Yves Laisné, docteur en droit et chef d’entreprise revient sur la récente décision de la Cour fédérale de Karlsruhe, juridiction constitutionnelle suprême allemande, qui est complexe et ne se résume pas facilement.
Cette décision pose toutefois une question claire, qui n’a pas échappé aux commentateurs, de hiérarchie des normes. C’est d’ailleurs la principale question juridique qu’elle pose, par-delà les questions alambiquées de relations entre banques centrales dans la gestion du désastre économique en cours.
Les juristes – et ceux qui, sans en faire leur profession, s’intéressent au droit – connaissent bien en France la question de la hiérarchie des normes. Une hiérarchie pyramidale au sommet de laquelle se trouve la Constitution du 4 octobre 1958, environnée du « bloc constitutionnel », comprenant principalement en tant que norme de droit positif, la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789.
Tout le reste du droit est subordonné à ces normes suprêmes et le législateur lui-même, c’est-à-dire le Parlement, n’a pas le pouvoir d’y déroger, sauf à se muer en constituant, selon des règles de solennité particulières (congrès), pouvant ou non faire intervenir le peuple directement par la voie du référendum.
Les traités signés par la France entrent dans le droit positif interne lorsqu’ils sont ratifiés par le Parlement. Ils sont alors de valeur supérieure aux lois, qui ne peuvent les contredire, mais restent de valeur inférieure à la Constitution. Dans les rares cas où les traités avaient un impact sur la Constitution, il a fallu qu’ils soient approuvés dans les formes constitutionnelles, Dans un cas, celui, précisément, de la « constitution européenne », la ratification a été rejetée, posant précisément une limite constitutionnelle à la supranationalité européenne.
En d’autres termes, un traité international signé et ratifié par la France ne saurait contrarier la Constitution.
A fortiori, ne peuvent aller contre la Constitution les actes d’autorités mises en place par les traités.
C’est, de manière parallèle, ce qu’a décidé la Cour de Karlsruhe en décrétant, par 6 voix contre une, que les institutions européennes, même confortées par la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), ne pouvaient prendre des décisions s’imposant en Allemagne contre les dispositions constitutionnelles de la République fédérale.
Ce n’est pas une révolte de la Cour suprême fédérale contre la CJUE, ni une remise en cause des traités européens. C’est simplement un utile rappel d’une hiérarchie des normes qui n’a jusqu’ici jamais posé de problème.
Les institutions européennes ont un pouvoir législatif supranational, qu’elles tiennent des traités, mais ne peuvent interférer sur les constitutions des États, le pouvoir législatif européen restant subordonné aux constitutions.
Ce que divers commentateurs allemands ont correctement expliqué et ne semble échapper à la compréhension que de commentateurs français obnubilés par un supranationalisme dont ils espèrent qu’il permettra aux bureaucraties du Sud de piller indéfiniment les ressources des pays réalistes du Nord. Ce rappel juridique élémentaire correspond pourtant parfaitement à l’âme de la construction européenne. L’Union européenne – il ne faut jamais le perdre de vue – vise, depuis les premiers moments du Marché commun, à instaurer, non un Etat fédéral, mais un marché intérieur de concurrence non faussée, dont les pères fondateurs espéraient qu’en faisant disparaître les principales oppositions économiques, il assurerait la paix sur le territoire de ce Marché commun.
Pari pleinement réussi, comme le rappelle, en 2017, Michel Serres (C’était mieux avant), avec maintenant 75 ans de paix sur le territoire de l’Union, qu’on vient précisément de fêter.
Une aussi longue période de paix sur l’ensemble de ce vaste territoire est sans précédent depuis… les Romains.
L’objection, parfois avancée dans les cercles souverainistes, selon laquelle c’est la « paix nucléaire » qui a empêché la guerre sur le sol de l’Union est parfaitement infondée, puisque cette paix nucléaire n’a empêché aucune des guerres qui ont ravagé diverses parties du monde depuis 1945 (Indochine, Corée, Vietnam, Israël et pays voisins, Iran, Irak, Afghanistan, Malouines etc.), et même sur le territoire de l’Europe hors Union, les guerres de Yougoslavie et d’Ukraine.
Peut-on aller plus loin ? Vers une union politique ?
C’est ce que voudraient bien, notamment, les « élites » françaises (ou la majorité de celles-ci), qui cherchent, tout en conspuant le plus souvent les États-Unis, à exploiter une « victoire » remportée dans leurs fourgons, pour, au détriment de l’Allemagne, locomotive économique de l’Europe continentale, faire de l’Europe « la France en grand » (Zemmour), en oubliant le coût humain de l’aventure napoléonienne.
Le programme est simple : exporter le système français dans toute l’Europe : économie administrée et complexe étatico-économique, fonction publique pléthorique et dominant tous les aspects de la vie sociale, état de droit en déclin dans l’arbitraire de normes foisonnantes, inconnaissables et changeantes, secteur public hypertrophié et en situation d’échec (comme vient de le montrer de manière éclatante le secteur hospitalier, malgré le dévouement individuel des personnels soignants), libertés individuelles menacées, Etat en faillite malgré les prélèvements obligatoires les plus élevés du monde en pourcentage.
L’intérêt pour les pays à gestion laxiste est facile à comprendre : faire payer les fourmis pour les cigales. Jean de la Fontaine avait pourtant déjà tranché.
L’union politique est impossible, tant que n’auront pas pris fin les systèmes d’économie dirigée, et la vouloir, sans remplir cette condition, ne peut conduire qu’à l’éclatement de l’Union, en une « Europe des nations » qui serait, à peu de choses près…. celle de 1912 !
On connaît la suite.
Faute de pouvoir imposer une union politique, dont les victimes économiques désignées, les peuples du Nord, ne veulent pas, les gouvernements des pays méditerranéens (dont la France fait partie) agitent le mot creux de solidarité européenne.
Essayons d’approfondir ce que recouvre ce concept abscons : le terme solidarité est à double sens : la solidarité, élan altruiste qui va conduire des voisins à accueillir chez eux leurs voisins chassés de leur maison par une inondation ; et la solidarité de codébiteur, situation juridique assurant des garanties aux créanciers, qui permet à l’insolvable d’emprunter à un créancier qui saura pouvoir se tourner vers son codébiteur solvable.
Il y a solidarité et solidarité. Ici, il s’agit, en profitant de la crise du virus chinois, d’émettre des emprunts européens, pour le moment appelés corona bonds, mais qui une fois mis en place, financeraient bien des choses en dehors des effets du virus chinois. Émis par l’Union européenne collectivement, ils engageraient les différents États de l’Union. Le mécanisme de la solidarité en matière d’emprunts est bien connu : il donne le droit au créancier de s’adresser au plus solvable des codébiteurs solidaires. Par la vertu des bonds, on passerait de l’incantation altruiste à l’obligation juridique.
En d’autres termes, l’Allemagne, les Pays-Bas et quelques autres – qui ont, au surplus, mieux géré la crise sanitaire, dans un meilleur respect des libertés individuelles – devront accepter de s’endetter et de compromettre l’équilibre de leurs finances publiques pour renflouer des pays méditerranéens qui n’ont pas su gérer cette crise, s’étaient préparés (surtout la France) à ne pouvoir y faire face et continueront quoi qu’il arrive, sauf réformes drastiques en profondeur, à s’enfoncer, englués qu’ils sont dans leur collectivisme (de moins en moins) mou.
Au nom de quoi ? Sinon cela risque d’être l’éclatement de la zone euro et l’Allemagne a beaucoup à y perdre. Bijoutier, donne-moi le contenu de ton coffre, sinon tu as beaucoup à perdre, dit l’aimable visiteur brandissant un gros pistolet. Un hold-up.
L’accord donné par l’Allemagne à un paquet exceptionnel de 500 milliards d’euros n’est pas, contrairement à ce que certains ont pu écrire, un pas vers la mutualisation des dettes des pays européens, au détriment des pays vertueux. Cet accord, qui est encore loin d’être ratifié par les 27, porte sur des aides ciblées à des régions ou des secteurs sinistrés par les mesures autoritaires destinées, paraît-il, à empêcher la propagation de la pandémie. Cette analyse au cas par cas de l’allocation de cette ressource exceptionnelle ne permettra pas de s’acheminer vers la mutualisation des dettes souhaitée notamment par les collectivistes français et les inconséquents italiens.
Car qu’est-ce que la dette des États ? Les impôts de demain.
Or il est une règle fondamentale à tous les régimes démocratiques : le consentement du peuple à l’impôt, par l’intermédiaire de ses représentants.
Que voudrait donc dire, en termes d’impôts, la solidarité européenne que des économies dirigées à l’agonie cherchent à imposer à leurs voisins plus prospères ? Simplement que les Parlements de divers pays du Nord voteraient des impôts à la charge de leurs citoyens pour financer des dépenses qui ne leur profiteraient pas et sur lesquelles ils n’auraient pas eu voix au chapitre.
Il s’agirait d’une violation des règles élémentaires de la démocratie.
La seule manière de rendre telle solidarité conforme à ces règles élémentaires serait que les Parlements des pays appelés à payer par solidarité soient appelés à approuver les budgets des pays demandeurs de cette solidarité.
Point de doute que, si le budget français, pour être rendu exécutoire, devait passer par l’approbation du Bundestag, un certain nombre de gaspillages (prébendes et sinécures) seraient menacés et un certain nombre d’amours-propres meurtris.
Il n’est pas certain que cette conséquence mécanique – et démocratique – de la règle « Qui paie commande » ait été envisagée par ceux qui s’égosillent à en appeler à la solidarité européenne.
Et pourtant, il n’y a que dans les hold-up que celui qui paie ne commande pas.
La Cour fédérale de Karlsruhe vient de nous le rappeler indirectement et élégamment : la construction européenne n’est pas un hold up !
Yves Laisné
Docteur en droit, Chef d’entreprises
Auteur de « Le Ve Empire ou la face obscure de l’exception française », Éditions VA Press