Depuis le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, le positionnement des Etats du continent africain qui consiste grosso modo à respecter les principes de non-alignement et de neutralité continue de susciter de nombreux débats. En effet, le vote africain à l’Assemblée générale des Nations Unies comme au Conseil des droits de l’homme, relativement à la crise russo-ukrainienne en cours a parfois été interprété comme un soutien implicite à la Russie, voire à la politique de son président Vladimir Poutine.
Le président ukrainien Volodymyr Zelensky, qui s’est entretenu le 11 avril dernier avec son homologue sénégalais Macky Sall (qui est également président en exercice de l’Union africaine), cherche visiblement à contrer cette influence supposée de la Russie en Afrique. Effectivement, il ressort de cet entretien que le président ukrainien a dit vouloir « faire une communication à l’Union africaine ». Cette demande sera d’ailleurs réitérée le 28 avril dernier par le ministre ukrainien des Affaires étrangères, Dmytro Kuleba, auprès du président de la Commission de l’Union africaine, Moussa Faki. Au-delà des chefs d’Etat et de gouvernement à qui le président ukrainien voudrait s’adresser, dans le cadre de l’Union africaine, c’est possiblement aux populations africaines, qui comptent parmi elles de nombreux poutinophiles (voire des poutinolâtres !), que le président Volodymyr Zelensky souhaiterait faire entendre la cause de son pays. Et c’est en connaissance de cause que le président sénégalais Macky Sall a annoncé, le 23 mai dernier, qu’il effectuera prochainement une visite en Ukraine et en Russie. Il sied de souligner que le projet d’une telle visite, au nom de l’Union africaine, témoigne clairement de la volonté des Etats africains de ne pas choisir de camp dans ce conflit entre deux nations sœurs. L’Afrique voudrait plutôt proposer ses bons offices en vue d’une solution diplomatique à cette crise dont les conséquences dépassent déjà largement les frontières des deux Etats concernés.
S’il est toutefois établi que Moscou exerce une certaine influence sur le continent africain, en prenant appui entre autres sur l’héritage des relations afro-soviétiques qui lui est favorable, il sied de souligner que des divergences d’ordre idéologique existent également entre l’Afrique et la Russie de Vladimir Poutine.
Une certaine convergence d’intérêt dans les relations afro-russes
Il est évident que l’influence supposée de la Russie sur le continent africain est à lier à une certaine convergence, non pas nécessairement de vues mais d’intérêts, entre les deux parties.
En effet, l’on observe que les Etats africains sont depuis quelques années déjà dans un processus de diversification de leurs partenariats à l’international et ce, pour au moins deux raisons principales. D’une part, il y a la volonté de s’émanciper quelque peu du rouleau compresseur chinois, un partenaire de moins en moins rassurant, mais aussi des partenaires traditionnels que sont les Etats occidentaux. D’autre part, certains Etats africains souhaitent bénéficier de l’expertise russe en matière de sécurité, compte tenu notamment de l’immense besoin en la matière dans cette partie du monde où sévissent plusieurs groupuscules terroristes ou autres organisations criminelles.
De son côté, la Russie a considérablement renforcé ses relations avec les Etats africains au cours de ces dernières années pour au moins deux raisons majeures également. Décidément, depuis le redressement à la suite de l’effondrement de l’Union soviétique, la Russie n’a eu de cesse de vouloir se repositionner sur la scène internationale comme une puissance de premier plan, au même titre que les Etats-Unis ou encore la Chine.
De cette explication générale, il faut surtout relever que les sanctions dont la Russie fait l’objet depuis 2014, à la suite de la première guerre d’Ukraine qui a abouti à l’annexion de la Crimée, va obliger Moscou à diversifier également ses partenariats. Et cette situation allait conduire Moscou à trouver de nouveaux alliés diplomatiques et économiques dans le reste du monde, notamment en Afrique qui représente un important marché de plus de 1,3 milliard de consommateurs.
Il est à noter que cette offensive diplomatique russe s’était d’abord déployée vers les anciens satellites du Bloc soviétique, les alliés vénézuéliens et iraniens, les partenaires commerciaux chinois et indiens, etc., avant de s’orienter vers le continent africain où la Russie entend renforcer ses positions, en prenant appui notamment sur l’important réseau diplomatique de l’ex-Union soviétique.
Pour toutes ces raisons, on peut dire que si l’Afrique a bien besoin de la Russie, il n’en demeure pas moins que la Russie a elle-même besoin du continent africain pour son repositionnement géopolitique.
Mais il faut noter que ce partenariat stratégique de la Russie avec l’Afrique qui, pour le moment, reste axé essentiellement sur les questions sécuritaires, laisse entières certaines questions de fond qui sont en réalité des éléments de divergence.
Des divergences idéologiques majeures
Au-delà d’un partenariat qui semble être fluide et satisfaisant pour les parties africaine et russe, il existe néanmoins des divergences idéologiques majeures qu’il importe de souligner également. En effet, la politique jusque-là pratiquée par la Russie à l’égard de ses voisins montre une nette différence de vue et de culture politique entre Moscou et les Etats africains.
Parmi les principaux et nombreux éléments de divergence, actuellement absents des débats, l’on peut retenir entre autres :
- Le soutien russe aux séparatismes, comme c’est notamment le cas en Ukraine depuis 2014, en Géorgie depuis 2008 ou encore en Moldavie avec la Transnistrie depuis les années 1990, etc. Il sied de rappeler que de nombreux Etats du continent africain sont (ou ont été) confrontés au phénomène séparatiste, avec les conséquences que l’on sait. Cela revient à dire que la proximité de la Russie avec les mouvements séparatistes, qui reste pour le moment limitée à son voisinage immédiat, n’est pas forcément de nature à rassurer les alliés africains ;
- Il en est de même de la remise en question quasi permanente, par Moscou, des frontières internationales alors que la Russie partage avec 14 Etats différents un total de 20 622 kilomètres de frontières terrestres. Or, les Etats africains dans leur totalité attachent du prix au sacro-saint principe de l’intangibilité des frontières, consacré comme tel et dès les indépendances, avec la fameuse Déclaration du Caire de 1964 ;
- A tout ce qui précède, vient s’ajouter le recours plus ou moins fréquent à la force par la Russie dans les relations internationales, comme ce fut le cas notamment contre la Géorgie en 2008 ou encore l’Ukraine en 2014 et 2022. Outre ces cas récents, il y a à évoquer également les précédents soviétiques avec l’ « Opération Cyclone », suite à l’Insurrection de Budapest de 1956, ou encore l’invasion de la Tchécoslovaquie en août 1968 pour écraser le fameux Printemps de Prague. Tout cela n’est pas non plus de nature à rassurer les Etats africains qui ont souvent été victimes de ces pratiques contraires au droit international ; souvent imputées aux puissances occidentales que la Russie ne cesse de critiquer d’ailleurs ;
- Il existe, enfin, une pratique récurrente d’ingérence de la Russie dans les affaires intérieures de ses voisins, qu’il s’agisse de l’Ukraine, de la Géorgie, de la Moldavie ou de bien d’autres ex-Républiques soviétiques, parfois en lien avec la présence des minorités russes dans ces Etats, etc.
Sur un autre registre, la personnalisation du pouvoir, le maintien indéfini au pouvoir en rusant avec les règles et les principes démocratiques, etc., qui sont l’une des marques de fabrique du système Poutine, se situent exactement aux antipodes des aspirations des populations africaines. En effet, si la Russie fait partie des Etats qui exigent une plus grande démocratisation des institutions internationales, elle n’est pas pour autant un modèle de démocratie au plan interne. Et inversement, les concurrents occidentaux de la Russie, qui sont pourtant si attachés à la démocratie chez eux, n’hésitent pas à sacrifier les principes et les valeurs de la même démocratie pour préserver leurs intérêts en Afrique.
Somme toute, il n’est pas superfétatoire de rappeler que les Etats partenaires qui entendent développer des relations pérennes avec l’Afrique ont tout intérêt à tenir compte désormais des aspirations profondes des populations africaines qui, comme les autres peuples au monde, tiennent à la démocratie et à l’Etat de droit, au respect des libertés fondamentales et au pluralisme d’opinion, etc.
Il ne fait aucun doute que dans cette Afrique du XXIè siècle, avec une population majoritairement jeune et ouverte sur le monde, rien de durable ne peut être véritablement réalisé, ni sur le plan interne ni sur le plan international, sans une prise en compte suffisante et effective des aspirations profondes de ces populations africaines.
Existe-t-il, pour le long terme, une vision globale russe pour l’Afrique ?
Finalement, la question qui se pose au sujet des relations afro-russes est également celle de savoir s’il existe, pour le long terme, une vision globale russe pour l’Afrique. Dans l’affirmative, en quoi consiste une telle vision et quelles en sont les déclinaisons concrètes ?
En effet, contrairement à l’image rassurante que la Russie essaie de se donner en Afrique, se prévalant d’un passé qu’elle qualifie elle-même de non-colonial et d’anti-impérialiste, la réalité est que Moscou fait bien souvent exactement ce qu’elle dénonce directement ou indirectement chez ses concurrents occidentaux, à savoir : des relations très déséquilibrées en sa faveur et avec, bien évidemment en toile de fond, une visée pour les ressources naturelles dont regorgent les Etats africains ainsi que pour d’autres avantages géostratégiques.
Aussi revient-il aux Etats Africains de développer une vision plus précise des relations afro-russes dans la diversification des partenariats à l’international, pour une meilleure préservation de leurs propres intérêts stratégiques.
Car, s’il est établi qu’aucune société ne peut aujourd’hui vivre en autarcie dans un monde de plus en plus intégré, c’est bien de l’intérieur et non de l’extérieur de l’Afrique que viendra le salut de ce continent tant convoité, principalement pour ses immenses ressources naturelles qui en font un véritable « scandale géologique », pour reprendre cette qualification de Jules Cornet.
Roger Koudé
Professeur de Droit international
Titulaire de la Chaire Unesco « Mémoire, Cultures et Interculturalité » à l’Université catholique de Lyon
Son dernier ouvrage, intitulé Discours sur la Paix, la Justice et les Institutions efficaces, est publié aux Editions des Archives Contemporaines (Paris, 3/2021), avec la préface du Docteur Denis Mukwege, Prix Nobel de la Paix 2018