Tout au long de sa tumultueuse histoire, la Pologne a souffert de ses multiples divisions et de conflits internes qui ne l’ont cependant pas empêché pendant quatre siècles de connaître des périodes de prospérité et de puissance reconnues. Mais un système politique souvent incohérent et une nombreuse noblesse volontiers anarchique, la « szlachta », ont précipité un déclin débouchant sur trois partages successifs entre les puissances voisines et la disparition de l’État polonais pour plus de cent ans.
Renaissant en 1918, la Pologne connut ensuite les affres de la dictature, l’horreur de la sauvage occupation nazie et la botte d’un régime communiste imposé par l’Union soviétique. On a donc pu parler de « miracle » quand, en juin 1989, le pays procéda à des élections relativement libres et adopta massivement, par un véritable saut civilisationnel, un régime démocratique. Mais cet unanimisme dura peu et, de façon assez chaotique, le pays revint à un gouvernement post-communiste puis conservateur avant de retourner en 2007 au centre dans le droit fil de « Solidarnosc ». Entre temps, la Pologne avait adhéré à l’Otan et à l’Union européenne, marquant ainsi son retour dans le concert des nations avec le soutien de la majorité de sa population.
Retour au pouvoir des conservateurs et eurosceptiques
C’est dans ce contexte que le pays continua de croître malgré la crise (+20,1 % de 2008 à 2014), en bénéficiant des fonds de l’UE à hauteur d’environ 10 Mds € par an. Après une présidence particulièrement dynamique de l’Union européenne en 2011, la Pologne s’affirma réellement comme le sixième « grand » de l’Europe et l’un de ses membres les plus exemplaires. L’élection de son Premier ministre, Donald Tusk, comme président du Conseil européen à l’été 2014 symbolisa cette reconnaissance ; mais il apparut très vite que la « plate-forme civique » (PO), le parti libéral-conservateur de M. Tusk, allait souffrir du départ de celui-ci pour Bruxelles comme en témoignèrent les élections locales qui suivirent.
Dans une atmosphère assez délétère eu égard à l’usure de PO au pouvoir, la Pologne des laissés pour compte de la croissance et fidèles aux valeurs traditionnelles se porta résolument sur le parti « Droit et Justice » (PiS) de Jaroslaw Kaczynski qui l’emporta aux législatives d’octobre 2015 avec 37,7 % des suffrages pour 235 sièges (sur 460) alors que PO ne recueillait que 24,1 % des voix et 138 sièges. Laissant le poste de Premier ministre à la pâle Beata Szydlo, Kaczynski se voulait rassurant : « il n’y aura ni représailles, ni vengeance ». Mais le drapeau européen était immédiatement retiré de la salle de presse du gouvernement et, faute de majorité qualifiée pour pouvoir réformer la Constitution afin d’instaurer un État plus fort, le PiS entreprenait rapidement de s’attaquer aux contre-pouvoirs, à commencer par la justice, considérée comme trop corporatiste et noyautée par d’anciens communistes.
La première cible était le Tribunal constitutionnel avec la nomination de cinq nouveaux juges par le Parlement pendant que le virulent Zbigniew Zbioro entreprenait de fusionner son poste de ministre de la Justice avec celui de procureur général. Le gouvernement ayant manifesté l’intention de limoger un certain nombre de responsables de la radio et de la télévision, la Commission de l’UE demanda à Varsovie des « explications » en janvier 2016 en vue d’un règlement amiable sans recourir à l’article 7 des Traités sur les manquements à l’État de droit. Dans le même temps, des manifestations de plusieurs dizaines de milliers de personnes se succédèrent à Varsovie et dans plusieurs villes pour « la défense de la démocratie » alors que le PiS mobilisait 15 000 personnes.
À la mi-janvier, craignant une dérive autoritaire, Bruxelles ouvrit un « débat d’orientation » devant déboucher sur une recommandation, tandis que Reporters sans frontières s’inquiétait du limogeage de journalistes libéraux à la télévision. Cette opposition dans les médias est symbolisée par le conflit familial des frères Kurski ; l’aîné, Jaroslaw, dirige le journal libéral Gazeta wyborcza tandis que le benjamin, Jacek, est à la tête de la télévision et a l’oreille de Jaroslaw Kaczynski. Unis dans la lutte contre le communisme, les deux frères semblent désormais irréconciliables car ils divergent totalement sur le passé et le présent de la Pologne.
Beata Szydlo venait le 19 janvier plaider son dossier au Parlement de Strasbourg qui hésita à exacerber une partie de l’opinion polonaise en se montrant par trop critique. Beaucoup de Polonais avaient été en effet sensibles aux mesures sociales annoncées par le gouvernement : retraite abaissée à 65 ans pour les hommes et 60 ans pour les femmes ; médicaments gratuits après 75 ans ; primes de 128 $ à partir du deuxième enfant… et les sondages plaçaient toujours le PiS en tête (30 %) devant le parti de la Nouveauté
(« Nowoczesna » 24 %) et PO, 16 %.
Mais, comme le souligna Lech Walesa, Kaczynski « a besoin d’ennemis » et fouille dans le passé pour les débusquer. L’ancien héros de Solidarnosc était ainsi accusé d’avoir été un espion à la solde des communistes et l’on ressortit ad nauseam l’affaire de l’accident d’avion à Smolensk en avril 2010 qui coûta la vie au président Lech Kaczynski et dont les responsables seraient selon le PiS, Vladimir Poutine et… Donald Tusk. Il se trouvait 27 % de Polonais pour croire à ce « complot ». Mais une autre partie de l’opinion se dressait de façon toujours plus résolue contre « l’État-PiS » et le 7 mai 2016, 240 000 personnes défilèrent à Varsovie pour affirmer leur adhésion aux valeurs de l’UE. Leur slogan est « nous sommes et nous resterons en Europe », Jaroslaw Kaczynski admettant pour sa part qu’il « n’y a pas d’alternative à l’appartenance à l’UE ». Quelques mois plus tard, en octobre 2016, les femmes polonaises manifestèrent massivement (« le lundi noir ») contre le durcissement de la loi sur l’avortement qui rendrait celui-ci pratiquement impossible, même dans les cas les plus extrêmes et finalement le gouvernement faisait machine arrière.
Mais le PiS reste toujours très populaire dans les campagnes et les petites villes, d’une façon plus générale dans la partie orientale du pays où l’on peut flatter les sentiments anti-allemands et anti-russes de la population, dénoncer les élites corrompues et diaboliser la PO ainsi que Donald Tusk et les bureaucrates européens « christianophobes ».
Alors qu’un dialogue poussif continuait cependant avec Bruxelles, on y arriva à la constatation « d’une violation grave et persistante de l’État de droit » et ce, en contravention avec l’article 2 des Traités. Une autre menace apparaissait en outre avec la création d’un organisme de répartition des subventions pour les ONG baptisé le « Centre national de développement de la société civile », tandis que des mesures très contestées étaient prises pour limiter les possibilités de travail de la presse au Parlement. On assista alors au spectacle surréaliste de la tribune de la Diète occupée par des représentants de l’opposition pendant que les députés du PiS allaient voter le budget dans une autre salle, le tout au milieu de manifestations imposantes de partisans et d’adversaires du gouvernement.
Au Tribunal constitutionnel, où le Président Andrzej Rzeplinski arrivait au terme de son mandat, était désignée à titre intérimaire une juge de rang modeste, Julia Przylebska, qui réintégra les trois juges qui avaient été nommés précédemment de façon inconstitutionnelle, le PiS espérant devenir majoritaire parmi les membres de cette Cour.
Mais par-delà tous ces débats, le gouvernement demeurait populaire en dehors de Varsovie où l’on reprochait aux autorités précédentes d’avoir par trop négligé les services de proximité et les citoyens les plus démunis en se reposant à l’excès sur les mécanismes du libéralisme économique. On notait enfin une affinité certaine pour le populisme du Président Trump qui était invité à venir à Varsovie au mois de juillet 2017 pour participer au Sommet des chefs d’État d’Europe centrale.
Le pays était plus divisé que jamais et la vie politique toujours plus agitée.
Bruxelles et Varsovie : des relations complexes
Ainsi, les autorités polonaises décidaient de s’opposer à la réélection de Donald Tusk à la tête de l’Europe en présentant un candidat peu crédible pour barrer la route au Président sortant accusé de « trahison ». Le camouflet fut total pour Varsovie, 27 pays, y compris la Hongrie, se prononçant en faveur de Tusk. Alors que le pouvoir polonais se lançait dans un profond remaniement de son Corps diplomatique (notamment en France) ainsi que de la hiérarchie militaire (30 généraux sur 80 étaient « démissionnés »), Bruxelles était toujours plus irrité par le comportement polonais en matière de justice et n’appréciait pas les déclarations anti-immigrés de la Première ministre Szydlo sur le site même d’Auschwitz. C’est encore dans le domaine de la justice (membres de la Cour suprême mis à la retraite à 65 ans, composition du Conseil national de la magistrature) que les tensions s’exacerbaient en juillet 2017 et le président de la République Andrzej Duda – pourtant du PiS – en venait à s’opposer à deux textes qu’il proposait par ailleurs d’amender. Lors d’un débat particulièrement violent à la Diète, et alors que l’ancien Président Lech Kaczynski avait été mentionné, son frère apostrophait l’opposition : « N’essuyez pas vos gueules de traîtres sur le nom de mon frère de sainte mémoire ! Vous l’avez détruit, vous l’avez assassiné, vous êtes des canailles ! ». Jamais la vie politique polonaise récente en était arrivée là et certains allaient jusqu’à parler de « démocratie illibérale », les manifestations redoublant dans les rues avec roses blanches et bougies devant la Diète et le Palais présidentiel ainsi que le domicile de Kaczynski.
Alors que le vice-président de la Commission de l’UE, Frans Timmermans, continuait d’évoquer la possibilité d’une mise en vigueur de l’article 7 du Traité, le Président Duda confirmait son véto et ses amendements, le Sénat votant celui qui stipulait l’exigence d’un vote des 3/5e du Parlement pour les membres du Conseil national de la magistrature. Mais plusieurs textes plus litigieux étaient votés, dont la mise à la retraite à 65 ans, soit 40 % des membres de la Cour suprême. Alors que la Commission de Bruxelles s’impatientait, l’Église s’invitait dans le débat, le président de la Conférence des évêques rappelant l’importance de l’État de droit pour la « vraie démocratie » et voulant manifester son indépendance vis-à-vis du PiS.
En septembre, Beata Szydlo critiquait les idées françaises d’Europe « à deux vitesses » à travers un approfondissement de la zone Euro et plaidait pour un nouvel élargissement à l’Ukraine et aux Balkans occidentaux en réaffirmant son refus des quotas d’émigrés africains et syriens. Si les Polonais restaient massivement favorables à l’UE (80 %), un sondage rappelait que 51 % seraient prêts à en sortir si on lui imposait la venue de réfugiés du Moyen-Orient. La situation restait toujours fluctuante avec une alternance de chaud et de froid. Tandis que Beata Szydlo se montrait plutôt conciliante à Paris afin de renouer quelque peu avec la France, l’opposition s’inquiétait d’un projet de modification de la loi électorale dans la perspective du scrutin local en 2018 ainsi que d’un autre projet de loi sur la limitation du contrôle des médias par les capitaux étrangers. Ensuite, alors qu’était nommé le 8 décembre, un nouveau Premier ministre – Tadeusz Morawiecki – a priori plus accommodant, les lois sur la justice étaient définitivement adoptées selon des procédures assez expéditives et avec des innovations préoccupantes telles qu’un conseil disciplinaire pour le monde juridique ainsi qu’un conseil des recours extraordinaires permettant de rouvrir toutes les affaires judiciaires depuis 1997 ! En outre, le PiS faisait élire par la Diète ses candidats au Conseil national de la magistrature qu’ils contrôlaient désormais. Jouant sur l’image mitigée que les Polonais gardaient de leur justice, le pouvoir continuait à dénoncer une caste privilégiée et faillible dont beaucoup de membres auraient sévi selon lui pendant la République populaire.
L’article 7 était donc logiquement activé le 20 décembre 2017 après trois recommandations et vingt-cinq échanges de lettres. En « constatant qu’il existait un risque clair de violation par un État (la Pologne) des valeurs de l’UE », on accordait à celui-ci un délai de trois mois avant de décider à une majorité de 4/5e si on appliquerait l’article 7… sachant que l’unanimité était requise pour la suppression des droits de vote, mesure à laquelle la Hongrie de Viktor Orban avait toujours indiqué qu’elle s’opposerait. Tout cela relevait donc essentiellement de la dissuasion, mais le Premier ministre Morawiecki continuait de plaider pour une réforme du système judiciaire polonais tandis que les tensions restaient vives dans la société avec des manifestations au sujet d’un nouveau durcissement de la loi sur l’avortement. Enfin, une nouvelle polémique particulièrement virulente éclatait à propos d’une « loi sur la Shoah » qui récusait l’appellation « camps de la mort polonais » mais suscitait des commentaires très controversés du Premier ministre paraissant mettre sur le même plan les « exécuteurs polonais…juifs, russes, ukrainiens et pas seulement allemands », propos qui provoquaient immédiatement l’indignation en Pologne et à l’étranger, notamment en Israël.
Au milieu de toutes ces controverses, la pression de l’UE ne pouvait se relâcher et les gouvernements allemand et français s’unissaient pour « exprimer leurs préoccupations sur le système judiciaire en Pologne » tout en se refusant à la confrontation.
On continuerait donc de dialoguer comme le souhaitait M. Morawiecki, tout en connaissant les limites de la procédure de l’article 7 et sans oublier de réfléchir à d’autres voies. Ainsi, l’on rappelait qu’entre 2014 et 2020, la Pologne recevrait 73 Mds au titre des seuls fonds structurels, hors PAC. N’était-il pas temps, comme le suggéraient certains, « de frapper les mauvais élèves au portefeuille » ? Le Brexit faisant perdre 10 Mds à l’Union, la discussion du budget 2020-2026 allait être particulièrement ardue et une pression pourrait donc être exercée sur la Pologne, les Allemands parlant déjà de « conditionnalité » avec l’accueil des migrants. Cette « épée de Damoclès » sera d’autant plus brandie que la Pologne connaîtra des élections en 2019 et que les protagonistes du jeu politique s’efforceront de rallier l’opinion à leur cause.
Dans l’immédiat, l’Union européenne est dans l’attente des réponses aux questions qu’elle a posées au gouvernement polonais alors qu’à Varsovie, on continue de présenter deux lignes sur les sujets les plus sensibles tel celui de l’antisémitisme ; alors que le Président Duda a dénonçé les « actes honteux » de mars 1968 quand le régime communiste a persécuté les juifs polonais, le Premier ministre Morawiecki minimisait la responsabilité de son pays qui, alors, « n’était pas indépendant ». Il se confirme donc qu’il y a à la tête de l’État une répartition des rôles vis-à-vis de l’opinion internationale, Mateusz Morawiecki relevant que la Pologne, pendant les trois derniers siècles, a fait « si peu de mal et tellement de bien au monde », y compris à ses citoyens juifs.
Une société de plus en plus fracturée
Jamais la Pologne n’a été aussi divisée depuis le retour à la démocratie en 1989. Certes, le PiS continue de bénéficier d’une majorité d’opinions favorables, sa propagande ayant convaincu une grande partie de la population que les élites étaient corrompues, que nombre de « post-communistes » restaient dans des postes de responsabilité, que le libéralisme économique était par trop inégalitaire, et que l’Europe ne comprenait pas assez la Pologne – ce peuple « héroïque et martyr » pour reprendre l’expression de Mickiewicz – qui était entourée de voisins mal intentionnés.
Mais les grandes villes, tournées vers l’Occident, sont fascinées par le dynamisme d’un pays qui – depuis son adhésion à l’UE en 2004 – a surmonté la crise et a engagé un formidable processus de modernisation. Dans un tweet maladroit, Donald Tusk a dénoncé en novembre dernier l’isolement croissant de son pays, mais sur le fond, il disait vrai et les modalités humiliantes pour Varsovie de sa réélection l’ont bien démontré. Le « temps des haines » est venu, pour reprendre l’expression de Jaroslaw Kurski et certains vont jusqu’à avancer que le régime polonais actuel est « proto- fasciste », entreprenant de réécrire l’histoire : selon lui, Lech Kaczynski serait un héros, Lech Walesa, un agent communiste, les accords de « la table ronde de 1989 », une complicité entre « Solidarnosc » et les communistes, etc…
La lutte politique est donc culturelle et très profonde car ce sont deux conceptions du monde qui s’affrontent, allant bien au-delà des clivages classiques entre conservateurs et libéraux.
Le PiS est persuadé qu’il rend sa dignité aux gens ; l’opposition, elle, le voit comme une force ultra-nationaliste et révisionniste. Le vieux sociologue de gauche (celle-ci a pratiquement disparu de la scène), Karol Modzelewski était peut-être dans le vrai quand il déclarait au Figaro le 11 octobre dernier qu’« il y a désormais deux Pologne… c’est comme si nous étions en train de perdre notre langue commune. Nous ne nous écoutons plus, nous ne nous parlons plus. Et pis encore, nous n’avons pas envie de nous parler ». En octobre, un homme s’est immolé par le feu devant le Palais de la Culture à Varsovie pour dénoncer la politique du PiS ; un mois plus tard, une marche « nationaliste » de 60 000 personnes, le 11 novembre, a réclamé une « Europe blanche » et l’on y a entendu des slogans comme « les juifs dehors », les anciens dirigeants étant qualifiés de « traîtres » tandis que les tenants du gouvernement actuel étaient décrits comme des « malades » par l’opposition.
On ne peut qu’être effaré devant cette dégradation de la situation en quelques années, alors que la Pologne faisait figure il y a dix ans de nouveau membre exemplaire de l’Union européenne. Il faut souhaiter que la raison s’impose et que la démocratie polonaise revienne dans des clous dont elle a eu tendance à sortir ces derniers temps. L’histoire nous a démontré que la Pologne courait toujours de graves dangers quand elle était par trop divisée et que sa société oubliait les règles élémentaires du « vivre ensemble ». Il est du devoir de l’Europe, par-delà d’éventuelles pressions financières difficiles à exercer, de rappeler ces quelques vérités à ce peuple ami s’il apparaissait véritablement que le bon sens ne parvenait pas à prévaloir en son sein.
Patrick Gautrat
Ancien Ambassadeur de France en Pologne