Dans une lettre à Emmanuel Macron, Fabrice Irat, demandeur d’emploi de 56 ans, alerte le Président sur la situation des chômeurs “grands oubliés” du gouvernement alors que leur nombre va considérablement augmenter au vue de la grave crise économique qui se profile.
Monsieur le Président,
Etant actuellement à la recherche d’un emploi, je me permets de vous proposer ma candidature au poste de conseiller spécial à la Présidence de la République, en charge des questions de chômage et de précarité.
Mon profil correspond à la description de l’offre d’emploi que vous n’avez pas diffusée et qu’à priori vous ne diffuserez jamais malgré sa pertinence à l’aube d’une année 2021 qui s’annonce terrible pour les Français les plus fragiles.
En premier lieu, malgré une certaine gaucherie de cousin de province, je suis comme vous, Monsieur le Président, diplômé d’un Institut d’Etudes Politiques. C’est une base raisonnable pour rédiger des notes et s’intégrer sans trop de casse dans les rituels plus ou moins feutrés des lieux de pouvoir.
Mais j’appartiens aussi à cette génération de français à BAC + 5 pour qui, au tournant des années 80, l’avenir s’annonçait plutôt limpide et qui, les premiers, tombèrent de très haut. Quand je parle de chômage, je sais viscéralement de quoi je parle : Six fois j’ai pointé à Pôle Emploi, ex-Anpe, et, comme bon nombre de mes semblables, je suis passé par tous les statuts proposés par l’imparfaite social-démocratie française : chômeur à temps complet, chômeur à temps partiel, chômeur de longue durée ; stagiaire de la formation professionnelle ; micro-entrepreneur ; rmiste multi-dimensionnel, avec interdiction bancaire et commission de surendettement. J’ai rencontré une multitude de conseillers avec lesquels j’ai fait des bilans de compétences et des sessions de rédaction de CV. Que des gens professionnellement irréprochables mais qui, le temps passant, ne pouvaient faire guère mieux, pour moi comme pour beaucoup d’autres, que me demander ma montre pour me donner l’heure.
Je suis un spécialiste du chômage. De niveau post-doctoral, ou pas loin. J’ai fait Sciences Po + une sorte d’Ena option précarité.
Ma légitimité pour m’occuper de ces questions au plus haut niveau de l’Etat est donc au moins aussi évidente que celle de vos collaborateurs habituels, dont les brillants parcours dans les filières d’élite de la République leur permettent d’avoir un savoir sur le drame du chômage, mais certainement pas une connaissance. Or, jusqu’à ce jour, il apparait que le destin de six millions de Français est entre les mains de technocrates à l’abri du besoin et de statisticiens à tableaux Excel dont la (mal)chance de se retrouver à Pôle Emploi est particulièrement ténue.
Je vous concède que ce n’est guère mieux du côté des « partenaires sociaux » censés nous représenter, puisque donc il apparait que même si les Français émargeant à Pôle Emploi constituent de loin la première corporation de France, ils ne votent pas pour élire les représentants, syndiqués ou non, qui doivent (devraient) défendre becs et ongles leurs fragiles intérêts auprès de l’Unedic et du gouvernement. Seuls les intermittents du spectacle, qui, en sus de bénéficier de soutiens prestigieux, ont une culture du combat revendicatif, arrivent à se faire entendre. C’est bien pour eux. Mais les intermittents du spectacle, ce sont moins de 5 % des chômeurs. Quid de la prise en compte des 95 % restants ?
Des représentants légitimes, élus dans le cadre d’élections professionnelles organisées pour tous les « ressortissants » de Pôle emploi – comme c’est le cas pour toute organisation de plus de dix collaborateurs en France – auraient déjà obtenu le retrait pur et simple de la réforme inique que vous, Monsieur le Président, et votre gouvernement persistez à vouloir imposer de force le 1er avril prochain.
Car cette réforme est effectivement inique. Elle l’était avant la crise de la Covid : Il s’agissait de travailler plus longtemps pour obtenir l’ouverture de droits à indemnisation. Il s’agissait de travailler plus longtemps alors que le seul fait de travailler tout court était déjà un parcours du combattant. Et ce pour obtenir une indemnisation plus faible. Bref : pour résorber le déficit de l’Unedic, il fallait faire payer les chômeurs.
On aurait pu penser que suite à vos mâles affirmations de chef de guerre, Monsieur le Président, le « quoi qu’il en coûte » vous aurait logiquement amené à vouloir aussi protéger celles et ceux qui étaient déjà en difficulté AVANT la Covid. Au lieu de ça, impassible, vous avez différé mais maintenu votre réforme. Le « quoi qu’il en coûte » ne concernera donc pas les demandeurs d’emploi, qui devront au prix éventuel de la misère pour beaucoup d’entre eux écoper les 6 milliards d’€ de déficit de leur organisme de tutelle.
Qu’on se comprenne bien : il faut aider massivement les commerçants qui pour beaucoup d’entre eux sont en danger de mort. Mais donc les commerçants ont des représentants dignes de ce nom qui portent leur parole, lancent des alertes dans les médias, vont chercher avec les dents des aides gouvernementales. Les restaurateurs sont en danger de mort : ils ont un Etchebest et quelques autres pour véhéments porte-voix. Les libraires sont en danger de mort : les académiciens et les grands noms de l’édition multiplient les pétitions, les indignations de plateaux-télé et les cagnottes pour payer les amendes. Le monde du spectacle est en danger de mort : Isabelle Adjani et une myriade de professionnels des arts montent au créneau.
Fort bien. Il ne s’agit pas d’instaurer une concurrence des détresses (ce serait pain bénit pour votre gouvernement, ça, Monsieur le Président). Il s’agit simplement de rappeler que nous sommes plusieurs millions à ne pas avoir de visibilité médiatique, parce que chômeur, ce n’est pas une situation « bankable ». Il n’y a pas de chômeurs célèbres. Il y a principalement des chômeurs honteux, déboussolés, sujets à de vieilles angoisses que l’on croyait enfouies dans le passé profond de l’espèce : celles du journalier agricole qui ne sait pas s’il travaillera le lendemain, celles de celui qui consulte le solde de son compte en banque comme le serf redoutait les jours de dîme. D’autres encore. Et à l’heure du « quoi qu’il en coûte », Monsieur le Président, vous en rajoutez une couche !
Tout cela m’inquiète. En tant que chômeur, chômeur de longue durée, chômeur senior (56 ans, bon pour la casse), qui plus est Gilet Jaune et Français périphérique, tout cela m’inquiète beaucoup.
D’un autre côté je réunis sur ma tête tous les paramètres qui vous permettraient de faire une bonne opération de com : l’embauche d’un vieux chômeur issu de la cambrousse comme conseiller spécial, ça serait frais, comme démarche. Je ferais de mon mieux pour me composer un personnage mi-fou du roi, mi-Attali des faibles et nécessiteux. En sus j’ai acquis une vraie culture de la frugalité : un petit bureau dans les combles de l’Elysée, quelque part entre les chargés de mission en disgrâce et le stagiaire de l’Ena, suffirait à mon bonheur. Il est peut-être bon de préciser aussi – surtout par les temps qui courent – que mon casier judiciaire est aussi vierge que l’Immaculée Conception.
Oui, Monsieur le Président, je suis sûr que mon embauche constituerait pour vous une bonne opération.
Toutefois un problème se pose : je ne suis pas disponible la première semaine de décembre. Je fais une formation pour conduire des chariots élévateurs. Il parait que la logistique c’est l’avenir. Donc moi je fais ce qu’on me dit : une formation pour conduire des chariots élévateurs. D’autres, avec des fortunes très diverses, ont suivi votre conseil : ils ont traversé la rue. Moi j’ai fait un bac + 5, tutoyé des ministres, et donc là je me forme à la conduite de chariots élévateurs. Ma révolution culturelle à l’échelle, sans humiliation publique sous les lazzis des jeunesses maoïstes, mais avec l’échéance proche de la fin de mes droits au chômage et la nuit subséquente, la nuit des exclus du « quoi qu’il en coûte ».
Mais je m’égare : juste après les chariots élévateurs, je serai à votre entière disposition.
Et dans l’attente de votre réponse, Monsieur le Président, je vous prie d’agréer l’expression de mes sentiments respectueux.
PS : Je ne joins pas de CV. Il est de notoriété publique que passé cinquante ans ça ne sert plus à rien.
Fabrice Irat
Fondateur du Collectif Gilets Jaunes Emploi et Dignité
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