Maxime Tandonnet, essayiste, revient sur les raisons de l’émergence d’un personnage providentiel à chaque crise grave mettant en jeu l’avenir de la nation.
« Depuis près de deux siècles, écrit l’historien Raoul Girardet, l’appel au Sauveur ne cesse en effet de retentir dans notre histoire1. » Chacune des grandes tragédies ayant meurtri la France a débouché sur l’émergence d’une ou plusieurs personnalités providentielles : la Guerre de Cent ans a donné Jeanne d’Arc ; les guerres de religions, Henri IV ; la Révolution et la Terreur ont accouché de Napoléon Bonaparte ; les émeutes de juin 1848 ont préparé l’avènement de son neveu ; la défaite de 1870 et la Commune ont promu Adolphe Thiers en « Libérateur du territoire » ; la grande Guerre a porté Clemenceau au pouvoir, menant la France à la Victoire ; la crise financière de 1924 se traduisit par le retour de Poincaré ; la débâcle de juin 1940 à Pétain, puis de Gaulle et la guerre d’Algérie de nouveau à ce dernier…
Chaque crise dramatique, mettant en jeu l’avenir de la nation, se traduit par l’émergence d’un personnage providentiel : telle semble être une loi fondamentale de l’histoire de France.
Ce phénomène mêle étroitement la réalité historique au mythe. Le prestige du sauveur repose à la fois sur un mérite réel et un phénomène de psychologie de foule. Il procède d’un acte fondateur – par exemple l’appel du 18 juin – sur lequel vient se greffer la légende nationale. Parfois, le peuple s’emballe autour d’une illusion, à l’image de la figure de Boulanger, le « général Revanche », dont la fuite et le suicide en 1889 souligneront la fragilité de caractère. De même, le réflexe qui porte une majorité de Français, en juin 1940, à suivre le « vainqueur de Verdun », tourne à la catastrophe.
Le réflexe unitaire autour d’un personnage est le fruit d’un désespoir collectif, d’une angoisse ou d’une souffrance. Il procède des valeurs d’une époque et du type de menaces auxquelles le pays est confronté : intervention divine (Jeanne d’Arc) ; génie militaire (Bonaparte) ; compétence financière (Poincaré en 1924, ou Pinay en 1952) ; autorité naturelle (Thiers, Clemenceau) ; popularité (Gaston Doumergue) ; vision prophétique (de Gaulle). En général, ce recours s’applique à des personnalités qui sont extérieures à l’exercice du pouvoir – donc étrangères aux causes du désespoir collectif – ou bien qui ont exercé dans le passé un rôle important justifiant leur « rappel » : Poincaré en 1924, de Gaulle en 1958.
La France, frappée avec le Covid-19 par l’une des pires crises sanitaires de son histoire à laquelle s’ajoute une récession économique titanesque menaçant de plonger dans le chômage des millions de personnes, se donnera-t-elle un sauveur providentiel conformément aux leçons de l’histoire ?
Des signaux expriment cette tentation du sauveur, comme l’engouement autour du professeur Didier Raoult…
L’éclosion du héros en temps de crise ne se conçoit pas en dehors de quelques conditions dont rien n’indique qu’elles sont aujourd’hui réunies. Il faudrait tout d’abord que la France soit encore un peuple, prêt à se rassembler autour d’un personnage incarnant l’espérance. Si elle n’est plus qu’un archipel2 composé d’identités diverses sans véritable commun dénominateur, le réflexe unitaire n’a plus lieu d’être. De même, la quête du héros n’est envisageable que dans le contexte d’un sentiment national puissant.
Encore faut-il avoir quelque chose à sauver pour se rassembler derrière un sauveur, c’est-à-dire une patrie bien aimée.
Or des doutes pèsent sur le niveau de la ferveur patriotique dans la France d’aujourd’hui. Enfin, troisième condition sine qua non, l’existence d’un vivier d’hommes et de femmes réunissant les qualités du héros : intelligence de l’histoire, sens de l’Etat et du bien commun, force de caractère… Sur ce point également, rien ne permet, a priori, de le penser. Ni de l’exclure définitivement…
L’absence de ces trois conditions se prête à l’émergence, non pas du héros, mais de l’idole ou du charlatan. En vérité, derrière tout véritable héros, il faut le ralliement d’un peuple unifié par la confiance. La figure providentielle n’est rien d’autre que l’incarnation, le temps nécessaire, du désir de continuer à vivre de la nation. Aide-toi et le Ciel t’aidera : l’avenir dépend avant tout des Français eux-mêmes et de leur volonté collective de rester une nation.