En 2021, plusieurs facteurs avaient donné aux décideurs la confiance nécessaire pour exécuter des opérations de fusion-acquisition (« M&A ») importantes et souvent transformatrices. En effet, avec la fin de la pandémie, les perspectives économiques étaient redevenues positives et surtout, les taux d’intérêts étaient particulièrement bas. Ainsi, grâce à l’action des banques centrales, les entreprises se retrouvaient dans une situation très avantageuse où elles pouvaient emprunter à un taux inférieur à celui qu’elles génèrent sur leur capital.
De fait, la création de valeur pouvait s’opérer, presque mécaniquement, sans nécessairement avoir besoin de synergies opérationnelles, créant l’illusion d’une croissance réelle.
Les synergies sont couramment citées comme la motivation principale d’une transaction de M&A et servent de justification au prix d’achat plus élevé pour une cible.
Dans la théorie financière, les synergies peuvent résulter soit d’économies de coûts, soit d’une croissance des revenus, que deux entreprises peuvent réaliser ensemble.
Mais, il convient de ne pas oublier les synergies financières, qui deviennent prépondérantes au fur et à mesure que les taux d’intérêts diminuent.
Or, depuis mars 2020, les grandes banques centrales avaient abaissées leurs taux directeurs à des niveaux proches de zéro, niveaux auxquels elles sont restées pendant les deux années suivantes. Du fait de ces taux bas, nous avons assisté à l’apparition de phénomènes de bulles financières sur la plupart des marchés (« the everything bubble »), car emprunter de l’argent était peu coûteux et les investisseurs ont naturellement saisi les opportunités qui se présentaient. L’un de ces marchés était les fusions et acquisitions, qui, après une première accalmie au début de la pandémie, ont culminées en 2021.
D’une part, les solides performances boursières offraient aux entreprises cotées une précieuse monnaie d’échange. D’autre part, le fort appétit des investisseurs obligataires, singulièrement pour les crédits de moindre qualité, et surtout la faiblesse des taux d’intérêt ont permis aux acquéreurs de se financer à des conditions très attractives.
Cependant, l’activité ensuite a connu une autre forte baisse à partir du deuxième trimestre 2022. Avec l’arrivée de l’inflation et le resserrement des politiques monétaires des banques centrales, le cycle du M&A s’est retourné. Les banquiers d’affaires pointent du doigt plusieurs des conséquences de la hausse rapide des taux d’intérêt depuis 18 mois : le volume des transactions de fusion-acquisition diminue, les valorisations sont moindres, et les sources de financement, notamment pour les rachats par emprunt (« LBO ») se tarissent.
Ainsi, les fusions et acquisitions mondiales ont chuté significativement au premier semestre 2023, atteignant leur niveau le plus bas depuis la pandémie.
La brutalité de ce phénomène est évidemment à mettre en relation avec la célérité avec laquelle les banques centrales ont augmenté les taux d’intérêt au cours de la même période, dans leur tentative de contrer l’inflation.
La BCE, notamment, a procédé au resserrement monétaire le plus rapide de son histoire, faisant passer en moins d’un an son taux de dépôt de -0,5 % à 3,5 %.
La question de savoir si les taux d’intérêt sont liés à la croissance est très complexe et n’est d’ailleurs pas tranchée dans la théorie économique. En revanche, l’observation empirique nous fait remarquer que les taux d’intérêt très bas, résultant des politiques monétaires non conventionnelles des banques centrales après la crise financière de 2008, ont indéniablement induit, pendant une quinzaine d’années, un boom des fusions-acquisitions alimenté par la dette.
L’année 2015 en est la parfaite illustration : le volume mondial des fusions-acquisitions avait alors dépassé pour la première fois les 5 000 milliards de dollars. La taille des transactions avait également augmenté et près de 70 transactions évaluées à plus de 10 milliards de dollars chacune se sont conclues cette année-là. En cela, la dynamique de 2015 a été très similaire à celle de 2021, après que les banques centrales ont eu réduit les taux d’intérêt en 2020.
Comme pour les fusions d’entreprises, les LBOs reprennent, presque automatiquement, lorsque le coût de la dette diminue.
Le régime d’argent facile a donc déclenché un véritable tsunami de rachats par la dette depuis 2008. Les sociétés de capital-investissement (ou fonds de « Private Equity ») ont amassé plusieurs centaines de milliards de dollars et les ont déployé de manière agressive, accumulant plus d’effet de levier sur leurs rachats que jamais auparavant.
En outre, leur stratégie a été de prendre des profits rapidement, soit en revendant les sociétés acquises, ou en leur faisant verser des dividendes financés, là encore, par de la dette.
On estime que les sociétés de capital-investissement détiennent aujourd’hui environ 11 000 sociétés dans le monde. Etant donné que les périodes de détention moyennes sont de trois à cinq ans, le marché des fusions-acquisitions est naturellement porté par le fait que les firmes de Private Equity monétisent régulièrement leurs avoirs en portefeuille, d’ailleurs en faisant souvent des transactions entre-elles. La faiblesse des taux d’intérêt a permis de générer un retour sur investissement beaucoup plus élevé en achetant pour revendre, qu’en achetant pour conserver. Les LBOs ont donc pris le pas sur les fusions d’entreprises depuis 2008.
Cependant, cette dynamique vertueuse suppose que les marchés financiers soient disponibles pour financer ces transactions, que l’activité économique soit résiliente et que les valorisations ne se dégradent pas. Ainsi, les transactions menées par les acteurs du Private Equity ont également chuté lourdement au premier semestre 2023.
Comme les fournisseurs de crédit privés ont progressivement pris une place prépondérante et financé de nombreuses transactions qui auraient pu être conclues sur le marché des prêts syndiqués ou sur le marché obligataire, le marché de la dette est donc devenu beaucoup plus opaque au cours de la dernière décennie.
C’est peut-être là que le bât blesse : les sociétés emprunteuses de prêts privés ressentent aujourd’hui la pression croissante des coûts d’intérêt plus élevés. Par conséquent, les prêteurs privés vont, sans aucun doute, devoir faire face à des défauts de paiement et des dépréciations de crédit plus élevés que prévu au cours des prochains trimestres, à mesure que les impacts des pressions macroéconomiques s’intensifient. Cependant, quantifier l’ampleur des pertes potentielles est difficile, justement à cause du manque de transparence des marchés privés.
Le retour à des politiques monétaires visant à la stabilité des prix, et donc à un environnement ou les taux d’intérêt sont plus élevés, plus longtemps (« higher for longer »), va sans doute continuer à impacter le volumes des transactions de fusion-acquisition. Avec moins de rendement potentiel et plus de risque de défaut, les acheteurs vont vouloir être d’autant plus confiants dans leur cible et dans l’avènement de vraies synergies.
Ainsi, les audits d’acquisition se doivent d’être encore plus approfondis pour évaluer en détails l’intérêt stratégique des entreprises cibles, de même que les synergies de coûts et de revenus. D’autres facteurs sont aussi importants, comme de la gestion des ressources humaines, la culture d’entreprise, la stratégie de communication et la conduite du changement, surtout concernant les nouvelles technologies, comme l’Intelligence Artificielle.
C’est trouver un équilibre entre tous ces paramètres qui permet d’assurer la création de valeur, et gageons que les transactions de qualité continueront à se conclure.
En somme, les banques centrales ont réagi aux pressions inflationnistes en resserrant fortement leur politique monétaire, inversant ainsi le régime en vigueur depuis 2008. L’évaporation du crédit bon marché et les rendements plus élevés des actifs ont mis en évidence des fissures dans le système financier. Les acteurs des fusions et acquisitions sont donc invités, comme ils l’ont toujours fait, à s’adapter à ce nouvel environnement et à changer d’outils pour créer de la valeur, dans un contexte où les acteurs stratégiques auront l’occasion de prendre leur revanche sur les acteurs financiers.
Guillaume du Cheyron
Spécialiste de la Finance d’Entreprise
Président de G2C Corporate Finance