Pierre Mazeaud a débuté sa carrière politique en 1961 au cabinet du Premier ministre, Michel Debré, puis de 1962 à 1967 à celui du Garde des Sceaux, Jean Foyer. Plusieurs fois élu député entre 1968 et 1998, il a été président de la Commission des lois et vice-président de l’Assemblée nationale. Il a été également, de 1973 à 1976, membre de trois gouvernements successifs en qualité de secrétaire d’État chargé de la Jeunesse et des Sports avant d’être nommé au Conseil d’État. En 1998, le président de la République, Jacques Chirac, le nomme au Conseil constitutionnel qu’il préside de 2004 à 2007. Gaulliste historique, le seul à avoir connu tous les présidents de la Ve République, il a participé à la vie politique au sein du gouvernement comme du Parlement avant de présider la plus haute instance chargée d’en contrôler la conformité du fonctionnement à la Constitution.
Marie-Christine Meininger – Comment jugez-vous l’évolution de nos institutions au cours de ces années ? Pensez-vous que le texte et la pratique actuels soient conformes à l’esprit originel ? Sinon quelles sont les inflexions qui l’ont le plus altéré ?
Pierre Mazeaud – Je répondrais que la Constitution de 1958, rédigée par Michel Debré, était tout à fait remarquable. Il avait tiré les conclusions des errements de la IVe République et avait tenu, en accord avec le général de Gaulle, à une modification constitutionnelle importante, c’est-à-dire à une nouvelle République. J’ai toujours été frappé par le fait que Michel Debré, en 1943, pendant la Résistance, avait écrit un petit livre, Refaire la France, sur les modifications institutionnelles qu’il faudrait apporter et, à peu près à la même époque, le général de Gaulle, à Londres, faisait part de ses vues sur le plan institutionnel. C’est très intéressant parce qu’en réalité, les deux hommes, qui ne se connaissaient pas ou très peu, avaient les mêmes idées. Cela a donné, dans les conditions que nous connaissons, la Constitution de 1958.
Je juge les évolutions de nos institutions, pour un très grand nombre d’entre elles, avec une certaine sévérité. D’abord pour la part du général de Gaulle lui-même lorsqu’on est passé à l’élection présidentielle au suffrage universel. Michel Debré, très attaché au système parlementaire, très proche du système anglais qu’il connaissait bien, s’était opposé au général, je peux en témoigner, sur cette réforme. Finalement le général a imposé son point de vue et la fidélité nous a contraints de voter pour le général et l’élection présidentielle au suffrage universel. Mais à mon avis c’est une erreur dont on paye de plus en plus le prix. Car si, dans l’article 20 de la Constitution, c’est le gouvernement qui détermine et conduit la politique de la nation, il n’en demeure pas moins vrai que le président de la République, élu au suffrage universel par l’ensemble des Français et des Françaises, est celui qui a la plus forte légitimité. Donc, en réalité, les Français considèrent que c’est à lui qu’il appartient de déterminer et de conduire cette politique. Avec la médiatisation actuelle des campagnes électorales où le candidat nous fait connaître ce qu’il veut faire quand il sera président, celui-ci une fois élu se trouve tenu de respecter ses engagements. Ce qui permet aujourd’hui au président de la République, comme à ses prédécesseurs, de dire « mais je l’ai annoncé au cours de ma campagne, j’ai été élu, donc je le fais ». Le Premier ministre, je ne veux pas reprendre l’expression de collaborateur, n’a donc plus à déterminer la politique puisque celle-ci l’a été par la campagne électorale. Je reste très opposé à l’élection présidentielle au suffrage universel, car on est dans un système où l’on marche sur un pied : le Premier ministre n’est plus celui qui détermine et conduit la politique, où peu à peu le Parlement perd de son autorité et, par là même, le président de la République est celui qui décide pratiquement de tout. On est dans un faux régime présidentiel : ou on passe carrément à un régime présidentiel et on se demande pourquoi un gouvernement et pourquoi un Premier ministre, ou alors on reste dans le système actuel qui n’est pas bon à mon avis.
Je ne critique pas toutes les réformes intervenues depuis 1958, certaines n’ont pas été mauvaises comme celle de l’article 11 concernant le référendum notamment. Mais celle de juillet 2008 n’a pas été bonne, j’y reviendrai.
Les pratiques sont-elles conformes à l’esprit originel ? Je crois que cet esprit a hélas un peu disparu. Certains voudraient entrer dans une VIe République, c’est autre chose, nous sommes toujours dans la Ve République.
Quelles sont les inflexions qui ont le plus altéré le texte ? Cela vient toujours de ce faux régime présidentiel, l’exécutif, surtout aujourd’hui, prend de plus en plus de prérogatives. Le Parlement, peut-être est-ce un peu exceptionnel depuis l’élection de Macron suivie des législatives qui lui ont donné une forte majorité, voit son rôle très amoindri. La majorité, je ne veux pas être trop sévère, se contente pour la plupart de ses membres, de lever la main. Le Parlement ne joue plus son rôle, il n’y a plus de vrais débats. D’ailleurs tout tend aujourd’hui, dans les modifications qu’on nous propose, à limiter en quelque sorte ses prérogatives ce qui est dramatique parce que le système parlementaire est quand même celui de la Constitution de 1958, où le président de la République, même avec la réforme de l’élection présidentielle, ne s’occupait que de ce qu’on a appelé, selon une expression de Chaban-Delmas, le domaine réservé. Il s’occupait donc des affaires étrangères et de la défense, ce n’est pas écrit dans la Constitution, mais c’est une coutume constitutionnelle. Tout le reste, ce que le général, sans mépris, appelait l’intendance, revenait au Premier ministre. Tandis qu’aujourd’hui on s’aperçoit que même l’intendance, c’est le président de la République qui s’en occupe.
Toutes ces évolutions nous éloignent de l’esprit de la Constitution de 1958 tel que l’avait voulu le général et surtout Michel Debré qui en fût le rédacteur, on sait dans quelles conditions puisque trois mois après l’arrivée du général en octobre, les Français votaient pour la nouvelle Constitution c’est-à-dire la Ve République.
Marie-Christine Meininger – La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, issue des travaux du Comité Balladur, au sein duquel vous avez siégé en tant que vice-président, a introduit des innovations importantes, notamment en ce qui concerne les droits du Parlement et le travail législatif, le référendum d’initiative populaire, la saisine du Conseil constitutionnel (QPC). Dix ans après, quel jugement portez-vous sur ces réformes ?
Pierre Mazeaud – Je porte un jugement très sévère sur la révision de 2008. J’ai effectivement été au Comité Balladur où nous avons étudié les modifications proposées par le nouveau Président de la République Nicolas Sarkozy. Je ne vous cache pas que je me suis trouvé très minoritaire car j’étais entouré de professeurs de droit et lors des votes sur les modifications à proposer, j’ai été pratiquement toujours battu. Les professeurs de droit, je n’hésite pas à le dire, avaient surtout un désir de réformes profondes allant bien au-delà d’ailleurs des propositions du président de la République. Je trouvais que les institutions étaient bonnes, je ne suis pas nostalgique, mais la Constitution de 1958 était tout à fait remarquable.
On a changé profondément et on a rejeté, en quelque sorte, le parlementarisme rationalisé. De ce fait, même si cela peut sembler paradoxal, le Parlement a perdu de ses prérogatives. Ainsi, la commission compétente délibère désormais en présence et sous le regard d’un ministre. En fait, tout le monde y a perdu : l’exécutif comme le Parlement.
La démocratie, comme dirait Churchill, est le moins mauvais des régimes. Il faut cependant veiller à son bon fonctionnement.
Que l’on ait amélioré le travail législatif, par le règlement de l’Assemblée nationale, je le reconnais. Certains textes pris à la suite de 2008, ou quelques années avant, ont touché les parlementaires eux-mêmes ou les partis politiques ; il s’agit plutôt de lois ordinaires que constitutionnelles. D’ailleurs on en fait un peu trop. J’ouvre une parenthèse, j’étais tout à fait opposé au texte sur la moralisation de la vie politique que les députés ont adopté à l’unanimité. Je n’hésite pas à dire que c’est scandaleux. Par là même, les députés reconnaissaient en quelque sorte devant les Français et les Françaises qu’ils étaient corrompus. Certes il y a eu des députés qui ont commis des actes graves qui doivent être sanctionnés, mais l’ensemble du Parlement n’est pas corrompu. Cette moralisation a été voulue par François Bayrou, chevalier blanc donnant des leçons de morale alors qu’il dût démissionner comme ministre de la Justice pour des faits – encore à démontrer – qu’il condamnait.
La Constitution a introduit le référendum d’initiative populaire. Je ne l’ai pas encore vu appliquer et il ne le sera pas, mais on est dans le populisme. C’est le gouvernement et le Parlement qui sont en charge de l’intérêt général, ils n’ont pas à se mettre à la remorque d’initiatives qui peuvent être personnelles. Nous sommes dans un système représentatif, c’est le Parlement qui vote la loi. On ne peut gérer un pays en allant vers la société participative. D’ailleurs on a vu les problèmes de Notre-Dame-des-Landes avec un référendum favorable dont on rejette finalement le résultat même si ce n’était pas un référendum d’initiative populaire. Je ne me prononce pas sur le fond du dossier que je ne connais pas, mais c’est un manque d’autorité qui ne répond pas à l’intérêt général.
Vous me parlez d’un problème qui m’a beaucoup préoccupé, la QPC. J’y ai toujours été opposé parce que Michel Debré, au moment de la réforme de 1974 élargissant la saisine du Conseil constitutionnel à soixante députés ou soixante sénateurs, m’avait dit d’une façon très nette « Pierre, il ne faudra jamais aller au-delà ». Il est bon de permettre aux parlementaires et notamment à ceux de l’opposition d’avoir une sorte de dernier recours. La loi a été votée par la majorité qui l’a emporté, on s’y est opposé, mais il y a au sein de ce texte des dispositions contraires à la Constitution. Cela me paraissait tout à fait normal. Désormais, avec la QPC, n’importe quel justiciable peut aller devant le Conseil constitutionnel. Certes il y a des garde-fous, la Cour de Cassation et le Conseil d’État, mais enfin le principe c’est que chacun peut y aller. Michel Debré a dû se retourner dans sa tombe. On donne à chaque justiciable la possibilité de dire « la loi on n’en veut pas, elle est contraire à la Constitution ». J’y ai toujours été opposé. À la commission Balladur je me suis senti bien seul, j’ai été battu par les professeurs de droit. Tous y étaient favorables y compris Balladur qui disait que d’ailleurs Pompidou l’avait souhaité. Pompidou n’avait rien souhaité du tout. Il est vrai que cela figurait dans une modification constitutionnelle qui avait été prévue, mais elle n’a été soumise ni au Parlement ni à référendum.
Et en plus, je me suis vertement battu contre le fait que des dispositions antérieures à 2008 puissent être contestées. Je m’étais amusé à écrire dans un article d’une revue de droit « un jour je ferai une QPC contre les ordonnances de Colbert, à cause du climat ». Le temps change et l’eau se retire ou au contraire remonte. J’avais déjà écrit un article sur la question de savoir à qui appartenaient les terres dans la mesure où l’eau se retirait.
Un avocat, qui voudra faire durer les procédures, ne manquera pas de dire à son client « on a été battu, on va aller devant le Conseil constitutionnel », et en plus on a Strasbourg. C’est-à-dire que le pauvre justiciable mourra avant la fin de son procès.
On a changé profondément le rôle du Conseil constitutionnel non pas sur le fond mais dans la saisine. Certes il n’avait pas le même rôle au début, il veillait surtout aux règles du parlementarisme rationalisé puis, peu à peu, à la constitutionnalité des lois. On ne reviendra pas en arrière, mais cela va à l’encontre même de l’esprit de la création du Conseil constitutionnel en 1958.
Aujourd’hui quelques professeurs de droit, voire d’anciens membres du Conseil d’État, considèrent que finalement la QPC est une erreur.
On avait dit qu’ il y aurait peu de QPC mais celles-ci sont quand même nombreuses.
La Constitution n’a pas besoin continuellement de réformes, sinon on la vide de sa substance. On voit bien aujourd’hui ce qui reste en réalité de 1958 dans les droits du Parlement par rapport à l’exécutif.
Marie-Christine Meininger – À de multiples reprises vous vous êtes élevé contre l’inflation législative et la détérioration de la qualité de la loi. Pensez-vous que le phénomène se soit aggravé ? Estimez-vous que les réformes envisagées, en matière de droit d’amendement en particulier, soient de nature à améliorer la situation ?
Pierre Mazeaud – Je me suis toujours élevé contre l’inflation législative, trop de lois tue la loi. Le gouvernement certes doit répondre à certaines évolutions, mais enfin il y a inflation législative non seulement sur le nombre des textes mais aussi sur leur longueur. On a des lois qui ont près de deux cents articles. Où est Portalis, où est la bonne rédaction ? Les lois sont mauvaises car très souvent faites dans la précipitation, le Parlement et les commissions n’ont pas le temps de travailler. Cette inflation législative nuit à la qualité de la loi par le nombre et la mauvaise qualité des textes. Renaud Denoix de Saint Marc, à l’époque vice-président du Conseil d’État, s’élevait comme moi contre ce phénomène. Chaque député comme chaque ministre veut une loi qui porte son nom. Je me suis toujours élevé de façon véhémente au Parlement : « mais non, ce n’est pas la loi d’un ministre, c’est la loi de la République ». À cela les journalistes me répondaient que c’était plus facile à identifier. Chaque député veut sa loi pour que l’on parle de lui et pour aller à la télévision en tant que rapporteur de son propre texte. C’est le mauvais jeu de la médiatisation. Une médiatisation excessive change la nature des choses dans beaucoup de domaines. Chaque candidat aux élections présidentielles promet qu’« y aura moins de lois », en réalité il y en a de plus en plus. Je reconnais que face aux grandes évolutions, sur la bioéthique par exemple, il faut des textes nouveaux. Mais aujourd’hui on légifère pour un rien, et maintenant on le fait même par ordonnance. Je ne critique pas le système des ordonnances, mais on évite par là même les débats.
Il est aussi question de limiter le droit d’amendement ce qui est une folie. C’est un droit constitutionnel que garantit l’article 44 de la Constitution. Ce droit ne concerne pas seulement l’opposition, pour laquelle il constitue le meilleur moyen de combattre des dispositions, mais aussi la majorité pour qui c’est le moyen d’améliorer la qualité des textes. Et dans un système démocratique, la majorité d’aujourd’hui devrait savoir qu’elle peut être dans l’opposition demain.
Certains amendements sont purement rédactionnels, ou modifient à la marge le texte en discussion, d’autres en bouleversent la portée. J’ai déposé beaucoup d’amendements lorsque j’étais au Parlement, mais je présidais la Commission des lois et c’était pour améliorer les textes. Mais on veut aller vite, aller vite cela veut dire qu’il n’y a pas de débat. Tout cela est à mon avis excessivement grave. Il a été question de contingenter les amendements selon l’effectif des groupes. Tous les députés ne doivent-ils pas bénéficier des mêmes droits ? Avec une telle réforme les députés de l’opposition seraient pénalisés et ceux de la majorité se verraient dissuadés et contraints au silence. Il est vrai qu’on a vu des milliers d’amendements d’opposition systématique sur un texte. Mais cela dépend du président de séance, c’est à lui de mener les débats. Je me souviens que, lorsque je présidais les séances, j’allais assez vite. Si je tombais sur cinquante, soixante amendements identiques, je proposais de ne pas les passer au vote. J’excluais des tas d’amendements n’ayant aucun intérêt, qui supprimaient ou ajoutaient une virgule etc. En outre, le gouvernement n’est pas désarmé. Il dispose de divers moyens tels que le vote bloqué ou la prohibition des cavaliers législatifs. Il peut s’appuyer sur la logique de « l’entonnoir » qui permet de restreindre le champ du débat au fur et à mesure de son avancement. Depuis 2009, le droit parlementaire limite l’abus de l’exercice du droit d’amendement. Comme je l’ai écrit dans Le Figaro, ne nous trompons pas de cible. Si l’on s’accorde à considérer que la priorité est à l’adoption de dispositions intelligibles et brèves, cet objectif peut être atteint sans toucher à l’article 44 et donc sans restreindre la liberté d’expression des parlementaires. Adopter de bonnes lois ce n’est pas adopter des lois rapidement et j’espère que les mesures de limitation du droit d’amendement seront abandonnées.
Marie-Christine Meininger – De manière plus générale, que pensez-vous des réformes projetées en ce qui concerne la réduction du nombre de députés et de sénateurs ainsi que la limitation du cumul des mandats dans le temps ?
Pierre Mazeaud – J’y suis très opposé. Sur la réduction du nombre des mandats, je comprends tout à fait Gérard Larcher. Ce n’est pas un contrat de travail avec un âge de départ ou une durée limitée, c’est un mandat. J’étais contre la modification constitutionnelle de 2008 limitant à deux les mandats du président de la République. Certes on sait qu’un président de la République ne fera pas plus de dix ans compte tenu de tout ce qui nous environne, mais pourquoi le préciser ? Nous sommes dans un système majoritaire, encore aujourd’hui, on peut avoir dans une circonscription des électeurs et des électrices très satisfaits de leur député. D’autant que, lors du dernier mandat qui lui sera accordé, le député risque, par démotivation, de ne plus s’occuper ni de ses électeurs, ni de Paris. Il vivra à la campagne. Si l’électeur veut de son député, et bien il le garde. C’est le suffrage universel et la volonté du peuple.
Et la politique, ça s’apprend. On voit aujourd’hui la faiblesse de gens sans doute tout à faire remarquables, médecins, avocats, ouvriers, professeurs, un très grand mathématicien… Mais la politique, c’est une nouvelle école donc on apprend. Je me souviens quand j’étais parlementaire et que de nouveaux élus arrivaient, je leur faisais des cours de mise à niveau pour leur apprendre le règlement. Je leur disais « pendant un an vous êtes dans une nouvelle école, vous regardez bien comment les choses se passent ». Bien connaître le règlement de l’Assemblée nationale pour pouvoir intervenir à bon escient, savoir sur quelles dispositions appuyer un rappel au règlement, il y a un long apprentissage de la vie politique et de la vie du Parlement.
On propose également la réduction du nombre de députés. Je note qu’en Europe le nombre de membres du Parlement est à peu près le même que celui que nous avons actuellement. Sa limitation pose un problème. Gérard Larcher n’a pas tort du tout. Dans le scrutin majoritaire, avec peut-être un peu de proportionnelle, un député doit être proche de ses électeurs. Si on supprime cent députés, on est obligé d’augmenter considérablement la taille des circonscriptions. C’est à Gérard Larcher d’imposer un sénateur par département. Imagine-t-on qu’en Lozère, demain, il n’y ait plus de sénateur ? Le député ne sera plus présent dans sa circonscription afin de rendre des services auprès des gens, dans la logique du scrutin majoritaire. Au lieu d’avoir des circonscriptions qui varient entre 130 000 et 180 000 habitants, on va avoir des circonscriptions de 250 000 habitants. C’est impossible. Ou alors on abandonne totalement le scrutin majoritaire pour le scrutin proportionnel et à ce moment-là ce sont les partis qui désignent les candidats. Il faut donc faire attention, je ne suis pas contre une réduction de quelques membres aussi bien au Sénat qu’à l’Assemblée, mais pas de façon drastique en supprimant près de deux cents députés. Cela n’améliorera pas les choses. Ce n’est pas parce qu’il y aura moins de députés que les débats seront moins longs.
En revanche, pour ce qui concerne le non cumul de mandats électifs concomitants, j’y ai toujours été favorable. Aujourd’hui ma réflexion me conduit à dire « oui, mais on a coupé tous les liens » ; mais je reste quand même attaché à la suppression du cumul des mandats. Un député vote la loi, c’est une responsabilité considérable et prestigieuse. J’approuve donc les réformes qui ont été faites en ce sens, qui sont d’ailleurs antérieures à ce qu’on nous propose aujourd’hui. J’ai été beaucoup critiqué, mais je m’appuie sur mon expérience personnelle à la Commission des lois que j’ai présidée pendant deux législatures où des députés sympathiques, de gauche ou de droite, me disaient « Pierre je ne pourrai pas venir à la séance de demain parce que j’ai un conseil municipal ».
Il est question de mettre un peu de proportionnelle, je ne sais pas quel sera le curseur. Je suis un peu en porte à faux sur ce sujet car j’y ai toujours été favorable, en désaccord avec Michel Debré, qui était très proche du système britannique. Je me suis rendu compte, quand j’étais parlementaire, qu’il valait mieux avoir au sein de l’Assemble nationale des représentants de toutes les tendances. Je me souviens avoir été député quand il y avait des élus du Front national. Ils ne faisaient passer aucune de leurs propositions mais ils étaient au sein de l’Assemblée nationale. Dans le Comité Balladur, j’ai été de ceux qui prêchaient pour l’introduction d’un peu de proportionnelle, sans revenir bien sûr à un régime proportionnel dont on se souvient des méfaits sous la IVe République. Aujourd’hui je garde ce sentiment, mais je dis attention, le curseur change en fonction du nombre de députés.
Oui à l’introduction d’un peu de proportionnelle sur le nombre de députés actuels, mais si on réduit ce nombre, le curseur doit baisser.
Marie-Christine Meininger – Quelles seraient à votre avis les réformes souhaitables pour rétablir un fonctionnement harmonieux de nos institutions ?
Pierre Mazeaud – Je ne vais pas vous dire de revenir à l’esprit de 1958. On avait une Constitution remarquable, elle doit évidemment s’adapter mais point trop n’en faut. Je reconnais qu’il doit y avoir des évolutions, je ne suis pas un nostalgique du passé, mais je trouve qu’elle était bien rédigée et que mieux vaut pour ce qui est de la loi fondamentale, de ce qui est inscrit dans le marbre, ne pas trop changer. Lors des cinquante ans de la Constitution en 2008, j’avais prononcé un discours à la Sorbonne où déjà j’avais fait savoir qu’il ne fallait pas trop modifier la Constitution.
Mais je souhaiterais revenir au parlementarisme rationalisé À chacun son rôle. Lorsque j’étais au Conseil constitutionnel, nous voulions un grand respect des articles 34 et 37. Nous n’avons pas hésité à déclasser d’office tel ou tel article de tel projet de loi qui relevait du décret. Je regrette aujourd’hui qu’on ait abandonné cette jurisprudence parce que ce point est fondamental dans le parlementarisme rationalisé.
On en arrive à un point où chaque président de la République veut changer la Constitution. D’ailleurs on voit bien aujourd’hui, dès qu’on parle de l’élection de 2022, les candidats éventuels ont déjà des propositions institutionnelles et annoncent un référendum. Après tout c’est le peuple qui sera souverain, il faut bien le dire, mais le pays ne répond pas toujours à la question posée, il juge plutôt le président de la République en fonction de ce qui a été fait et de ce qu’il propose de faire demain. L’électeur n’a peut-être pas toujours les connaissances suffisantes de la Constitution et des changements qu’on lui propose. C’est pourquoi le Congrès présente des avantages.
On parle aussi d’un référendum de l’article 11. Mais, alors que le Conseil constitutionnel n’avait pas le droit d’intervenir, aujourd’hui il va avoir son mot à dire sur le décret de convocation d’un référendum de l’article 11. Cela change tout parce que le décret de convocation pourra amener le Conseil constitutionnel à dire « attention les dispositions que vous prévoyez par voie de référendum ne sont pas du niveau de la loi ordinaire ». Un texte de loi ordinaire peut être adopté par un référendum de l’article 11, mais il ne doit pas empiéter sur la Constitution. C’est quelque chose de nouveau que j’approuve. Jean-Claude Colliard y était très favorable déjà, et il avait raison.
Pierre Mazeaud
Ancien Président du Conseil constitutionnel
Propos recueillis par Marie-Christine Meininger