Cet héritage-là n’est pas le plus connu. On l’oublie souvent mais, dès les premiers jours de sa prise de pouvoir, Napoléon fut confronté à la plaie de finances toujours béante qui avait en partie condamné l’Ancien Régime comme la Révolution. S’il n’avait pas agi rapidement dans ce domaine, son régime n’aurait pas duré, c’est une certitude. S’il réforma dans l’urgence, ses innovations furent néanmoins pérennes, une incontestable réussite, une de plus à mettre à son crédit.
Naissance d’un fisc en granit
Le Directoire n’avait pas démérité en matière financière pour avoir entrepris des réformes de fond très importantes concernant deux problèmes majeurs : la dette publique, source de la faillite de l’Ancien Régime, et le papier monnaie, cause de l’effondrement financier de la Révolution. Les mesures prises furent à la hauteur des enjeux, c’est-à-dire sans nuances : le papier monnaie révolutionnaire fut jeté aux orties et la dette des anciens rois divisée par trois ! Si une partie du redressement financier était assurée, il restait encore beaucoup à faire car les caisses restaient obstinément vides.
À ses débuts, le régime Consulaire ne voulut pas toucher à la structure fiscale existante.
Les recettes se répartirent comme auparavant entre les contributions directes, pour lesquelles le contribuable paye directement son impôt au Trésor, et les droits d’enregistrement et de timbre. De 1799 à 1807, les Français ne connurent aucune autre sorte d’imposition. L’œuvre du Consulat concerna essentiellement la réorganisation du recouvrement de l’impôt. Jusqu’alors, cet élément essentiel de tout système fiscal n’était pas administré directement par le ministère des Finances. La Constituante avait voulu que les rôles d’impositions des contributions directes, c’est-à-dire les « feuilles d’impôt », soient établis par des administrations municipales. Mais, peu motivées (voire corrompues), leur action fut un désastre puisqu’une grande partie des contribuables n’avaient encore rien reçu pour leurs impositions depuis presque trois ans. Si l’envoi des matrices fiscales laissait assez largement à désirer, la collecte des contributions directes n’était guère meilleure, le percepteur n’étant pas non plus un agent de l’administration. Avec un tel système, le mode de fonctionnement de la fiscalité dont Bonaparte héritait prenait « l’eau de toutes parts » et menaçait de faire sombrer l’État tout entier.
Un mois après la nomination du nouveau ministre des Finances, Gaudin, le 13 décembre 1799, la Direction des Contributions directes fut créée avec pour mission d’établir et d’expédier les matrices d’impôt. Cette administration, dépendante exclusivement du ministère des Finances, était composée d’un directeur général, de 99 directeurs départementaux et de 840 inspecteurs et contrôleurs. L’organisation des contributions directes devenait à la fois centralisée et pyramidale, soit l’inverse du système précédent, très décentralisé et possédant une hiérarchie confuse. Le travail de la confection des rôles, si longtemps confié aux autorités locales, passait ainsi entièrement « dans la main du ministre des Finances » et, de cette façon, le contribuable se trouvait en prise directe avec l’administration. Le système fiscal n’ayant plus « d’obstacles », l’argent rentra. Avec ardeur, les agents de cette nouvelle administration réalisèrent un travail considérable, plus de cent mille feuilles d’impôts furent établies en une seule année.
La réforme de la perception des impôts fut plus lente. Il fallut attendre 1804 pour que tous les percepteurs soient des fonctionnaires. À la fin du Consulat, toute l’administration fiscale se trouva ainsi entièrement dépendante du pouvoir central. Par la suite, l’administration en charge des contributions indirectes (taxes sur le tabac, l’alcool ou le sel) créée le 25 février 1804, la Régie des Droits Réunis, et les Douanes furent bâties sur le même modèle pyramidal et centralisé. Les Français acceptèrent sans sourciller les nouvelles règles du jeu.
Après dix ans de désordres en tout genre, ils avaient bien compris que sans moyens un Etat ne pouvait rien faire.
Sans impôt, pas de solde pour les soldats, pas de traitements pour les fonctionnaires, pas de rentes pour les rentiers et pas d’entretien des routes non plus. Avec un instrument aussi efficace, presque « despotique », Napoléon Bonaparte donna incontestablement à son régime et aux suivants les moyens de durer.
Sous la première et la seconde Restauration, ni la structure fiscale, ni l’administration des finances ne furent modifiées en profondeur. Malgré l’arrêt de la guerre, l’État continua d’avoir d’importants besoins. Mais le taux d’imposition resta modéré (environ 10 % du Revenu national), ce qui facilita le développement économique. L’industrie, grande ou petite, n’était presque pas imposée. Le négoce (sauf les droits de douane) et la Banque l’étaient très faiblement. Un Français en 1830 ne payait un impôt important que s’il avait une propriété ou s’il consommait de l’alcool, du tabac ou du sel. L’impôt sur le revenu ne fut par exemple institué que le 15 juillet 1914, on pensa longtemps que personne ne déclarerait ses revenus de manière… sincère.
De l’anarchie monétaire au franc germinal
« On ose à peine décrire l’anarchie monétaire du Consulat, tant cette situation nous paraît aujourd’hui invraisemblable » a écrit Guy Thuillier1. Une grande partie des pièces d’Ancien Régime (les louis d’or, les écus en argent et les sous en cuivre) avaient été « rognés » pour en retirer de la matière. La fausse monnaie était par ailleurs abondante en provenance d’Angleterre ou d’ateliers clandestins français. Enfin, s’il n’y avait que de la monnaie française en circulation, les choses auraient été plus « simples ». Mais depuis les guerres révolutionnaires, une grande quantité de pièces étrangères faisaient également office de monnaie sur le territoire. Pour compliquer le tout, on continuait dans la France consulaire de compter en livres malgré le passage au franc comme unité monétaire depuis le vote de la loi du 15 août 1795, dans les dernières semaines de la Convention.
Entre le laissez-faire et une refonte totale de la monnaie, Bonaparte hésita longtemps (près de trois ans) avant de s’attaquer à ce problème.
Les lois de germinal an XI allaient d’une part consacrer une monnaie forte, « fidèle » et « certaine », le franc dit « germinal ». Pour que la nouvelle monnaie ait les plus grandes chances de succès, la loi lui conféra le plus d’avantages possibles. Tout d’abord son poids (cinq grammes d’argent) se rapprocha au maximum de celui de la livre de 1726, ce qui était une manière de revenir à une certaine stabilité après les bouleversements révolutionnaires. Le rapport entre l’or et l’argent était fixé à 15 ½, ce qui permettait à cette monnaie de posséder un change adapté à sa position centrale en Europe entre les pays où l’or était privilégié (Angleterre et Hollande) et ceux où l’argent était prioritaire (Espagne et Portugal). En revanche, le système décimal était conservé avec de surcroît des frappes de nouvelles pièces d’un demi, trois quarts, deux ou trois francs. Enfin, le franc germinal devint à la fois la monnaie réelle et la monnaie de compte.
Cette dernière innovation est fondamentale et nous est restée. Elle est à ce point devenue évidente que nous avons même oublié qu’autrefois il ait pu exister un autre système. Sous l’Ancien Régime, la monnaie réelle, que chacun possédait dans sa bourse, était constituée d’écus d’argent ou de louis d’or tandis que la monnaie de compte, celle qui servait à fixer les prix ou les salaires, était la livre tournois pour laquelle aucune pièce n’existait. Avec un tel système, les contrôleurs des finances de l’Ancien Régime n’avaient pas hésité, à plusieurs reprises, à « jouer » dangereusement avec la monnaie pour le gain de quelques millions. En supprimant définitivement cette distinction, le Consulat donna un gage de confiance certain au franc germinal, ce qui explique aussi son succès. Le franc germinal fut la monnaie française du XIXe siècle. Après la Première Guerre mondiale, le franc fut profondément dévalué, la parité or et argent ne pouvant être maintenue. Ensuite, l’étalon or fut progressivement abandonné au profit d’une monnaie libérée de toute contrepartie métallique, les émissions massives de notre moderne euro n’obéissant plus qu’aux seules règles de la Banque centrale européenne, fille de la Banque de France.
La Banque de France
Dès sa prise de pouvoir, Bonaparte estima que le système bancaire devait aussi être revu.
Pour la bonne marche des affaires, la seule monnaie métallique ne suffisait pas comme moyen de paiement. Les commerçants avaient besoin, d’une part, du crédit commercial (l’escompte ou la lettre de change) et, d’autre part, du billet de banque pour simplifier leurs transactions. Le crédit commercial ne devait pas être trop élevé (voire usuraire) et les billets devaient jouir d’une assez grande confiance pour être utilisés. L’activité bancaire, mise à mal sous la Terreur, avait timidement repris sous le Directoire. Les cinq établissements qui virent le jour parvinrent à faire baisser les taux de crédit (dont certains dépassaient les 7 % mensuels soit près de 125 % à l’année !) aux environs de 6 % par an. Malgré cette renaissance, la place de Paris manquait d’un grand établissement bancaire.
Deux décrets en date du 18 janvier 1800 accordèrent à la Banque de France le concours et la protection du gouvernement. Le capital était à l’origine de 30 millions de francs avec 30 000 actions de 1 000 francs chacune. L’État apporta 10 millions en versant à la Banque le montant des cautionnements des receveurs généraux. Pour que le nouvel établissement ouvre ses portes au plus vite, on parvint à négocier une fusion avec la Caisse des Comptes-courants qui possédait déjà ses bureaux et un personnel qualifié (beaucoup d’actionnaires étaient d’ailleurs les mêmes dans les deux établissements). De ce fait, la Banque de France commença rapidement son activité dès le 20 février 1800.
Trois ans plus tard, la loi du 15 mars 1803 conféra à la Banque de France le privilège exclusif d’émission des billets. Avec sa position de monopole et son renforcement en capital, la circulation des billets de la Banque de France passa de 29 millions en 1802 à plus de 111 millions en 1812. En dépit de quelques crises, la Banque de France ne fit que progresser en régulant le crédit et faisant circuler ses billets avec de plus en plus de facilité (200 millions de billets étaient en circulation en 1830). Le billet de banque était alors une simple promesse délivrée par une banque de payer en espèces (monnaie métallique). Il était utilisé essentiellement dans les échanges entre maisons de commerces ou entre banques. Si la transaction était d’un montant élevé, il était préférable de remettre des billets pour éviter de transporter d’un point à un autre du territoire des centaines de kilos de pièces métalliques. Celui qui recevait des billets pouvait ensuite les convertir en pièces d’or ou d’argent auprès de la banque émettrice.
Au-delà de ces considérations pratiques, le billet de banque n’était pas seulement destiné à remplacer les pièces dans la circulation monétaire. Un détenteur de billets pouvait les utiliser à son tour pour payer ses achats. Dans ce cas, le billet de banque augmentait le montant de la masse monétaire. C’est en ce sens qu’il s’agissait d’une monnaie dite « fiduciaire ». Ainsi, la banque émettrice n’était plus obligée d’avoir en caisse une valeur de monnaie métallique égale à celle de ses billets en circulation. Par ailleurs, l’émission remédiait aussi au manque récurrent d’espèces dans les sociétés occidentales, pénurie qui freinait la croissance économique. La création de la Banque de France par Bonaparte constitue indéniablement la première étape d’un long processus ayant abouti à notre système financier et monétaire actuel. On peut donc dater du Consulat la naissance de la première véritable monnaie fiduciaire française. Certes, pour en arriver à la monnaie que nous utilisons aujourd’hui, bien des étapes restaient à franchir mais sans ce premier pas décisif opéré par Napoléon, aucune suite n’était vraiment possible.
Pierre Branda
Historien, Fondation Napoléon
- Guy Thuillier, La monnaie en France au début du XIXe siècle, Genève, Librairie Droz, 1983, p. 63. ↩