avènement de l’Etat libéral ».
« Grâce à la liberté des communications des groupes d’hommes de même nature pourront se réunir et fonder des communautés. Les nations seront dépassées. »
Nietzsche. La volonté de puissance. A. 1883 (XIII, § 883).
« Eudémonisme, hédonisme, utilitarisme : signes de la servitude, comme toutes les morales de la prudence ».
Nietzsche. La volonté de puissance. A. 1883 (XIII, § 359, alinéas 3-5)
Sur cet espace politique de l’État-nation français, s’est superposé au fil du temps, l’effaçant insidieusement, tel un palimpseste, l’espace politique de l’État libéral. Cet État libéral est lui le fruit de l’évolution du libéralisme nord-américain. Il se voit comme étant la forme accomplie et finale de la gouvernance, un modèle technocratique et post-politique, celui de la « Fin de l’Histoire » et de la mondialisation. Comme l’État socialiste en son temps, l’État libéral se conçoit donc comme une téléologie, une finalité dans la marche inexorable du progrès. Il est de surcroît éminemment moderne, puisqu’il est de fait, selon les mots de Nietzsche de la première citation en introduction, la forme politique de l’alliance de la « communication » et des « communautés ». Et il défend d’ailleurs que « les nations seront dépassées », assimilant l’État-nation à une forme archaïque et obsolète de l’organisation.
Cet État libéral ne s’inscrit pas dans les mêmes coordonnées géométriques de l’espace politique que l’État-nation. La vaste abscisse de ce dernier, l’axe de la production, se contracte, puisque l’inégalité économique est assumée par l’État libéral ; point ici de clivage droite/gauche, égalitaire/hiérarchique, puisque l’État libéral est ouvertement productif et compétitif. La dialectique se joue en revanche sur une ordonnée orthogonale, l’axe sociétal.
À l’économie de la production se substitue en effet celle de la reconnaissance.
La tradition française est située à droite sur cet axe sociétal : si les citoyens naissent libres et égaux en droits, la méritocratie établit une hiérarchie, une forte culture du statut. De fait, la réussite en France n’assure pas la fortune, mais elle offre en revanche une position, un pouvoir social, qui constitue une sorte d’avantage en nature, qui vient compenser des prestations salariales souvent en décalage avec le degré de compétence. L’élite française se paye donc bien souvent en pouvoir, parfois même en abus de pouvoir, à défaut de l’être en argent (chose qui est d’ailleurs en train de changer, justement sous l’influence des mouvements sociaux nord-américains). Le libéralisme nord-américain est pour sa part, et ce par essence, situé à gauche sur cet axe sociétal. Il a aboli sur son sol les hiérarchies des vieilles nations européennes, afin d’instaurer l’égalité statutaire. Les relations interpersonnelles ne sont alors régies que de manière contractuelle, explicite, sans tolérer aucun lien de domination ou de subordination implicite. La droite libérale, les libertariens, sont donc du côté du pôle égalitaire sur cet axe sociétal mais ils défendent avec passion le laisser-faire et l’absence de l’immiscion de l’État dans la sociologie. La gauche libérale, les liberals, va en revanche plus loin, en ne prônant pas seulement l’égalité en droit, mais l’égalité concrète ; elle se trouve donc à être fortement étatiste et interventionniste sur cette dimension sociétale, plus qu’elle ne le sera sur l’axe productif. Le wokisme en constitue enfin l’extrême gauche, et prône lui l’égalitarisme sociétal. Ces derniers reprennent d’ailleurs à l’identique le rationnel et le narratif utilisés naguère par leurs aînés socialistes au sujet des injustices économiques, en les calquant sur l’économie de la reconnaissance. Ces deux axes orthogonaux, le productif et le sociétal, sont ainsi à front renversé entre l’État-nation français et l’État libéral nord-américain. Le premier était plutôt à gauche sur le plan productif et à droite sur le plan sociétal, à l’exact inverse du second, qui prône la compétition sur le plan productif et l’égalité sur le plan sociétal.
L’avènement de l’État libéral vient aussi chambouler ces autres paramètres qui avaient été fixés par la tradition au sein de l’espace républicain français.
L’État libéral promeut en effet le fédéralisme et dénonce le souverainisme, qu’il associe à un anachronisme, qui tend au mieux vers le protectionnisme, source de contraintes et de freins économiques, et au pire vers le nationalisme, source d’oppression des minorités et de conflits armés. Sur la dimension de l’entropie de la société, le degré de liberté accordée à l’individu, il est au plus haut de l’échelle, posant la liberté individuelle comme un absolu (dans les limites de la loi), constituant ainsi la société des individus. Il promeut également par extension la liberté des « groupes d’hommes de même nature », autrement dit des « communautés », générant ainsi la société communautariste et multiculturelle. L’État libéral a trouvé bien évidemment son ennemi naturel dans la communauté nationale organique, l’État illibéral, mais il ne s’attaque pas moins à l’universalisme républicain de l’État-nation français, qu’il accuse tout autant d’être autoritaire, conflictuel, et attentatoire aux droits sacrés de l’individu et des communautés.
En revanche, il rejoint l’État-nation français dans la place hégémonique accordée à l’État. Car cet État libéral, dans sa version dominante de gauche, celle des liberals (et non dans celle des libertariens) est le comptable de l’épanouissement, de la sécurité, et du bonheur de ses individus-citoyens, tout autant qu’il porte la vision progressiste de la société inclusive, diverse et équitable. Ses missions d’administrer l’égalitarisme sociétal, d’apaiser en permanence les tensions générées par la société multiculturelle, et de garantir la sécurité et le bien-être des individus, rendent en effet nécessaire la présence d’un État puissant et omniprésent.
Cet État libéral tend par conséquent à être fortement moral et injonctif, voire autoritaire et écrasant, puisqu’il se pose comme le gardien intransigeant et rationnel du bien et du progrès.
En somme, les termes de Nietzsche de la seconde citation de l’introduction, « Eudémonisme, hédonisme, utilitarisme » (autrement dit quête du bonheur/épanouissement individuel, sécurité/ludisme et productivité/consommation), constituent la profession de foi de cet État libéral. Et celui-ci s’emploie justement à entretenir le citoyen dans sa « servitude », sous le joug de ces « morales de la prudence »…
François-Xavier Roucaut
Psychiatre
Professeur adjoint de clinique à l’université de Montréal