Score inédit pour le Rassemblement national à l’issue des élections législatives : 89 députés. Véritable séisme politique même qui contraint certains responsables politiques à revoir leur conception de l’artificiel « cordon sanitaire » maintenant que ce parti jugé infréquentable a acquis le statut de premier parti d’opposition au sein de l’Assemblée nationale. Cette victoire, conjuguée aux résultats en progrès de Marine Le Pen lors de l’élection présidentielle, pourrait laisser penser que le RN est sur la bonne voie et qu’il doit poursuivre sur la même ligne. Erreur. Le RN n’échappe pas à la règle : il doit lui aussi disparaître.
Exalté par une victoire véritablement historique, le bureau politique du RN ne sera pas prêt à entendre que le parti doit disparaître. Et pourtant. Sans disparition, pas de refondation, et sans refondation, pas d’acquisition du pouvoir suprême. Rappelons-nous que la victoire de Jean-Pierre Stirbois à Dreux en 1983 avait également été un coup de tonnerre ; tout comme celle de Jean-Marie Le Pen lors des législatives de 1986. A quoi ont-elles conduit si ce n’est à de nouveaux désenchantements ? Certains diraient : On ne fait pas grand-chose avec 35 députés à l’Assemblée nationale… Certes. En fait-on davantage avec 89 (sur 577), surtout quand l’immense majorité de la représentation nationale vous est hostile et rend toute alliance impossible ? Comment fait-on voter ses textes ? Comment fait-on progresser ses idées et leur offre-t-on un fondement politique et juridique ? Certes, le plafond de verre a été fissuré, mais il est loin d’avoir cédé, et la crise d’hystérie médiatico-politique qui a saisi la France (et même une partie de l’Europe) entre les deux tours de l’élection présidentielle en a été la parfaite illustration.
Conclusion : l’heure est venue pour le RN d’entamer la dernière phase de son entreprise de dédiabolisation, et probablement la plus difficile.
Pourquoi difficile ? Pour deux raisons. La première : il s’agit d’opérer une transformation en profondeur, c’est-à-dire une coupure épistémologique radicale avec les fondements idéologiques du RN, ce qui n’est jamais simple car cela ressemble à un reniement, ou à un effacement. La seconde : la base, les militants, les électeurs, ne verront pour la plupart d’entre eux aucune nécessité à un telle opération de restructuration idéologique, sachant que les mesures programmatiques n’en seront pour ainsi dire pas changées. Ils jugeront les nouveaux arguments, les nouveaux éléments de langage et les nouvelles postures artificiels, voire inutiles, car leur vote n’est jamais déterminé en fonction de l’héritage idéologique du parti. D’ailleurs, qui se souvient de ce qu’ont représenté Occident et Ordre Nouveau au moment de la création du Front National ? Ou l’UDCA, acronyme représentatif du mouvement poujadiste dont Jean-Marie Le Pen a été un des députés en 1956 ? Qui connaît les racines idéologiques du GRECE et du Club de l’Horloge, ainsi que leur influence sur le corpus programmatique du parti à la flamme ? Ou le ralliement ponctuel mais notable de la secte sud-coréenne Moon ? A cela, on se doit de rajouter les accusations sempiternelles de pétainisme, d’antisémitisme et de torture durant la guerre d’Algérie liée à la consanguinité du parti avec l’OAS, autant de fondements qui alimentent les procès en racisme et justifient aux yeux des journalistes « main stream » le qualificatif « extrême droite ».
Certes, se disent les militants et les sympathisants, mais tout ça, c’est de l’histoire ancienne. Le RN d’aujourd’hui n’est plus celui d’hier, pensent-ils. Marine Le Pen a condamné les propos de son père, jusqu’au fameux « détail », à de nombreuses reprises, elle a même exclu celui-ci du parti ; elle a purgé le RN des figures sulfureuses, et elle a même fait la chasse aux partisans du courant national-conservateur tendance catho-tradi incarné par sa nièce, Marion Maréchal. La dédiabolisation est terminée, croient-ils, et le RN est désormais aux portes du pouvoir. Ils se leurrent ! L’axe « Maurras-Pétain, OAS, Nouvelle droite » pèse encore lourdement sur l’héritage du RN.
Se couper de cet héritage ne peut se faire au fil de l’eau, en laissant agir le temps. Il faut une transformation totale, ce qui suppose d’acter la mort politique du RN. La flamme tricolore doit ainsi s’éteindre. Marine Le Pen ne pouvait pas le faire elle-même, mais, en confiant les rênes du parti à Jordan Bardella, elle a posé la première pierre d’une telle refondation.
Le parti national-populiste a ainsi pour tâche de se transformer, dans l’année qui vient, en parti souverainiste et populaire.
Son unique obsession doit être de travailler au corps le qualificatif d’extrême droite pour le fragiliser, pour ôter à la vipère anti-fasciste son venin. Cela suppose de poser une autocritique argumentée de tout ce qui est actuellement considéré comme l’héritage idéologico-politique du RN, afin d’être à même de présenter des bases entièrement neuves et saines, et de couper ainsi tout lien historique avec les fondements sulfureux du FN. Car ceux-ci ont beau avoir été critiqués, écartés, oubliés, ils sont exhumés à chaque élection sans que les nouveaux acteurs et les militants comprennent bien pourquoi ils sont régulièrement soupçonnés par les médias d’entretenir des relations coupables avec ce « passé qui ne passe pas » et qui n’a rien à voir avec leur histoire personnelle ou leur engagement intellectuel. Pour le dire autrement : Eric Zemmour a démontré, à ses dépens, que réconcilier Pétain et De Gaulle était, aujourd’hui encore, impossible. Effacer le cordon sanitaire est impossible, car les tenants de la morale politique ont besoin de cordons sanitaires pour parvenir à se situer idéologiquement.
Le RN, contrairement à ce que croyait Marine Le Pen, ne parvient pas à se glisser sous le cordon ; l’histoire récente le montre ; elle est régulièrement jetée dehors.
L’unique moyen de parvenir à se glisser à l’intérieur du cercle de la raison consiste donc à abandonner le FN/RN au diable politique, et à construire un autre parti politique du bon côté de la barrière. En clair, renoncer à l’identité au profit de la culture et de la civilisation, renoncer au nationalisme au profit de la souveraineté, théoriser un illibéralisme bon teint, acceptable par les classes moyennes et la petite bourgeoisie entrepreneuriale, et enfin sectionner toute racine historique sulfureuse afin qu’on ne puisse plus suspecter les fruits d’avoir été contaminés. De l’artifice qui ne trompera personne, diront certains ? Non, de la stratégie destinée à neutraliser l’adversaire !
Frédéric Saint-Clair
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