Le territoire est l’expression la plus aboutie du politique : il est l’aire où se déploie le rapport de forces pour l’exercice des responsabilités et le lieu où habite le pouvoir. Il constitue tout à la fois un mode d’appropriation et de socialisation du politique, la pulsation intime d’une population avec ses institutions, une représentation de la collectivité, l’échelle d’ordonnancement d’une société.
Plus qu’ailleurs, il est historiquement en France le principe actif qui a conduit à ce « groupement humain » d’un genre particulier, l’État, dont Norbert Elias, à la suite de Tocqueville, a disséqué la dynamique. La monarchie capétienne n’est in fine rien d’autre qu’un territoire qui a réussi à imposer sa volonté à d’autres territoires au travers d’une concentration et d’une monopolisation des instruments du pouvoir au service d’une entité qui s’est progressivement érigée comme l’axe central d’un espace géographique donné. Le prodige capétien a généré le cadastre mental autour duquel nous nouons, nous autres Français, notre relation à notre propre pays. Pour autant ce forceps de l’unité n’épuise pas la question des territoires. Cette dernière est forte d’oscillations historiques qui dessinent un maillage aux multiples écheveaux.
À la veille des municipales, la RPP a voulu interroger la question territoriale. En 2018 et tout au long de 2019, c’est bien des territoires qu’une colère sans précédent dans notre histoire récente a pris son souffle, au point de déstabiliser un pouvoir qui n’a eu d’autres recours que de s’appuyer sur les maires pour retisser une relation avec des opinions en rupture. Pour autant, sur les ailes d’une décentralisation souvent recommencée, jamais achevée, et contrainte également par les effets des normes budgétaires nées de l’Europe de Maastricht, la cartographie territoriale s’est considérablement complexifiée, rendant parfois illisible pour les élus et pour nos concitoyens un paysage institutionnel aux motifs aussi enchevêtrés qu’inextricables.
D’une certaine manière nous traversons une crise du local qui n’est autre que le reflet de la crise générale du politique dans sa capacité à maîtriser et à ordonner le monde.
Les chocs de décentralisation n’ont pas en trente ans amorti les processus de mondialisation. Ils ont entraîné des concurrences territoriales parfois mortifères pour une adaptation territoriale à la globalisation. Ainsi sont nées les périphéries d’une République à la recherche désespérée d’un modèle d’organisation qui fasse la part aux libertés locales, aux capacités d’initiatives des échelons locaux tout en veillant à ce que l’axe territorial ne désagrège le tissu national et surtout ne sorte de l’épure que le modèle techno-liberal européen vise à promouvoir. Ce faisant, le millefeuille administratif, souvent dénoncé, voire brocardé, s’est transformé en « mille-pattes », parfois désarticulé, dont l’impression générale et le vécu également offrent un enchevêtrement de compétences, des jeux de dupes parfois entre l’État et les collectivités, des hésitations existentielles relatives à la nature du tissu territorial, à son organisation, tout ceci sur fond de raréfaction des ressources financières.
Le paradoxe n’est-il pas que plus le local est promu comme levier d’action publique, plus ses moyens sont contraints ?
Les débats autour de la taxe d’habitation sont une illustration, et non des moindres, de cette contradiction qui mine inévitablement les relations souvent ambiguës du centre et de la périphérie.
La République n’est plus au village, pour pasticher par la négative le célèbre titre d’un ouvrage de Maurice Agulhon. Elle n’est pas plus dans ses banlieues où l’archipelisation, comme l’a montré Jérôme Fourquet, génère un parkinson civique. Où est-elle alors, si ce n’est dans les discours et les mots, mais cet ultime refuge n’est-il pas le chant du cygne d’une Atlantide en voie de dissolution ? Refonder la République à partir de ses territoires s’impose sans doute comme une nécessité, sous réserve que l’État ne délaisse pas ses missions, à commencer par celle d’aménageur dont on mesure qu’elle est la condition sine qua non d’une société qui avance si ce n’est toujours d’un même pas, à tout le moins d’un même élan… À l’heure de la mondialisation et des fluidités apparentes, les territoires reviennent frapper, parfois colériques, parfois créatifs aussi, à la porte de notre histoire. C’est la leçon d’un éternel retour…