A l’occasion des 150 ans de la proclamation de la République, la Revue Politique et Parlementaire a publié en septembre dernier « un cahier républicain ». Durant toute cette semaine, nous diffusons les contributions du « deuxième cahier républicain » rédigé par l’Observatoire de la vie politique et parlementaire pour les 150 ans des Assemblées de Bordeaux et de Versailles. Aujourd’hui la seconde partie de « L’armée nouvelle qui fait oublier la défaite » par Georges Gugliotta.
La République et son armée (1871-1880)
In memoriam André Martel, 1930-2019
Lorsque Thiers arrive à Paris le 15 mars 1871 après avoir quitté l’Assemblée Nationale qui doit rejoindre prochainement Versailles, il est pleinement conscient des difficultés qui l’attendent. Face à une assemblée à prédominance monarchiste et une capitale meurtrie par un siège éprouvant. Par ailleurs, il a compris avant tous qu’en raison de l’incapacité des monarchistes à régler leur différend, la République, gouvernement de fait, n’a qu’à durer pour devenir gouvernement de droit. Or, pour lui qui s’est toujours attribué de hautes aptitudes militaires, le sort de la toute nouvelle République, née des désastres des armées impériales, dépend de la reconstruction d’une armée nouvelle, puissamment organisée et dotée d’armements modernes.
Les braises d’une capitale
Pour l’heure, sa priorité s’appelle Paris. En effet, le feu couve dans une capitale qui, quelques mois auparavant a renversé le régime impérial et proclamé la République. Une capitale qui a subi un siège éprouvant et vécu l’entrée des troupes allemandes comme une insulte à son courage. Par ailleurs, l’Assemblée Nationale, totalement inconsciente de l’état d’esprit des Parisiens, a abrogé le moratoire des effets de commerce, décidé que le paiement des effets venus à terme entre le 13 août et le 13 novembre sera exigible sept mois après la date initialement prévue et enfin, a supprimé la solde journalière de 1,50 franc des gardes nationaux. En matière de boute feu, il est difficile de faire pire !
Pour maintenir le calme dans la capitale, Thiers compte s’appuyer sur trois généraux réputés « à poigne » : Vinoy commandant en chef de l’armée de Paris depuis l’armistice, Aurelle de Paladines, nommé commandant en chef de la Garde Nationale depuis le 3 mars et Valentin, général de Gendarmerie, qui a pris la tête de la préfecture de police de Paris. Par ailleurs, si Thiers a obtenu de Bismarck que les troupes de Paris soient portées de 12000 à 40000 hommes, la réalité est toute autre. Compte tenu de la signature des préliminaires de paix, bon nombre des soldats de l’armée de Paris, étant libérables, sont rentrés dans leurs foyers, à commencer par les hommes de la garde nationale mobile. En ce 15 mars 1871, Thiers ne dispose en réalité que de 20000 hommes. Le 17 mars, Thiers obsédé par l’idée de reprendre les canons qui sont aux mains des gardes nationaux et des fédérés principalement installés à Montmartre, avant l’installation de l’Assemblée Nationale à Versailles, a le sentiment de jouer son prestige et son emprise morale sur les députés dans cette affaire. Optimiste quant à la faible valeur militaire de la garde nationale qui garde les canons en faisant preuve d’une faible vigilance et, pensant que la neige et la pluie qui tombent depuis deux jours sont une aide supplémentaire, il décide que l’opération d’enlèvement des canons sera lancée le lendemain, contre l’avis de Vinoy et Aurelle de Paladines qui considèrent l’action comme prématurée. En fait, compte tenu du nombre de canons et mitrailleuses, ce n’est pas moins de 2000 chevaux qui seraient nécessaires pour les déplacer et ce, pendant deux jours. En fait la volonté de Thiers l’emporte sur la prudence car rien n’a vraiment été préparé de manière professionnelle pour une opération aux allures de roulette russe !
Le samedi 18 mars 1871, entre 3 heures et 5 heures du matin, la troupe exécute sans difficulté sa mission. A Belleville, 16 canons et 7 mitrailleuses sont aussitôt enlevées. A Montmartre, entre 5 heures et 8 heures, une quarantaine de canons sont enlevés alors que la population se réveille au son du roulement des pièces. Mais à partir de 9 heures la situation se dégrade. Une nuée de femmes et d’enfants se ruent sur Montmartre. Aux Buttes-Chaumont les soldats parviennent à enlever 18 canons malgré la foule, mais certains soldats qui sont des novices fraternisent avec la population. A midi la situation se tend et l’on considère que l’opération est un échec. D’autant que Vinoy a donné l’ordre aux troupes de se replier sur la rive gauche de la seine. Thiers évoque alors l’idée de quitter Paris. Au même moment les généraux Lecomte et Clément Thomas sont assassinés à Montmartre par une foule surexcitée. A 16 heures le gouvernement évacue Paris en compagnie des troupes régulières en direction de Versailles. En fait, l’opération voulue par Thiers était irréalisable. La toute nouvelle République se trouve désormais face à un défi: reprendre sa capitale en reconstruisant une armée garante de la légalité républicaine.
Thiers, chef de guerre
Au matin du 19 mars, Thiers, roi sans couronne, ayant volontairement abandonné la capitale face à un soulèvement populaire niant la légalité de son pouvoir, ainsi que la représentativité nationale, n’ignore pas que l’Assemblée qui s’apprête à siéger le lendemain, lui demandera des comptes quant à l’action du gouvernement, car c’est elle qui, lui ayant confié le pouvoir, peut très bien le lui retirer au profit d’un prince d’Orléans. En fait, il se méfie plus des monarchistes de Versailles que des insurgés de Paris. Nous osons écrire que si Thiers a quitté Paris pour Versailles, c’est parce qu’il était persuadé qu’en restant à Paris l’Assemblée le destituerait et le remplacerait probablement par le duc d’Aumale en prétextant qu’il était prisonnier des rebelles parisiens. Or, pour pouvoir faire face à cette menace, il sait qu’il doit obtenir de la majorité monarchique, outre sa confiance, du temps pour reconstituer une armée puissante qui, en dernier recours, lui permettra de reprendre Paris. Le rs, Thiers prononce plusieurs discours dont le dernier est un appel à la sagesse de la capitale, en espérant que le bon sens l’emportera et que Paris retrouvera son calme. Mais le 28 mars la Commune de Paris est proclamée. Tout compromis est désormais impossible. La guerre civile devient probable et, pour le gouvernement, l’armée n’est désormais plus que son ultima ratio, d’autant que dans les jours suivants des insurrections communalistes se produisent à Lyon, Marseille, Narbonne et Saint-Etienne.
Pour renforcer cette armée, Thiers a besoin des soldats aguerris détenus en Allemagne. Or, Bismarck ne se presse pas de les libérer afin de servir de chantage lors de la négociation du traité de paix définitif. Le 15 mars, Mac Mahon, Cissey et du Barail sont libérés, suivis par Galliffet le 19. Le 21 mars, deux camps sont créés à Cherbourg et Cambrai. Le premier destiné à réceptionner les soldats prisonniers rentrant par bateau et le second, les prisonniers rentrant par chemin de fer ou par terre par la frontière du Nord. Or, le 22 mars, Bismarck suspend le retour des prisonniers. Thiers incite les chefs de corps à chasser des troupes existantes les soldats qui se sont fait remarquer par leur mauvais état d’esprit ou qui ont sympathisé avec les émeutiers le 18 mars. Ainsi, plusieurs unités sont dissoutes et les soldats expédiés en Algérie où la révolte de Kabylie gronde depuis plusieurs semaines. Dès le 15 mars le bachaga Mokrani, figure emblématique de la noblesse arabe, a sonné le clairon de la révolte. Epine supplémentaire pour Thiers après l’évacuation de la capitale. Indépendamment de la reconstitution de l’armée voilà qu’il lui faut trouver des troupes complémentaires à celles qui ont été envoyées en Algérie en raison de leur indiscipline. En un mois, en se servant d’anciens soldats des troupes d’Afrique revenus d’Allemagne et de certaines troupes de l’armée de l’Est revenues de Suisse, il réussit le tour de force d’expédier 22000 hommes au secours des maigres troupes qui luttent contre l’insurrection, tout en maintenant sur place les mobiles de la Côte d’Or, de la Nièvre, de l’Hérault et des Bouches-du-Rhône. En fait, en attendant que l’armée ait été dotée d’un chef, c’est Thiers qui en est le véritable patron car il se croit doté de connaissances stratégiques qui l’autorisent à donner des ordres directs d’exécution sans les faire passer par le ministre de la Guerre, le général Le Flô qu’il juge dépassé. Quelques modestes succès étant remportés sur les troupes fédérées début avril confortent le chef du gouvernement dans sa stratégie de prudence visant à éviter le moindre revers risquant de provoquer la décomposition de l’armée, le soulèvement des grandes villes, le renversement du gouvernement et, in fine l’intervention des troupes allemandes.
Naissance de l’armée de Versailles
Le commandement de l’armée confié au général Vinoy ne satisfait pas Thiers qui l’estime trop prudent. D’autant qu’il se considère lui-même, nous l’avons dit, comme un grand stratège. Aussi décide-t-il de le remplacer. Son choix se porte alors sur Mac Mahon, légitimiste politiquement acceptable aux yeux de la majorité de l’Assemblée, ce qui peut paraître une maladresse quand on connaît la suite…En fait, c’est un choix forcé, car si Mac Mahon, jaloux de ses prérogatives, est quelque peu agacé par les prétentions militaires de Thiers, c’est un homme accommodant qui approuve les directives qui lui sont données. D’autant que la blessure reçue à Sedan lui a épargné l’humiliation de la signature de la capitulation de l’armée et que ce commandement est un moyen de faire oublier l’incurie qu’il a manifestée en conduisant ses troupes dans la souricière de Sedan. Vinoy, quant à lui, est nommé grand chancelier de la Légion d’Honneur et commandant d’une armée de réserve chargée de garder la résidence du gouvernement et de l’Assemblée Nationale. Le 11 avril, Mac Mahon prend le commandement de cette nouvelle armée forte de trois corps d’armée qui prend le nom d’armée de Versailles. Le 23 avril elle est renforcée par deux corps d’armée supplémentaires.
Si l’armée de Versailles est l’armée de la République, force est de constater qu’elle est essentiellement commandée par des officiers d’origine noble, possédant une particule comme l’on dit couramment, plus orléanistes que bonapartistes. Pour ceux-ci, la Commune est l’occasion d’un règlement de compte avec ce qui est le dernier témoignage de la Révolution française qui depuis plus de quatre-vingts ans sème le désordre dans la vie politique de la Nation. Mac-Mahon, fils de ci-devant marquis ayant émigré dans l’armée des princes est légitimiste. Ladmirault, commandant le 1er corps d’armée, est lui aussi légitimiste, fils de ci-devant émigré en Angleterre. Le 2e corps d’armée est commandé par le général Ernest Courtot de Cissey, neveu du maréchal Davout, de sensibilité orléaniste, fils lui aussi de ci-devant ayant émigré en Suisse. Le 3e corps d’armée, qui est un corps de cavalerie, est commandé par le général Du Barail, lui aussi fils de ci-devant ayant émigré en Autriche. Le 4e corps d’armée est commandé par le général Félix Douay, ancien aide de camp de Napoléon III. C’est le seul qui soit de sensibilité bonapartiste. Enfin, le 5e corps est commandé par le général Clinchant qui s’est évadé de Metz et qui a servi dans les armées de la Défense Nationale avant de négocier l’internement de l’armée de l’Est en Suisse. Le choix de Clinchant s’explique par la volonté de Thiers de contrebalancer la nomination de Douay en donnant un gage de bonne volonté à la fraction républicaine de l’Assemblée. Bien entendu, les commandants des divisions de ces corps d’armée sont également nombreux à être d’origine noble.
De plus, Thiers, toujours imbu de ses connaissances militaires, qui a une grande estime pour l’ancienne garde impériale, décide de conserver secrètement les nouveaux régiments issus de l’ancienne garde et de ne pas les incorporer dans l’armée de Versailles afin de se constituer une petite troupe de réserve sur laquelle Bismarck n’aura pas droit de regard. Renforçant sans cesse sa nouvelle armée et soucieux du moral des troupes avant l’épreuve du feu, Thiers sait que le moindre revers risque de produire des effets désastreux, synonymes de panique devant l’ennemi, de mutinerie et de fraternisation. Thiers et Mac Mahon sont d’accord sur un point : Agir avec prudence et à coup sûr.
Le sang et les larmes d’une reconquête
Après avoir créé de toutes pièces une armée nouvelle, celle de la République, commandée par un maréchal de France et des officiers généraux issus de l’ancienne armée impériale, rompus aux campagnes d’Afrique ou du Mexique, désireux de faire oublier les échecs de Sedan et de Metz, Thiers sait qu’il pourra compter de leur part sur un complet dévouement et une parfaite obéissance. Partisan d’une stratégie d’attente afin d’augmenter les forces de l’armée, d’user la résistance parisienne par un bombardement ininterrompu, il espère que ses espions lui livreront une porte de Paris afin de faire entrer l’armée par surprise dans la capitale.
Entre le 16 avril et le 7 mai, Thiers adresse plusieurs messages aux fédérés en espérant que la raison l’emportera. En fait, il redoute par-dessus tout une victoire sanglante qui ferait le jeu de la majorité monarchiste de l’Assemblée et empêcherait la République de s’établir définitivement car elle serait fondée sur le sang des Français, ce qui serait à ses yeux une tache indélébile. Ne répondant pas à ses appels, les fédérés, dans un délire destructeur, procèdent le 16 mai à la chute de la colonne Vendôme. Faute magistrale s’il en est envers une armée humiliée par la défaite, qui voit dans la colonne de la grand armée fondue avec les canons pris à Austerlitz, le souvenir des jours de gloire passés. Désormais les fédérés constituent le parti de l’ennemi qu’il faut châtier.
Le 21 mai le général Douay entre par surprise dans Paris. En quelques heures, 50000 hommes des 116995 que compte alors l’armée sont entrés dans la capitale. La bataille est perdue pour les fédérés ! Le même jour, Thiers se rend devant l’Assemblée et après avoir rappelé les destructions opérées par les fédérés, déclare : « Messieurs, l’expiation sera complète, mais ce sera, je le répète, l’expiation telle que d’honnêtes gens doivent l’infliger quand la justice l’exige, l’expiation au nom des lois et par la loi ». A l’unanimité, l’Assemblée vote alors la motion suivante : « L’Assemblée Nationale déclare que les armées de terre et de mer, que le chef du pouvoir exécutif de la République Française ont bien mérité de la patrie ». La prise de Paris dure une semaine, la semaine sanglante, du 21 au 28 mai. Au milieu des incendies qui ravagent les Tuileries, le palais de la Légion d’Honneur, la Cour des Comptes le Conseil d’Etat, les exécutions sont nombreuses, probablement entre 6500 et7500, qui sont les chiffres les plus crédibles. Mac Mahon qui a été le chef irrésolu de l’armée de Châlons a manqué de fermeté vis-à-vis de ses subordonnés en interdisant tout débordement. Mais pouvait-il en être autrement avec une armée qui considère la Commune comme la fille naturelle de la Terreur de 1793 ? Pour ces officiers généraux, fils de ci-devant qui ont fui la France en perdant leurs biens ou qui ont eu un membre de leur famille guillotiné, il existe un véritable compte à régler avec les descendants de ces révolutionnaires auteurs des maux de la France sous le regard narquois de l’ennemi campé devant Paris.
Devant une telle lutte, Thiers a alors un sentiment d’échec personnel devant cette armée dont il est le créateur, mais qui lui a en partie échappé en donnant à la répression un caractère inexpiable. Dans ce Paris qui brûle, alors que la révolution française fait ses adieux à l’Histoire, il est plus que jamais persuadé que l’armée de la République doit se remettre au travail afin de refonder un outil militaire capable d’obtenir un jour sa grande revanche.
Magnifier l’armée française
Au lendemain de la semaine sanglante, alors que les ruines fumantes de Paris se consument lentement, la capitale est placée sous l’autorité militaire et ce, jusqu’au 24 juin, lorsque le maintien de l’ordre est à nouveau confié à la police. Thiers, qui a laissé pour un temps le premier rôle à Mac Mahon, reprend la main en se livrant à une véritable pluie de décorations. Il attribue ainsi 1907 Médaille militaires et 1224 croix de la Légion d’Honneur aux soldats qui se sont distingués. Ladmirault et Vinoy reçoivent la Médaille militaire, Cissey, Bourbaki et Douay, la grand-croix de la Légion d’Honneur. Mais ce qui retient l’attention du chef du gouvernement c’est le désir de remplacer le général Le Flô, ministre de la Guerre, qu’il juge incapable d’accomplir de grandes réformes. Le 5 juin, il le nomme ambassadeur de France en Russie et le remplace par le général Courtot de Cissey. Son choix s’est porté sur ce dernier probablement depuis son retour de captivité. Officier général issu du corps d’état-major, neveu du maréchal Davout, le seul à avoir emporté un drapeau à Rezonville, connu pour son talent d’organisateur et son énergie, il représente pour Thiers le collaborateur idéal. Il n’ignore pas que Cissey, de sensibilité orléaniste, entretient des relations suivies avec le duc d’Aumale, ce qui est aussi pour lui un moyen de se prémunir d’une éventuelle volonté du prince de le remplacer. Il est pour Thiers l’incarnation de cette fraction libérale orléaniste qui, se rendant compte, dès 1871, de l’impossibilité d’une restauration monarchique, est toute prête à se rallier à une République modérée et socialement conservatrice qui n’ose pas encore dire son nom, mais qui s’imposera tôt ou tard comme le seul régime politique susceptible d’éviter une nouvelle guerre civile à la Nation.
Le 12 juin, Cissey décide d’organiser une grande revue des troupes sur l’hippodrome de Longchamp afin de témoigner de l’attachement de la Nation à son armée. Se souvenant de la revue passée par Napoléon III entouré du tzar de Russie et du roi de Prusse, le 6 juin 1867, il manifeste ainsi son désir de maintenir les traditions militaires de la France. Nouvelle fête plus grandiose que la précédente, mais aussi manifestation d’une attention et d’un respect inchangé de la part du pouvoir républicain. Repoussé plusieurs fois pour des raisons climatiques, le défilé a finalement lieu le 29juin. C’est la réponse inavouée au défilé triomphal des troupes allemandes dans Berlin le 16 juin. Afin de prévenir tout débordement, un véritable quadrillage a lieu autour de l’hippodrome et du bois de Boulogne. 80000 hommes, dans une tenue soignée accompagnés des nouvelles pièces d’artillerie réalisées par Verchère de Reffye défilent alors, témoignant d’une véritable résurrection suscitant une profonde émotion chez Thiers qui ne peut retenir ses larmes face à Mac Mahon. Désormais il ne s’agit plus de l’armée de Versailles mais bien de l’armée française ressuscitée !
Un ministre de la Guerre réorganisateur
Si la revue de Longchamp est un immense succès, Thiers peut s’enorgueillir d’un autre succès, le premier emprunt de libération du territoire qui va permettre la libération anticipée de douze départements qui sont aussitôt réinvestis par de petits détachements de l’armée avec des soldats revenus de captivité, sans manifestation de joie débridée afin de ménager la susceptibilité de Bismarck. Le 31 août 1871, Thiers est nommé Président de la République par l’Assemblée pour une durée égale à cette dernière, ce qui lui confère un plus grand prestige auprès des nations européennes. Cela devrait, selon lui, favoriser son influence sur les décisions du ministre de la Guerre et faire prévaloir son point de vue dans le domaine militaire. C’est sans compter sur le caractère de Cissey qui ne tarde pas à lui faire comprendre qu’il n’est pas un médiocre comparse. Car, pour Thiers, l’armée idéale est celle de la loi Soult de 1832, comprenant tirage au sort et remplacement avec une durée de service de sept ans. Or, le 17 mai, l’Assemblée a voté les statuts d’une commission de réorganisation de l’armée forte de quarante-cinq membres, dont le rapporteur est le marquis de Chasseloup-Laubat, qui ne tarde pas à évoquer le principe du service militaire obligatoire. A la suite de la déposition, le 6 juillet, par le député Vandier d’un projet de loi de dissolution de la garde nationale, la commission entend montrer sa puissance face à Thiers en examinant un rapport établi par Chanzy favorable à une telle mesure, mais Thiers, afin de ménager la susceptibilité de la population parisienne, après l’écrasement de la Commune, tout en acceptant la mesure, fait voter un amendement, le 24 août, qui repousse cette dissolution à mesure que les progrès de réorganisation de l’armée le permettront. A noter que la garde nationale mobile n’est pas concernée et est conservée jusqu’au 31 décembre 1872. Laissant Thiers s’opposer à l’Assemblée Nationale, Cissey entend bien démontrer qu’au ministère de la Guerre le patron c’est lui ! S’ensuit un tourbillon de décisions portant sur la tenue de la troupe qu’il entend uniformiser, le nombre de régiments d’infanterie et de cavalerie qui sont discrètement réorganisés à l’abri du regard de l’occupant. Le 5 août il ordonne la réalisation de drapeaux provisoires en laine et rappelle sans arrêt par des circulaires les officiers et la troupe à un respect absolu de la discipline. Cela ne l’empêche pas d’attribuer 2899 Légions d’Honneur et 4944 Médailles Militaires aux soldats dont il reconnaît la bravoure entre juin et décembre 1871. Enfin, estimant que certains officiers ont bénéficié d’une promotion hâtive, il fait voter le 5 août une loi instituant une commission dite de révision des grades présidée par Changarnier, ami de Cissey, dont les décisions seront sans appel. Toutefois, s’il s’occupe de créer des baraquements pour le confort de la troupe, Cissey met en place un véritable service de renseignements chargé d’étudier l’armée allemande. Intégré au sein du deuxième bureau de l’état-major du ministre sous le nom de service des statistiques et d’étude des armées étrangères, il est placé sous l’autorité du colonel Saget qui s’est vu affecter un officier hors pair à l’érudition hors du commun, le commandant Vanson. Par ailleurs, Cissey impose la connaissance de l’allemand comme condition pour tout avancement. En complément il fait publier une revue, la revue militaire de l’étranger afin d’inciter le corps des officiers à s’élever par l’effort. Enfin, lassé du nombre de publications émanant d’officiers, il adresse, le 22 octobre 1871, un ordre général imposant le silence. Après avoir parlé, l’armée se tait pout très longtemps. En cette fin d’année 1871, si hiérarchiquement Mac Mahon commande l’armée de Versailles, c’est Thiers qui commande, mais fortement encadré par un ministre de la Guerre qui, sans heurter son Président, fait en sorte pour que l’autorité militaire reste maîtresse du jeu.
Les fondements de l’armée nouvelle
L’armée de Versailles s’est très discrètement renforcée au mois de juillet, d’un 6e corps d’armée installé à Lyon, dont la direction a été confiée à Bourbaki. Avec ce corps supplémentaire, elle est forte d’environ 160000 hommes. En fait, Cissey fait en sorte que de nombreux régiments se reconstituent dans le sud-est, dans le sud-ouest et en Bretagne…à l’abri du regard de l’occupant. A la fin de 1871, l’armée compte en fait 550000 hommes dont on n’évoque que de manière confuse le total, toujours par souci de discrétion. Mais au-delà de la reconstitution de nouveaux régiments, la priorité est la nouvelle loi de recrutement. Or, Cissey est pleinement conscient que l’orgueil naturel de Thiers ne souffrira pas d’une défaite complète concernant cette loi. Entretenant d’excellentes relations avec Chasseloup-Laubat, il est probable qu’il a persuadé celui-ci de faire un geste envers le chef de l‘Etat en portant la durée du service à cinq ans, seule condition pour obtenir son accord. Le 27 juillet 1872, la loi est adoptée. Loi qui réforme profondément l’outil militaire de la France, mais loi de circonstance qui affirme les grands principes d’universalité et d’égalité des jeunes Français devant le service militaire. Le texte prévoit un service long de cinq ans, de quatre ans dans la réserve, de cinq ans dans la territoriale et de six ans dans la réserve de la territoriale. Les dispenses sont nombreuses (soutiens de famille, instituteurs, enseignants, ecclésiastiques…). Le tirage au sort est maintenu au moment du conseil de révision en déterminant ceux qui feront la totalité du service et ceux qui ne feront qu’une année. Les jeunes gens constituant l’élite intellectuelle de la nation pourront souscrire un engagement volontaire d’un an. Le droit de vote est interdit aux militaires. L’armée devient la grande muette. En posant le principe, même inégalitaire, du service militaire obligatoire, cette loi reconnaît à l’armée son importance dans la réorganisation des institutions et des finances de la France. C’est pour cela que l’armée a compris qu’elle devait travailler avec le monde parlementaire même si elle considère avec difficulté que les parlementaires s’occupent d’un domaine qui nécessite de la discrétion. Le lendemain, un deuxième Emprunt de libération du territoire est ouvert et couvert triomphalement.
Ce même 28 juillet, le Journal Officiel publie un rapport adressé par Cissey à Thiers préconisant la création d’un Conseil Supérieur de la Guerre chargé d’examiner toutes les mesures d’ensemble liées à l’organisation de l’armée, des matériels, des ouvrages de défense et de son administration. Les membres de ce conseil ne sont pas évoqués. Le 30 juillet, le Journal Officiel publie un arrêté présidentiel précisant les noms des membres d’un Comité de Défense. Le tour est joué ! Avec ces textes tronqués l’occupant croira qu’il s’agit d’un seul organisme, alors qu’il s’agit de deux organismes distincts. Le secret s’installe dans l’armée française qui se renforce de deux corps d’armée supplémentaires le 1er septembre. Les piliers de la nouvelle armée étant fondés, Cissey s’attelle à son organisation définitive qui ne pourra entrer en vigueur qu’après la libération du territoire.
Maréchal et Président de la République
Le Comité de Défense tient à Paris une unique séance, le 5 août, séance dans laquelle sont arrêtés les emplacements des nouveaux forts de Paris. Les forts de la frontière de l’Est seront définis après l’évacuation du territoire. Le Conseil Supérieur de la Guerre se réunit quinze fois entre le 9 octobre et le 26 décembre et entend longuement Cissey qui veut porter les effectifs de l’armée à 928064 hommes répartis en douze corps d’armée chacun à trois divisions. Malgré l’opposition de Mac Mahon, le projet de Cissey est adopté le 15 novembre. Deux jours auparavant, lors de la rentrée de l’Assemblée Nationale, Thiers a prononcé un discours qui met le feu aux poudres parmi la majorité conservatrice : « La République existe, elle est le gouvernement légal du pays ; vouloir autre chose serait une nouvelle révolution et la plus redoutable de toutes…La République sera conservatrice ou elle ne le sera pas ».
Le 15 mars 1873, la convention définitive d’évacuation du territoire est signée à Berlin prévoyant la libération des départements occupés pour le mois de septembre au plus tard. Désormais l’Assemblé est libre de se débarrasser de Thiers ! Le 24 mai, celle-ci ayant adopté un amendement réclamant une politique résolument conservatrice, Thiers donne sa démission. Le soir même, Mac Mahon est élu Président de la République. Le vaincu de Froeschwiller et de Sedan, personnage falot et médiocre stratège, dominé par sa femme légitimiste convaincue entend bien prendre sa revanche sur Cissey et remodeler l’armée selon ses idées. Le 29 mai Cissey est remplacé par Du Barail, ami de Mac Mahon. Le ministre de la Guerre devient ainsi le subordonné du Président de la République. L’autorité est toute militaire et l’armée devient alors le « domaine reservé » du maréchal président. Ainsi, il fait adopter le 24 juillet 1873, une organisation militaire toute différente, copiée sur le modèle prussien, de dix-huit corps d’armée à deux divisions. Modèle qui va perdurer jusqu’en 1940 et qui constitue « l’erreur fondamentale » de l’organisation militaire de la France républicaine car elle affaiblit la puissance de feu des corps d’armée. Le maréchal Mac Mahon, Président de la République est dans son esprit le chef des armées ! (Ce que l’article 3 de la constitution du 25 février 1875 traduira de façon ambigüe « Le Président dispose de la force armée ».) Il ne peut toutefois déclarer la guerre sans l’accord des deux chambres. Verdun, dernière place forte occupée, étant libérée le 13 septembre, les décrets d’application de la loi du 24 juillet sont promulgués les 28 et 29 septembre, marquant ainsi la fin de l’armée de Versailles !
Outre l’organisation définitive de l’armée, l’année 1873 voit les premiers appelés intégrer leurs régiments dans une armée qui est d’esprit « thiériste » en raison de la répression de la Commune, du réarmement et de l’évacuation anticipée du territoire. L’armée aime les régimes forts, mais elle s’est moulée dans la République orléaniste pour préparer l’avenir. Avec l’avènement du maréchal président, élu pour sept ans, l’armée reste d’obéissance républicaine. Elle n’a aucune volonté de rétablir la royauté.
La République aux Républicains
En attendant un éventuel rétablissement de la monarchie, l’Assemblée Nationale vote le septennat comme durée du mandat du Président de la République. Mais en mai 1874, le ministère de Broglie démissionne et Mac Mahon qui a toute les peines à trouver un ministère d’esprit conservateur charge alors Cissey de prendre la tête du nouveau ministère, tout en étant ministre de la Guerre. C’est chose faite le 22 mai. C’est la seule fois dans l’histoire de la France républicaine que l’armée est ainsi portée au pouvoir. A côté d’un maréchal de France, investi des fonctions de Président de la République, se trouve un des plus anciens divisionnaires de l’armée pour diriger la politique générale du pays. Dans un moment difficile, l’armée assume la responsabilité du pouvoir et se veut, plus que jamais, le corps d’élite de la Nation !
En fait, Cissey, qui a gardé des relations étroites avec Thiers, tout en poursuivant la reconstruction de l’armée, veut tout mettre en œuvre pour consolider le septennat et assurer ainsi l’instauration d’une République avant tout conservatrice et modérée à laquelle la grande bourgeoisie d’affaires orléaniste s’est déjà ralliée. Avec l’adoption des textes fondant la République, le 25 février 1875, Cissey remet à Mac Mahon sa démission de vice-président du conseil, mais conserve le ministère de la Guerre. Le 10 mars 1875, il adresse à tous les commandants de corps d’armée une circulaire qui confirme l’obéissance de l’armée à la République : « Les lois réglant l’organisation des pouvoirs publics en France viennent d’être promulguées, vous le savez ; il faut donc que, dès maintenant, tous dans le pays, s’y soumettent et y conforment leur conduite…Comme ministre de la Guerre, j’ai pour mission de veiller à ce que, dans l’armée, on se conforme très exactement à cette règle de conduite. Je ne faillirai pas à l’accomplissement de cette tâche. Je sais, d’ailleurs, que cela me sera rendu facile par l’esprit de devoir et d’obéissance dont à tous les degrés de la hiérarchie, on ne cesse, j’aime à le proclamer, de donner des preuves ».
Le 13 mars 1875, une troisième loi militaire fixant l’effectif des cadres de l’armée est adoptée. C’est la dernière des grandes lois militaires de l’armée de la République. Cela entraîne ce que l’on appelle alors l’alerte de 1875, car Bismarck est furieux de voir la rapidité du relèvement de l’armée française, mais la pression internationale fait comprendre au chancelier allemand que l’Europe ne resterait pas neutre en cas de conflit. D’autant qu’à la fin de l’année, l’Assemblée Nationale termine son mandat et qu’aux élections des 20 février et 5 mars 1876 les républicains emmenés par Gambetta remportent la majorité à la chambre des députés. Le caractère de la République est désormais de plus en plus affirmé. Le maréchal président est donc contraint à coexister avec cette nouvelle majorité. Une partie du corps des officiers, qu’il est très difficile d’évaluer, resserre les rangs autour de Mac Mahon, mais la majorité de ces derniers n’est pas conservatrice. L’infanterie est surtout de sensibilité orléaniste. Ces élections n’ont pas empêché Cissey de créer, par décret du 19 février 1876, des cours militaires spéciaux qui sont destinés à remplacer les cours dispensés par l’école d’état-major qui doit cesser de recruter le 1er janvier 1878.
L’arche sainte de la République
Mac Mahon qui dispose du droit de dissoudre l’Assemblée, se décide le 16 mai 1877 à passer à l’acte. Si certains chefs de corps font ouvertement campagne pour le Président de la République, le ministre de la Guerre, le général Berthaut, se garde de proclamer l’état de siège afin que les généraux n’aient pas à prendre de décision politique. Gambetta, leader des Républicains, inquiet de la dissolution de la Chambre et du renvoi du gouvernement, convoque à Paris le général de Galliffet avec qui il entretient des relations de confiance, afin de connaitre ses intentions. Il est en effet pleinement conscient de l’effet que pourrait avoir le ralliement d’un général aussi prestigieux que Galliffet à la cause de Mac Mahon. La réponse de Galliffet le rassure en même temps qu’il obtient des assurances de plusieurs généraux comme Clinchant, tout en bénéficiant de la garde vigilante du duc d’Aumale dont le prestige s’est encore accru après le procès de Bazaine. En 1877, comme en 1876, l’armée réussit son test d’obéissance républicaine.
Par ailleurs, les républicains ayant remporté les élections législatives contre Mac Mahon forcé de se soumettre, un système de « cahiers » à propos des opinions politiques des officiers est mis en place par une sorte de police politique militaire en relation avec la franc-maçonnerie. Ces cahiers qui couvrent une période de deux ans de 1876 à 1878, sont adressés à Gambetta, lui-même affilié à la maçonnerie depuis 1869. Cette délation organisée aboutit en 1879 à la mise à la retraite de six officiers généraux dont Ducrot, fervent légitimiste, ce qui entraîne la démission de Mac Mahon le 30 janvier. Il est alors remplacé par Jules Grévy. Celui-ci devient le chef de l’armée comme l’indique la constitution. En fait, la République entreprend une vaste épuration de l’armée qui se terminera en 1880 avec le départ forcé de Cissey, accusé à tort d’avoir livré à l’Allemagne des secrets militaires concernant le plan de mobilisation de l’armée française. Cette épuration concernera également la magistrature. L’année 1880 voit la mise en place, le 13 mars, d’une Ecole Supérieure de la Guerre qui va former les chefs de la future armée de la Revanche pour aboutir le 14 juillet 1880 à la remise à Longchamp des nouveaux drapeaux et étendards à une armée qui, neuf ans après avoir défilé en haillons sur ce même lieu, témoigne de son renouveau en cette date symbolique des noces de l’armée et de la République.
Des lois complémentaires verront le jour dans la décennie suivante, telle que la loi d’administration militaire du 16 mars 1882, pour aboutir le 15 juillet 1889 à l’adoption d’une loi militaire qui ramènera la durée du service à trois ans tout en maintenant le tirage au sort et en limitant les dispenses. Cette même année, un véritable chef de l’armée en cas de guerre est institué en la personne du vice- président du Conseil Supérieur de la Guerre, en l’occurrence le général Saussier. Ainsi, en vingt années la France a reconstruit un outil militaire bien organisé qui s’est adapté au moule républicain afin de préparer la grande Revanche et récupérer les provinces perdues, témoignant de son attachement à la République en négligeant l’aventure Boulangiste.
Georges Gugliotta
Historien, docteur d’Etat
Auteur de L’Armée de Monsieur Thiers. 1871-1873, Giovanangeli, Paris, 2017
Annexes
Occupation et libération du territoire 1871-1873 – G. Dupeux – Atlas historique de la France contemporaine – A. Colin – 1966