François-Xavier Roucaut analyse, pour la Revue Politique et Parlementaire, les nouvelles dimensions de l’espace politique français. Nous publions aujourd’hui la première partie “L’abandon de la tradition”.
« Ce qui est le plus attaqué de nos jours, c’est l’instinct et la volonté de persister dans la tradition : toutes les institutions qui tirent leur origine de cet instinct répugnent au goût moderne… Au fond, on ne pense et on ne travaille qu’à déraciner ce sens de la tradition. On envisage la tradition comme une fatalité ; on l’étudie, on la constate (sous une forme d’ « hérédité »), mais on ne la veut pas. Une volonté tendue à travers les siècles, une sélection d’états et de valeurs qui permettent de disposer de la suite des siècles à venir – tout cela est éminemment antimoderne. D’où il résulte que ce sont les principes de désorganisation qui donnent à notre époque son caractère. »
La volonté de puissance, XI, 1887-III (xv, § 65).
L’espace politique français a changé de dimensions, au sens géométrique du terme. Héritage du clivage révolutionnaire, la sphère politique était auparavant coupée telle une orange en deux moitiés, porteuses chacune d’une vision antagoniste de la société. La moitié gauche, constituait le pôle égalitaire, voire égalitariste. Alors que la moitié droite constituait le pôle de la hiérarchie et de la compétition sociale. Cette dialectique égalité/hiérarchie qui a structuré l’espace politique à travers l’âge moderne, se développait ces dernières décennies sur une seule abscisse, celle de la production ; avec au point d’origine, le centre, celui-ci constituant une zone de transition entre ces deux grands pôles : la gauche et la droite.
La gauche prônait la redistribution de la richesse, mais aussi, et surtout, la diminution et le partage du temps de travail, cherchant à instaurer l’utopie marxiste du « royaume de la liberté ». La droite prônait à l’inverse « le travailler plus pour gagner plus », la réussite personnelle, la productivité. Toutes les autres thématiques s’articulaient autour de cette bipolarité du rapport à la production. La gauche était optimiste, progressiste, tournée vers l’avenir des lendemains qui chantent égalitaires et délivrés du labeur. La droite était à l’inverse fataliste, enracinée dans un passé patiné et magnifié par l’Histoire, mais habitée par un désir de croissance et d’expansion. La gauche était du côté des rebelles, de ceux qui s’attaquent aux privilèges et à l’iniquité de l’ordre établi. La droite était à l’inverse du côté de l’autorité, de ceux qui protègent le pays du désordre, mais aussi du côté de ceux qui le font croître. Chaque camp avait ses élites, qui incarnaient avec plus ou moins de sincérité les codes de leur sphère idéologique. Et chaque camp avait sa masse : la gauche avait ses travailleurs, la droite avait ses Français. Le centre lui souffrait amèrement de se retrouver au point 0 de cette abscisse. Il se retrouvait en effet dans l’œil du cyclone des passions politiques françaises, sans aucun souffle pour le porter, si ce n’est la brise tiède d’un timide humanisme, doublé d’un insipide pragmatisme. Il ne bénéficiait ni des vents du Sud, doux et élevant, de l’élation égalitaire, ni des vents du Nord, frais et vivifiants, de la fougue bonapartiste.
Si l’antagonisme entre ces deux sphères se concentrait sur l’axe de la productivité, c’est parce que les autres dimensions de l’espace politique avaient trouvé un point d’équilibre, un consensus partagé par ces forces ennemies, définissant ainsi un « espace républicain » commun.
La hiérarchie sociale, cet aristocratisme consubstantiel à l’histoire de France, était assumée, au nom de la méritocratie. L’aristocratisme a en effet traversé les âges et les révolutions, imprégnant, mutatis mutandis (de l’aristocratie de la particule à celle de l’excellence républicaine), depuis toujours la société française, et perpétuant sa culture de l’excellence, tout autant que son culte des statuts. Et ce même à gauche ; seule l’extrême gauche prônait sincèrement le nivellement de la « camaraderie ». La France était ensuite farouchement souverainiste. Elle se voyait comme une exception culturelle, un phare dans l’océan de l’obscurantisme. Elle s’évertuait à conserver une armée forte, une dissuasion nucléaire, un siège au conseil de sécurité de l’ONU, et se gonflait tel un crapaud pour masquer sa puissance déclinante et continuer à faire l’Histoire, à rebours d’un monde qui entrait dans l’illusion de la paix perpétuelle. Qui plus est, les Français étaient en général perçus à l’étranger comme étant arrogants et nombrilistes. Ils se voyaient en effet comme les héritiers d’une nation élue par la providence, les représentants d’une culture unique qui laissait son empreinte sur le monde.
La France était par ailleurs parvenue à déterminer son degré idéal d’entropie sociétale, à définir sa propre version de la démocratie libérale. Ce libéralisme français offrait un fort individualisme, parfois rebelle, acerbe ou égotique ; mais celui-ci restait enchâssé dans un sincère grégarisme, incarnant la dernière valeur du triptyque républicain, la fraternité.
Ce libéralisme français n’était aucunement libéral au sens anglo-saxon : il exigeait que toutes les particularités, régionales, religieuses, ethniques, prêtent allégeance et s’effacent devant le sentiment national et l’appartenance à la République.
Il pouvait être donc écrasant, impérieux, centralisateur. Le républicanisme français était par ailleurs sacralisé, et empruntait fortement au symbolique et au religieux, avec sa déesse tutélaire (Marianne), ses attributs de puissance (le faisceau de licteur), et sa table de la loi (la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen). Il avait son espace sacré, la laïcité, et même ses zélotes (les « laïcards »). Enfin, l’espace républicain perpétuait un héritage étatiste, lui aussi séculaire. La gauche avait par essence besoin de cet Etat fort pour mettre en œuvre son administration de l’économie, la droite le vantait elle pour assouvir ses pulsions colbertistes. Cet étatisme avait dans tous les cas (et ce même à droite) un tropisme égalitaire, et imposait, lorsque ce n’était pas la redistribution, tout du moins une collectivisation des ressources.
En somme, la France était le parangon de l’état-nation, à la fois obsessionnellement étatique et passionnément nationale.
Et le champ délibératif de l’espace républicain se résumait à une abscisse de la production, puisque tous les autres paramètres (hiérarchie sociale, souverainisme, libéralisme et étatisme) avaient été fixés par la « tradition ». Une tradition qui était appelée à se transmettre, à se perpétuer, nonobstant les nécessaires concessions faites à la modernité. Pourtant, symptôme du déclin de la Nation et de sa « désorganisation » pour certains, ou progrès inéluctable de la société française vers plus d’efficacité et de démocratie pour d’autres, l’Etat-nation français a abandonné peu à peu sa culture politique, pour adopter celle, venue d’outre-Atlantique, de l’Etat libéral nord-américain.
François-Xavier Roucaut
Psychiatre
Professeur adjoint de clinique à l’université de Montréal