Ainsi vont les polémiques : elles puisent, dans un passé proche érigé en repoussoir, les mots pour dénoncer les blocages du présent. Parce que chargée du maintien de l’ordre, la police est vouée aux critiques en tant qu’elle protégerait et incarnerait ce décalage. Ainsi lui reproche-t-on désormais son atavisme colonial, tout comme en 1948 ou en 68 on scandait CRS/SS. Au XIXe siècle, c’est le legs napoléonien qui était en cause pour avoir durablement associé les mouchards et les cognes au contrôle du pays.
On sait ce que pareille représentation doit à la littérature et aux luttes politiques. Mais plus décisive sans doute a été la façon dont, dès les années 1820, les promoteurs d’une police londonienne ont brossé en faire-valoir un « modèle napoléonien », centralisé et continental, militaire et autoritaire1. Napoléon, pour sa part, s’est employé à démystifier « ce grand échafaudage de police et d’espionnage » qu’on lui imputait et a affirmé avoir eu une police des plus réduites eu égard aux circonstances2. Au vu de tels enjeux, et sans oublier la fascination pour un sujet mettant en scène la Préfecture de police et le « cabinet noir », attentats et conspirations, Fouché ou Vidocq, on ne s’étonnera pas de la place accordée à la police dans les études napoléoniennes. À l’issue de la reconsidération historiographique qui, en vingt ans, a renouvelé le sujet dans le sens d’une histoire sociale des institutions et en lui donnant une échelle autant municipale qu’impériale et donc plus seulement parisienne3, le prisme très politique des travaux sur la police s’est ouvert à une appréhension large des modes d’encadrement des populations et plus attentive aux continuités.
Une police au cœur du gouvernement napoléonien
La figure de Fouché attire d’emblée l’attention sur la place de la police au sommet de l’État. Encore faut-il noter que la création d’un ministère de la Police générale remonte au Directoire et que sa pérennité n’a rien d’acquis : supprimé en septembre 1802, il est rétabli en juillet 1804, passe aux mains de Savary en juin 1810, est rendu à Fouché lors des Cent-Jours avant d’être supprimé le 29 décembre 1818. La charge symbolique d’un tel ministère est trop lourde pour qu’un gouvernement se risque à le reconstituer, à l’exception d’une résurrection de seize mois dans le contexte du passage au Second Empire. Il est vrai qu’y supplée la Préfecture de police : la loi du 28 pluviôse an VIII (17 février 1800) et l’arrêté du 1er messidor an VIII (1er juillet 1800) ont confié Paris à cette institution, qui empiète déjà sur les attributions de la Police générale et qui se dotera au fil du siècle de moyens d’investigation en province. Créée en plusieurs étapes de 1800 à 1801, l’Inspection générale de la gendarmerie est l’autre grande structure centralisée à n’avoir pas survécu à la chute de Napoléon ; elle est supprimée le 24 juillet 1815. Confiée à Moncey, elle a pour mission de surveiller la croissance et la cohésion d’un corps, héritier des 4 100 cavaliers de la Maréchaussée et passé de 12 000 à 30 000 hommes de 1800 à 1813. On conçoit que Fouché, dépourvu de policiers civils en tenue, ait voulu en disposer comme de « l’armée de la police », et ait utilisé son réseau de brigades pour alimenter les Bulletins de police adressés quotidiennement à l’empereur.
La maîtrise du renseignement est la pierre de touche du pouvoir policier.
Habile à articuler haute politique et basse police, le ministre joue des angles de vue offerts par ses indicateurs, peu nombreux mais répandus dans diverses sphères sociales, pour entretenir Napoléon dans l’idée qu’il est informé de tout. En laissant gonfler les rumeurs d’une police omnisciente (l’œil de la police), Fouché pousse les administrés à l’auto-censure ; en ce sens, sa police est un jalon dans l’histoire de l’exercice d’une discipline pour régler à distance les comportements. Sans rompre avec ces méthodes, son successeur Savary s’efforce de systématiser ce faisceau, au double risque de rendre plus intolérable la surveillance qu’il fait peser et d’en afficher les limites.
Des polices à la mesure d’un empire
La police ne saurait se réduire à l’image qu’elle renvoie d’elle-même. Elle constitue une institution dont les bureaux et les archives, quai Voltaire, s’étoffent au-delà de l’emblématique division de la Sûreté générale (Desmarest). Dans les grandes villes, une élite policière active la mise en relation de ce centre parisien avec le reste du pays (les communes de 5 000 habitants et plus, tenues de rémunérer un commissaire de police depuis la loi du 19 vendémiaire an IV/11 octobre 1795) : des commissaires généraux sont en place dans celles de 100 000 habitants au moins (loi du 28 pluviôse an VIII) ; à Amsterdam, Florence, Hambourg, Rome et Turin, des directeurs généraux coiffent les blocs territoriaux annexés. Des commissaires spéciaux sont placés sur les points sensibles, notamment dans les ports.
Cette implantation est l’amorce d’une étatisation puisqu’à partir de la loi du 28 pluviôse, le pouvoir exécutif nomme les commissaires de police. Ils restent cependant issus du vivier local tant le capital d’autochtonie est un atout ; 87,5 % des 620 commissaires en poste de 1800 à 1813 dans une ville rattachée à la France depuis 1792 sont originaires de ces mêmes départements réunis. La Police générale n’est pas une police nationale ; les ressources municipales sont le levier de cette superstructure impériale : les communes rétribuent ces commissaires et recrutent les rares agents de police dont dispose le commissaire. La mise en sommeil de la garde nationale identifie la force publique à la gendarmerie et entérine la fin de l’expérience révolutionnaire d’une police citoyenne, sous toutes ses formes (élection, comités de surveillance).
Le recours à l’armée se raréfiant, le rôle des gendarmes devient crucial.
Les critères de recrutement (maîtrise écrite de la langue française, années de service militaire) désavantagent les indigènes : dans les départements réunis, leur part se situe entre 6 % et 28 % du personnel (respectivement pour la Rhénanie et Rome). La domination des Français de l’intérieur est certes un gage d’homogénéité et peut-être d’impartialité mais elle contrarie l’intégration du corps, spécialisé de ce fait dans ses missions régaliennes et impériales, au détriment de la police du quotidien4.
La surveillance d’un pays toujours plus vaste passe alors par une répartition optimale des effectifs, le perfectionnement des tournées et des micro-techniques de contrôle. Bien que l’Empire se dote d’outils pour surveiller les mobilités (livret ouvrier, enquête statistique telle celle sur les migrations périodiques), l’invention des passeports n’est pas de son fait. En la matière, la police napoléonienne en accroît l’efficacité par des modifications techniques propres à les rendre uniformes et infalsifiables, au moyen d’un formulaire unique et imprimé. Le circuit administratif imposé (maires, préfets, Police générale) permet d’anticiper les déplacements à risque, de bloquer les voyageurs suspects en retenant leurs passeports ou leurs permissions de séjour dans le cas de Paris5.
Une institutionnalisation incomplète
Tournée vers l’action et engagée dans une dynamique expansionniste, cette police n’est pas sans fragilités institutionnelles qui en obèrent la durabilité. La mise en concurrence des services et des personnes y a été poussée à un tel degré que l’expression de « guerre des polices » a pu sembler appropriée. Ces rivalités renvoient à une double exigence. Premièrement, le souci du pouvoir politique de fragmenter la police pour ne pas en dépendre. Napoléon, qui a confié sa sécurité personnelle à des unités spécialisées (police du palais des Tuileries, gendarmerie d’élite), se méfie du double jeu de Fouché, prompt à densifier et à diversifier ses réseaux par les services que rend son ministère ; dès lors, Napoléon a créé des contrepoids qui le mettent de surcroît en position d’arbitrage. Ce principe de division sera renouvelé par la suite, quitte à être réinterprété en termes républicains.
Deuxièmement, ce montage institutionnel flottant tient à la nature même de la police. Pour (ré)agir face à l’imprévisibilité des faits et à un monde social en mouvement, elle doit conserver sa faculté d’adaptation, si bien qu’elle se définit par des techniques, et non par des organigrammes6. À un autre niveau, la police doit parer aux menaces en usant au besoin de moyens prohibés (gendarmes déguisés par exemple). La conception préventive est poussée dans toutes ses conséquences au point d’aboutir à des listes d’individus capables de crimes pour les anticiper et les éviter, au moyen d’éloignements forcés. Si la Haute police n’existe pas comme telle, trois types de mesures de haute police (surveillance préventive ; mise en détention « par mesure de haute police » ; surveillance « spéciale », en aval d’une peine de prison) donnent corps aux interventions policières pour partie para-légales et extra-judiciaires7.
Est-ce la marque d’un régime policier ?
Souvent lié non sans contradiction avec l’idée d’une dictature militaire, le débat est ancien mais n’a guère lieu d’être tant est grand le décalage entre une notion forgée au XXe siècle et les moyens existants au début du XIXe siècle. Tout ne se réduit pas à des ratios d’encadrement car, à la lettre, un tel régime se caractérise surtout par l’absence de contrôle sur l’appareil policier. Or l’administration et le pouvoir politique gardent la main. C’est vrai à l’égard de la gendarmerie, comme le souligne Napoléon : « La gendarmerie doit obéir à quelqu’un […]. Elle doit être à la disposition des préfets, comme supérieurement chargés de la police des départements. […] Si la gendarmerie reçoit ainsi une direction d’indépendance de l’autorité civile qui a la police, loin de la rendre avantageuse, on la rendra nuisible à l’État »8. Cela vaut aussi pour la Police générale. Celle-ci n’a pas les coudées franches et doit rendre des comptes à l’empereur, à la fois soucieux de ses intérêts et de ses prérogatives. « Je vois dans le nombre des personnes éloignées de Paris plusieurs dont on s’est permis d’adoucir leur situation. Révoquez ces ordres : il n’appartient pas à la police de rien changer aux ordres que j’ai pris »9.
Une police napoléonienne à l’épreuve du temps ?
La chute de Napoléon a eu un versant moral, et c’est dans cette perspective que les agissements de sa police ont servi à la Légende noire. Dès l’Empire, les responsables de la police et de la gendarmerie avaient admis leur impopularité de statut. De même, les auditeurs du Conseil d’État répugnaient à devenir commissaires spéciaux. En 1815, la royalisation des institutions policières se fait en surface. Le démantèlement n’est pas sans faux-semblants : dans l’Europe naguère française, les commissaires de police et les gendarmes indigènes restés sur place étaient suffisamment acculturés aux méthodes françaises pour qu’il en reste quelque chose dans la manière d’exercer leurs fonctions ultérieures. Les institutions elles-mêmes ont fait école, à l’exemple de la gendarmerie conservée au prix d’un nouveau nom (Carabinieri reali en Piémont-Sardaigne, maréchaussée royale des Pays-Bas), tant elle avait fait ses preuves sur le terrain, dans le contrôle des périphéries et comme support d’un message gouvernemental tourné vers les notables10.
L’époque napoléonienne est une étape clef dans un mouvement séculaire d’appropriation territoriale et de monopolisation de la violence légitime par les agents de l’État, si bien que les options essentielles ne sont pas remises en cause.
Lamarque déplore le 29 mars 1822 « que la gendarmerie, qui ne coûtait que quatre millions dans l’ancien régime, et quatorze sous l’Empire, en coûte aujourd’hui plus de seize »11. Au même moment, Paul-Louis Courier s’attaque à la peur des gendarmes comme mode de contrôle au risque d’accoutumer les Français à la soumission, et déplore le maillage du pays dans sa Pétition pour des villageois que l’on empêche de danser : « Les gendarmes se sont multipliés en France, bien plus encore que les violons, quoique moins nécessaires pour la danse. Nous nous en passerions aux fêtes du village, et à dire vrai, ce n’est pas nous qui les demandons ; mais le gouvernement est partout aujourd’hui, et cette « ubiquité » s’étend jusqu’à nos danses ».
Cette interpellation vise la visibilité nouvelle de l’État dans la société12. Pourtant, le réseau des compagnies plafonne à 12 900 hommes dans les années 1820. Les libéraux remettent en cause la perpétuation d’un dispositif taillé pour un pays en révolution et en guerre. Ainsi, par-delà les polémiques sur les crimes de Napoléon, la réflexion sur sa police interroge les structures de l’État central qu’il a consolidé. Les hommes du XIXe siècle tâchent de faire la part entre le contingent et l’irréversible. En 1849, Faucher, l’une des têtes du Parti de l’Ordre, et qui avait été ministre des Travaux publics puis de l’Intérieur, explique dans La Revue des Deux-Mondes que si les circonstances avaient rendu nécessaire le ministère de la Police sous Napoléon (« La police était partout et elle était tout ; il n’y avait pas d’autre moyen de gouvernement. »), l’essor des voies de communication rend inutile et pas seulement dangereuse la latitude d’action qui était au cœur de la praxis et même de l’ethos de la police. C’était sans compter l’évolution des sensibilités qui fera resserrer le contrôle policier au nom de la sécurité plus que de la sûreté de l’État13.
Aurélien Lignereux
Professeur d’Histoire contemporaine
Univ. Grenoble Alpes, Sciences Po Grenoble, CERDAP² – IUF
- Jean-Marc Berlière, « Un « modèle napoléonien » de police », in Jean-Jacques Clère et Jean-Louis Halpérin (dir.), Ordre et désordre dans le système napoléonien, Paris, La Mémoire du Droit, 2003, p. 177-186. ↩
- Emmanuel de Las Cases, Le Mémorial de Sainte-Hélène, éd. Gérard Walter, Paris, Gallimard, La Pléiade, III-1, p. 265-268. On retrouve la teneur de ces propos dès le manuscrit original du Mémorial. ↩
- Catherine Denys, « La police sous l’Empire. Bilan historiographique » ; Jean-Noël Luc, « Les gendarmes de l’Empereur sous le regard des historiens », in Jacques-Olivier Boudon, Police et Gendarmerie dans l’Empire napoléonien, Paris, SPM, 2013, p. 15-22 et 23-40. ↩
- Aurélien Lignereux, Servir Napoléon : policiers et gendarmes dans les départements annexés, 1796-1814, Seyssel, Champ Vallon, 2012, p. 23-148. ↩
- Vincent Denis, Une histoire de l’identité. France, 1715-1815, Seyssel, Champ Vallon, 2008. ↩
- Paolo Napoli, Naissance de la police moderne. Pouvoirs, normes, société, Paris, La Découverte, 2003. ↩
- Jeanne-Laure Le Quang, Haute police, surveillance politique et contrôle social sous le Consulat et le Premier Empire (1799-1814), doctorat, dir. P. Serna, Paris 1, 2018. ↩
- Au maréchal Moncey, 31 mars 1805, Napoléon Bonaparte, Correspondance générale, Paris, Fayard, 2008, V, 9755, p. 167. ↩
- Au général Savary, ministre de la Police générale, 20 juillet 1810, Ibid., 24095, X, p. 424. ↩
- Michael Broers, « Notabili, gendarmes & the State : preserving order & the origins of the centralized State in the Italian departements of the First Empire », dans Xavier Rousseaux et René Lévy (dir.), Le Pénal dans tous ses États. Justice, États et sociétés en Europe (XIIe-XXe siècles), Bruxelles, FUSL, 1997, p. 179-190. ↩
- Mémoires et souvenirs du général Maximien Lamarque, Paris, Fournier, 1835, t. I, p. 327. ↩
- Pierre Rosanvallon, L’État en France de 1789 à nos jours, Paris, Le Seuil, 1990, p. 57. ↩
- Quentin Deluermoz et Aurélien Lignereux, « L’Empire, c’est la sécurité. Offre et demande de sécurité en régime bonapartiste », Revue d’Histoire du 19e siècle, 50, 2015-1, p. 57-78. ↩