La réforme des retraites hier, le PLFSS et les réserves de l’Agirc-Arrco aujourd’hui nourrissent deux autres débats que le débat comptable et constitutionnel qui nous a occupé, et nous occupe encore. Nous n’avons pas vu que cette réforme et ses suites donnent un mauvais grain à moudre aux actifs qui, inconsciemment ou pas, idéologiquement ou pas, enfourchent les arguments de l’âgisme[1], nous n’avons pas vu que la question des retraites ajoutent aussi à l’opposition entre les gens du privé et les gens du public.
L’âgisme – Le terrain était préparé par de savantes études qui révélaient une vérité vraie : le patrimoine des séniors est supérieur à celui des juniors, leurs rémunérations aussi. L’Entreprise nous l’avait dit et répété : un sénior coûte cher et, en conséquence, moins employable. La boucle, cependant n’était pas bouclée. Une conclusion s’est imposée : le retraité vit mieux que l’actif. La réforme venait ainsi donner des arguments âgistes nouveaux qui se développent à l’envi.
Hier avec la réforme Borne, repousser l’âge légal de départ à la retraite c’était, à l’évidence, une contrainte nouvelle pour les actifs qui trouvent à dénoncer le grand vieillissement, qui « déséquilibre la solidarité intergénérationnelle et menace notre modèle social »[2]. En ne disant pas, ou trop peu, que le régime par répartition ce n’est pas seulement payer la retraite des retraités, en s’acquittant à son tour de la solidarité intergénérationnelle, mais constituer ses droits futurs, cette réforme a logiquement ajouté aux oppositions entre actifs et retraités.
Privé vs public – Avant que l’État ne dise vouloir capter partie des réserves prudentielles des régimes complémentaires du secteur privé le débat comptable s’est focalisé sur le déficit des régimes publics et les milliards que l’État leur apporte. Avec l’annonce ministérielle de la ponction sur l’Agirc-Arrco, et qu’elle se fasse, à quelque niveau que ce soit, ou non, c’est le clivage entre salariés du privé et « fonctionnaires » qui trouve un nouveau grain à moudre.
Hier avec la réforme Borne, l’impasse faite sur les retraites publiques trouve aujourd’hui son bouc émissaire : les retraites complémentaires du privé.
Après avoir ajouté à l’opposition des classes d’âge voilà qui ajoute à l’opposition entre public et privé.
Le débat ne s’est pas fait – L’urgence comptable et politique, a subsidiarisé le lien social. Exécutif, oppositions politiques, partenaires sociaux et commentateurs, chacun accroché à ses totems et à son audience, a participé à enterrer le nécessaire débat de société. L’urgence a prévalu sur l’horizon. Et encore, à la bonne gestion paritaire s’oppose l’urgence publique de solidarité (en omettant qu’elle y participe déjà) et le souci de la saine gestion des finances publiques sans voir le risque que la captation par l’État des excédents prudentiels « ne peut qu’encourager l’instance de gouvernance (de l’Agirc-Arrco) à être plus dépensière »[3] pour se prémunir de captations futures. L’urgence politique fait oublier, aussi, d’aller voir ce que sont, elles aussi, les réserves des régimes complémentaires publics (IRCANTEC en excédent technique et le RAFP lui aussi en excédent technique[4]) et d’envisager qu’elles puissent participer à la solidarité nationale des « gens du public » au bénéfice des petites retraites.
Faute d’un vrai débat de société, les idées fusent. D’un côté, des Greta Thunberg de l’âgisme, qui se présentent progressistes, affutent leurs arguments et forcent ainsi le talent des nouveaux réac qui, de leur côté, forcent le trait libertarien et, se faisant Greta Thunberg du minarchisme, jouent les Murray Rothbard.
Renouer le lien social – Oui, les vieux ont une obligation de solidarité à l’égard des jeunes générations tout autant qu’elles l’ont à leur égard. Le grand vieillissement n’est pas une dette brute des boomers pour les actifs. La génération farniente[5] a, elle aussi, une dette sur la société. Le solidarisme de Léon Bourgeois, s’il a souffert des moqueries des socialistes pour lesquels il n’avait « aucun sens, ne signifie rien, n’est que pauvreté et simplification abusive » et du rejet des libéraux qui ne concevaient pas l’individu solidaire, peut aujourd’hui nous donner un nouvel horizon : celui de renouer le lien social. Il ne suffit pas à l’État de repousser l’âge de la retraite ni de capter les excédents d’une gestion prudente pour satisfaire les individus ni nous sortir de ce brouhaha qui ajoute à une nouvelle lutte des classes d’âge et des statuts. Il ne suffit pas non plus de s’arc-bouter sur des totems.
Nous n’avons pas vu que la réforme des retraites portait un risque bien plus conséquent que les manifestations qu’elle a motivée : elle a conforté la fracture sociale intergénérationnelle.
Ses suites ravivent la fracture public-privé. Nous voilà avec une double fracture ouverte !
Michel Monier
Membre du Cercle de recherche et d’analyse de la protection sociale
Ancien DGA de l’Unédic
Photo : sylv1rob1/Shutterstock.com
[1] Âgisme : « Attitude de discrimination ou de ségrégation à l’encontre des personnes âgées ».
[2] Maxime Sbaihi in Le Figaro, 18 mai 2023 : LE FIGARO. – « Le grand vieillissement déséquilibre la solidarité intergénérationnelle et menace notre modèle social », écrivez-vous. Comment cela se traduit-il ? Maxime SBAIHI. – Le modèle social français est hypersensible à la démographie, car principalement financé par les actifs. Or notre population active ne croît presque plus, elle va même commencer à diminuer dès 2040, tandis que le nombre d’inactifs augmente vite avec le départ massif à la retraite des baby-boomers. »
[3] « Excédent (AGIRC-ARRCO) vs. déficit (CNAV) : une mutualisation entre régimes de retraite est-elle légitime ? » Frédéric Gannon et Vincent Touzé, ofce.sciences-po.fr/blog.
[4] Sources : rapports annuels de gestion IRCANTEC 2022 et RAFP 2021.
[5] Jean Jaurès, cité par Gilles Candar in « Jean Jaurès », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques 2014/2 (N° 40)