En 1721, Montesquieu dresse avec les Lettres persanes le portrait critique de son époque. Sous couvert d’un regard étranger factice, il manifeste d’ores et déjà l’esprit des lois qui l’occupe tant quelques années plus tard. À l’occasion du tricentenaire de la publication de ce roman épistolaire, plutôt qu’une préface, Alain Supiot choisit d’adresser au philosophe des Lumières, six lettres afin de l’entretenir de son best-seller trois siècles après sa première parution. Nouvelles du XXIe siècle à l’attention de l’auteur des Lettres persanes témoigne de l’intérêt du juriste et professeur au Collège de France pour la diversité des imaginaires et des représentations collectives.
Revue Politique et Parlementaire – Votre présentation de l’édition du tricentenaire des Lettres persanes témoigne1 de votre intérêt pour la diversité des imaginaires et des représentations collectives. Mais dans l’ensemble de votre œuvre, quelle place cette question occupe-t-elle comme mode soit explicatif, soit illustratif du cours des choses ?
Alain Supiot – En ce domaine comme dans beaucoup d’autres, nous sommes surtout les héritiers de quelques grands auteurs et c’est juché sur les épaules de ces géants qu’il est possible d’apercevoir le rôle moteur de l’imaginaire dans la vie du droit et des institutions.
Dans son maître livre sur l’archéologie du visuel au Moyen Âge, Olivier Boulnois cite ainsi un passage des Psaumes qui a beaucoup inspiré Saint Augustin et résume parfaitement cette force motrice de l’imaginaire : « L’homme marche dans l’image, il s’agite vainement »2. Comprendre cette force motrice suppose toutefois, ainsi que nous y invite Montesquieu dans ses Lettres persanes, de se déprendre pour un temps des images dans lesquelles nous nous agitons nous-mêmes et de porter sur elles un regard extérieur. Alors seulement nous prenons conscience de leur singularité et comprenons que la diversité des mœurs et des institutions n’est pas un reste d’irrationalité condamné à disparaître avec les progrès de la science, mais bien au contraire une donnée constitutive de l’espèce humaine. Suivant une évolution psychomotrice retracée par le grand anthropologue André Leroi-Gourhan, notre espèce de singes s’est « dénaturée » en accédant par l’outil et par le langage à un univers de symboles qui tout à la fois mettent le réel à distance et donnent prise sur lui3. C’est en prenant la mesure de ce basculement dans l’univers symbolique propre à l’humanité, que l’on peut saisir la fonction anthropologique du droit4, Seuil, « Points-Essais », 2009.]. Contrairement à ce que m’ont reproché quelques critiques étourdis, la reconnaissance de cette fonction ne revient nullement à postuler l’existence d’un « droit naturel », car le droit naturel est lui-même un imaginaire normatif parmi d’autres, qui se distingue par sa prétention à apporter une réponse intemporelle et universelle aux questions soulevées par la vie en société. Reconnaître la fonction anthropologique du droit permet au contraire de comprendre la diversité des institutions imaginées par les humains, pour répondre à un défi normatif qui se pose à toute société. Ce défi consiste à accorder l’infinitude de leurs représentations mentales avec la finitude de leur existence physique et sociale, en sorte d’échanger des paroles plutôt que des coups. C’est ce défi qui est universel et non pas les façons de le relever. Pour le dire avec les mots de Prévert : « le monde mental ment, monumentalement » ! Il est livré à ce que Castoriadis, dans son livre sur « l’institution imaginaire de la société », a nommé « le magma des représentations ». L’institution sociale du sujet consiste à l’arracher à ce magma, à interposer entre lui et ses semblables certains inter-dits pour le faire « accéder au monde social et au monde des significations comme monde de tous et de personne »5. Ce monde de significations communes, que l’institution impose à la psyché, est lui-même le fruit d’un imaginaire, mais d’un imaginaire social qui doit, pour que la société survive, être compatible avec ses conditions physiques et biologiques d’existence.
Chaque société a donc sa manière propre de se faire ainsi l’institutrice de la raison au moyen de représentations mentales de l’être et du devoir-être, qui identifient cette société et la distinguent des autres.
C’est la découverte étonnée de cette diversité des façons de faire société qui conduit les Français dépeints par Montesquieu à se demander : « Ah, ah, Monsieur est Persan ? C’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ? » ; ou Obélix à s’exclamer : « Ils sont fous ces Romains ! ». Valéry a décrit admirablement ce processus dans sa préface aux Lettres persanes, que j’ai tenu à publier pour la première fois avec lesdites Lettres, dans leur édition du tricentenaire. « L’ordre – écrit-il – exige l’action de présence de choses absentes, et résulte de l’équilibre des instincts par les idéaux. Un système fiduciaire ou conventionnel se développe, qui introduit entre les hommes des liaisons et des obstacles imaginaires dont les effets sont bien réels. Ils sont essentiels à la société »6.
Le droit joue évidemment, concurremment aux mœurs et à la morale, un rôle essentiel dans la représentation de ce que doivent être les relations entre les hommes. Il formalise un imaginaire normatif qui solidifie la société. Procèdent de cette idée de solidité, le concept juridique de solidarité, mais aussi le sou, c’est-à-dire la monnaie, qui contribuent à souder le système fiduciaire décrit par Valéry. Ce système comprend aussi ce que le grand juriste et théoricien des institutions André Hauriou a nommé des « manifestations de communion réglées par des procédures »7. Ces manifestations sont nombreuses : rituels civils ou religieux, épopées et récits nationaux, mais aussi théâtre, musique ou littérature et plus largement l’esthétique, où l’historien de l’art Élie Faure a trouvé la clé d’une caractérisation des imaginaires propres à chaque nation européenne8. Ces formes de communion ne disparaissent pas dans les sociétés régies par le Droit, mais coexistent et évoluent avec lui, en sorte que les représentations artistiques, juridiques et scientifiques marchent d’un même pas et participent toutes de l’image qu’une société a d’elle-même, c’est-à-dire de son identité.
Le Droit n’est du reste pas une composante obligée de cette institution imaginaire de la société. Dans la longue histoire de l’humanité, on pourrait même dire que c’est une forme relativement récente dans de nombreuses sociétés structurées jusqu’alors par des pratiques rituelles et religieuses, en Chine, au Japon, en Afrique ou en Inde. Il s’en est détaché dans la Rome antique et son apport principal fut de faire place à des lois d’origine purement humaine, à côté des lois transcendantes révélées par Dieu ou des lois immanentes découvertes dans la Nature.
Le Droit n’a donc pas le monopole de la fonction anthropologique qu’il remplit, bien qu’il en soit devenu une composante essentielle dans les sociétés modernes et contemporaines. Il est important de s’en souvenir pour ne pas prêter à nos catégories de pensée une universalité qu’elles n’ont pas.
Dans les Lettres persanes Montesquieu s’étonne ainsi de l’acharnement occidental à postuler un contrat à l’origine des sociétés. De fait il est avec son contemporain Vico le seul philosophe des Lumières, à avoir vu dans la parenté, et non dans le contrat, la forme première du lien social. Leur point de vue est demeuré marginal, bien que l’anthropologie en ait depuis amplement confirmé le bien-fondé : il n’est pas de société sans système de parenté, mais il en est de nombreuses, par exemple la Chine ou le Japon, qui ont ignoré notre notion de contrat jusqu’à ce que l’expansionnisme occidental ne le leur impose.
RPP – Cette notion de contrat est donc une invention occidentale ?
Alain Supiot – Le « contrat social » est en effet typique d’un imaginaire normatif occidental qui voit dans le consentement et la servitude volontaire la condition de légitimité de la loi et dans le passage du statut au contrat le sens de l’histoire du droit9. On voit courir cet imaginaire contractuel de Hobbes à Rawls en passant par Rousseau, et il a des « effets bien réels » dans l’ordre politique et économique. Aussitôt élu Président de la République, M. Emmanuel Macron a ainsi solennellement annoncé au Parlement réuni en Congrès qu’il entendait édifier une « République contractuelle », promesse mise en œuvre depuis par le démantèlement méthodique de tous les statuts professionnels : cheminots, salariés, préfets, diplomates, universitaires… Mais il est loin d’être le seul à promouvoir ainsi la contractualisation de tous les liens sociaux ! L’une de ses concurrentes à l’actuelle élection présidentielle, Mme Valérie Pécresse, a déclaré récemment : « Je veux une société de l’accord, je ne veux pas une société de la loi »10. Un autre, M. Éric Zemmour n’a de cesse de dénoncer « L’État de droit », qui serait une entrave à la démocratie. Particulièrement répandu aujourd’hui en France, ce mépris de la loi est un symptôme de la décomposition des démocraties que Montesquieu avait parfaitement identifié : « On était libre avec des lois, on veut être libre contre elles ». En 1932 Ernst Jünger avait annoncé, avec beaucoup de perspicacité, que l’ultime statut appelé à être liquidé par cette dynamique de la contractualisation serait l’état civil des personnes : « L’un des efforts du XIXe siècle vise, conformément à la conception fondamentale selon laquelle la société est née par contrat, à transformer toutes les relations possibles en relations contractuelles et résiliables. L’un des idéaux de ce monde est donc atteint avec beaucoup de logique lorsque l’individu peut même résilier son caractère sexuel, le déterminer ou le changer, par une simple inscription sur le registre de l’état civil »11. De fait, cette conséquence logique figure aujourd’hui en bonne place dans les projets de réforme constitutionnelle de La France insoumise… qui sur ce point rejoint l’imaginaire du Président Macron selon lequel « un père n’est pas forcément un mâle »12.
Nous touchons ici le point où l’imaginaire perd pied avec le réel. Or il faut bien comprendre qu’à la différence de l’imaginaire romanesque, l’imaginaire juridique ne peut, sans se nier lui-même, congédier le réel et faire fi du milieu vital où s’inscrit une société.
Il ne peut pas davantage congédier toute idée de justice pour se faire le simple instrument d’une « gestion scientifique de la société » en mettant en œuvre les « vraies lois » de la nature. Le droit se situe dans ce que Simone Weil (la philosophe) a nommé une « région moyenne », c’est-à-dire entre le monde des idéaux et celui des rapports de force. Depuis bientôt deux siècles, il se trouve aux prises avec l’imaginaire scientiste, qui entend en faire un simple instrument de mise en œuvre de lois immanentes de la société que nous révéleraient la biologie, l’économie, l’histoire ou la psychologie. En 1930, dans sa préface déjà citée, Valéry s’inquiétait déjà de cette emprise croissante où il voyait une barbarie du fait, « plus redoutable que les anciennes barbaries pour être plus exacte, plus uniforme et infiniment plus puissante ». Cette barbarie scientiste fut un trait commun des totalitarismes du XXe siècle. Elle ressurgit aujourd’hui avec le comportementalisme, qui entend gérer les humains comme des chiens de Pavlov, à coup de « nudges » et « d’em… », en sorte qu’ils se conforment à l’ordre social existant, sans en questionner la justice.
RPP – Votre intérêt pour les dimensions symboliques est l’un des éléments qui vous singularise. Votre attachement à Montesquieu et aux Lettres persanes ne vient-il pas pour une part de votre expérience comme fondateur de l’Institut d’Études Avancées de Nantes, où sont reçus des chercheurs du monde entier, et de vos travaux pour l’Organisation internationale du Travail ? Par la force des choses, alors même que vous êtes français, votre cartésianisme pourrait vous empêcher par universalisme de voir la singularité des peuples. Est-ce que dans la genèse de votre pensée, dans votre prise de conscience du caractère tout à fait décisif de Montesquieu, il n’y a pas aussi dans votre parcours la confrontation de cultures et de représentations très différentes ?
Alain Supiot – Il est vrai que les Lettres persanes pourraient être le livre emblème de cet Institut. Sa réussite a été le fruit des deux choix stratégiques qui ont présidé à sa création en 2008. En premier lieu un choix institutionnel, consistant à acclimater à Nantes, au moindre coût possible, le modèle inventé il y a presqu’un siècle par Abraham Flexner à Princeton. L’Institut a ainsi été conçu comme un lieu de pollinisation des savoirs, faisant place à l’imprévu, à la sérendipité et aux formes particulières de sociabilité, dont de nombreux travaux d’histoire, de philosophie et de sociologie des sciences ont montré la fécondité. En second lieu un choix de politique scientifique qui, prenant acte de l’interdépendance des nations face aux multiples risques systémiques des temps présents, consiste à regarder le monde d’un « regard persan » plutôt qu’au travers des seules lunettes de l’Occident. Il promeut ainsi un universalisme en creuset, fondé sur le concert des civilisations, dont la richesse et la diversité demandent à être comprises, car elles sont une ressource essentielle à l’âge de l’anthropocène13. Se gardant aussi bien des mirages d’un universalisme en surplomb que des assignations identitaires, cette politique scientifique a tenu ses promesses, si l’on en juge à la reconnaissance que l’Institut de Nantes a rapidement acquise parmi les instituts d’études avancées les plus renommés dans le monde. L’État en revanche n’a pas tenu les siennes : il lui a coupé les vivres et œuvré à sa normalisation sur le modèle managérial qui lui tient lieu aujourd’hui de politique de recherche14.
Quant à la question du travail, il est vrai qu’elle se prête particulièrement bien à la compréhension du rôle de l’imaginaire.
Activité proprement humaine, le travail consiste à faire advenir dans le monde réel l’image d’un possible qui a d’abord germé dans nos têtes, que ce soit celle de la Joconde, d’une chambre propre, d’une cathédrale, d’un avion, d’un institut d’études avancées ou d’un poulet rôti. D’où cette double fonction anthropologique de transformation des milieux vitaux et de domestication de l’imagination observée par Simone Weil : « C’est par le travail que la raison saisit le monde même, et s’empare de l’imagination folle ». Encore faut-il pour que le travail soit ainsi une école de la raison, qu’il obéisse à ce que la Constitution de l’OIT a appelé au sortir de la Première Guerre mondiale un « régime réellement humain », c’est-à-dire qui permette à tout travailleur, non seulement de vivre décemment de son travail, mais aussi d’y mettre son intelligence à l’épreuve du réel. Tel n’est pas le cas des deux formes « d’organisation scientifique du travail » qui se sont succédé depuis la révolution industrielle et sont deux variantes de la déshumanisation du travail : déshumanisation par le déni de pensée dans le cas du taylorisme, qui traite le travailleur comme un rouage d’horlogerie ; déshumanisation par le déni de réalité dans le cas de la gouvernance par les nombres, qui le traite comme un logiciel asservi à la réalisation d’objectifs chiffrés déconnectés de l’expérience et du sens des tâches à accomplir. Expression de l’imaginaire cybernétique, cette gouvernance ne peut que rencontrer sa limite catastrophique, comme on a pu le voir à l’hôpital à l’occasion de la pandémie de Covid 19.
RPP – En fait, c’est quoi les imaginaires ? Le juriste que vous êtes arrive-t-il à périodiser ou à articuler les différentes dimensions ?
Alain Supiot – L’imaginaire dont nous parlons est celui qui permet de faire société en projetant de celle-ci une représentation idéale, en lui dessinant un horizon. Il procède de ce que Bergson nomme la « fonction fabulatrice » de l’être humain, qui l’arrache à la barbarie des purs rapports de force pour l’inscrire dans un ordre où sa vie acquiert un sens. Cet ordre imaginaire peut être de nature religieuse ou séculière, mais il se réfère toujours à ce que la Déclaration d’indépendance des États-Unis nomme des « vérités évidentes par elles-mêmes », c’est-à-dire des vérités indémontrables qui structurent le « système fiduciaire » décrit par Valéry. C’est ainsi par exemple que figurent au premier rang des vérités légales proclamées dans notre Constitution républicaine l’égalité et la liberté des êtres humains, dont l’État est le garant. Une fois établi, cet ordre nous devient comme une seconde nature. La liberté de l’esprit s’épanouit et ceux que cet ordre a le plus servis ou favorisés en viennent à oublier ses conditions d’existence, en sorte que « partout agit la critique des idéaux qui ont fait à l’intelligence le loisir et les occasions de les critiquer ».
La société peut alors tomber dans une barbarie d’un nouveau genre, que Vico – théoricien de la vie et de la mort des nations – dépeint comme une « barbarie de la réflexion », qui calomnie les vérités légales et perd pied avec le réel15, trad. A. Fayard, 2001 ; Alain Pons, Vie et Mort des nations. Lecture de la Science nouvelle de Giambattista Vico, Gallimard, 2015.].
Il convient en effet de distinguer, ainsi que nous y invite Lacan, le réel, le symbolique et l’imaginaire. Vous pouvez comme Léonard de Vinci imaginer une machine volante, en planifier la fabrication à l’aide de symboles mathématiques et enfin l’expérimenter en la lançant dans le vide ; selon que votre symbolisation correspondait ou non au réel, vous allez rencontrer celui-ci soit en étant porté par les airs, soit en vous écrasant au sol. L’implosion financière de 2008 ou la pandémie de Covid 19 sont autant de chocs de l’imaginaire de la globalisation avec le réel, qui démontrent qu’on ne peut se fier à la symbolisation économique de « l’ordre spontané du marché ». Les « manipulateurs de symboles » devraient toujours se rappeler la signification juridique première de cette notion issue du grec (sumbolon), qui a d’abord désigné un signe de reconnaissance, un anneau rompu dont les partenaires conservaient les moitiés concordantes et qui matérialisait l’établissement entre eux d’un rapport d’obligation. Le symbole relie une essence (un lien d’obligation) et une apparence (le signe qui rend ce lien visible). Le contraire du symbolique, c’est le diabolique (diaballein) c’est-à-dire la rupture de ce lien entre essence et apparence et, par là même, la rupture du lien entre les humains. D’où le nom du diable (diabolon) qui, faisant prendre des vessies pour des lanternes, instille le mensonge et la division. En tant que système symbolique, la langue – mais aussi les nombres – se prêtent donc aussi bien à représenter le monde tel qu’il est ou tel qu’il n’est pas, tel qu’il pourrait ou devrait être. Ce sont autant de variétés de l’imaginaire qu’il convient de ne pas confondre. À la différence de la mythologie ou la science-fiction, l’imaginaire juridique vise la réalisation d’un devoir être et ne peut donc ignorer le principe de réalité. Les fictions qu’il met en œuvre doivent être soutenables, c’est-à-dire compatibles avec la perpétuation de la vie humaine. C’est le cas notamment des trois fictions caractéristiques du capitalisme, mises en évidence par Karl Polanyi, qui consistent à faire comme si le travail, la Terre et la monnaie étaient des marchandises, alors qu’elles sont les prérequis de toute production ou échange marchand16, Gallimard, 1983, p. 102-112.]. Or les fictions du « travail marchandise » (dit « capital humain ») ou de la « nature marchandise » (dite « capital naturel ») ne sont soutenables sur le long terme que moyennant des dispositifs juridiques – droit social et droit de l’environnement – qui assurent la reproduction des « ressources humaines » et le renouvellement des « ressources naturelles ».
Les juristes qui soutiennent que le droit peut ignorer la nature sombrent dans la « barbarie de la réflexion ».
Ils se trompent et nous trompent, comme se trompe la théorie économique néolibérale qui, en prenant pour des réalités les fictions du travail ou de la Terre marchandises, nous a engagés dans des impasses sociale et écologique dont nous aurons du mal à sortir. Il faut donc distinguer les différents registres de l’imaginaire et ne pas confondre les codes juridiques et les contes de fée. Mais il faut aussi comprendre que ces registres s’interpellent sans cesse. Ainsi les premières révolutions industrielles ont été dominées par un imaginaire issu de la physique classique, qui voit le monde comme une vaste horlogerie dont les hommes ne seraient que les rouages. Avec la révolution numérique nous sommes passés à l’imaginaire cybernétique, qui voit le monde comme un réseau de machines informationnelles et dont l’objet fétiche est l’ordinateur portable (celui qui a remplacé la montre dans nos agitations quotidiennes). Ce changement d’imaginaire a été accompagné au plan juridique par le reflux du règne de la loi au profit de la gouvernance par les nombres. Le vocabulaire politique témoigne du même changement : on invite les partis à « changer de logiciel » plutôt que d’idées.
RPP – Vous dites que l’art, la science, le droit sont finalement irrigués par un imaginaire commun. Mais qui produit cet imaginaire ? La société ? L’histoire ?
Alain Supiot – Je serais tenté de vous renvoyer ici encore à Montesquieu, notamment à son Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères, où se trouvent déjà les grands thèmes de L’Esprit des lois. Nombreux sont ceux qui, faute d’avoir pris le temps de lire ce dernier ouvrage, n’en retiennent que la théorie des climats, alors que selon Montesquieu « les causes morales forment plus le caractère d’une nation et décident plus de la qualité de son esprit que les causes physiques ». Son œuvre préfigure ainsi ce que le grand géographe et orientaliste Augustin Berque a nommé la mésologie, c’est-à-dire une compréhension des êtres humains qui, à rebours des dichotomies « sujet/objet », « culture/nature » ou « psyché/soma », ne les coupe pas de leur écoumène et donc de la diversité des milieux physiques, biologiques et culturels où s’inscrit la vie humaine17. S’il y a selon Montesquieu un « esprit des lois », c’est parce que celles-ci « doivent être relatives au physique du pays ; au climat glacé, brûlant ou tempéré ; à la qualité du terrain, à sa situation, à sa grandeur ; au genre de vie des peuples (…) ; à la religion des habitants, à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur nombre, à leur commerce, à leurs mœurs, à leurs manières. Enfin elles ont des rapports entre elles ; elles en ont avec leur origine, avec l’objet du législateur, avec l’ordre des choses sur lesquelles elles sont établies. C’est dans toutes ces vues qu’il faut les considérer ». On ne saurait mieux décrire le terreau dans lequel un imaginaire juridique plonge ses racines et dont procèdent les certitudes partagées des habitants d’un pays ou d’un autre. Voilà pourquoi, trois siècles plus tard, le regard porté sur les grandes nations européennes par les Lettres persanes, n’a rien perdu de sa fulgurance : l’Allemagne « la seule puissance qui soit sur la terre, que la division n’a point affaiblie ; la seule (…) qui se fortifie à mesure de ses pertes et qui lente à profiter des succès, devient indomptable par ses défaites » ; l’Angleterre, une nation « où l’on voit la liberté sortir sans cesse des feux de la discorde » et « un prince toujours chancelant sur un trône inébranlable » ; la Russie un empire dont le tsar « inquiet et sans cesse agité, erre dans ses vastes États laissant partout des marques de sa sévérité naturelle. Il les quitte comme s’ils ne pouvaient le contenir, et va chercher dans l’Europe d’autres provinces et de nouveaux royaumes » ; et la France, un pays où « Le prince, rapportant tout uniquement à lui, appelle l’État à sa capitale, la capitale à sa cour, et la cour à sa seule personne ». On peut difficilement contester la justesse du trait, à trois siècles de distance !
Mais s’il y a bien ainsi « dans chaque nation, un caractère particulier, dont celui de chaque particulier se charge plus ou moins », cela ne veut pas dire, contrairement aux obsessions identitaires contemporaines, que les imaginaires ne communiquent ni ne s’influencent mutuellement.
Loin de tout déterminisme, cette approche multifactorielle permet au contraire de comprendre l’influence que peut exercer un modèle étranger sur l’esprit de ceux qui ne s’enferment pas dans leurs propres dogmes. Comme le note Usbek dans les Lettres persanes, « L’imagination se plie d’elle-même aux mœurs du pays où l’on vit ». Découvrant le relatif pied d’égalité sur lequel vivent les hommes et les femmes en terre chrétienne, son ami Rica « trouve que cela n’est pas mal imaginé » et se plie très vite à ces mœurs dont la pratique lui en a « plus appris en un mois sur les femmes qu’il ne l’aurait fait en trente ans dans un Sérail ».
RPP – Vous faites la distinction dans La gouvernance par les nombres18 entre une mondialisation assise sur les us et coutumes et la singularité du moment actuel qui est la globalisation néolibérale. En quoi au fond dès les Lumières le débat Montesquieu/Condorcet est-il porteur de ce qui advient aujourd’hui dans la désindexation de la globalisation néolibérale de la mondialisation avec ses us et coutumes au nom du progressisme ?
Alain Supiot – Je plaide en effet pour que l’on ne confonde pas la globalisation et la mondialisation. Dernier avatar de l’universalisme en surplomb hérité du christianisme occidental, la globalisation est un concept techno-théologique, qui associe l’essor sans précédent des techniques d’information et de communication avec la foi religieuse en un sens de l’histoire, dont le terme serait l’unification du monde par les forces combinées du numérique et d’un Marché devenu total. Dominant les classes dirigeantes occidentales, cet imaginaire anarcho-capitaliste pousse au démantèlement de tous les statuts protecteurs et conduit à une montée de l’insécurité et des périls écologiques, qui engendre en retour – pour reprendre les termes du Préambule de la Constitution à l’OIT – « un tel mécontentement que la paix et l’harmonie universelles sont mises en danger ». Ce mécontentement est en effet le combustible d’un « ethno-capitalisme » qui sévit en Chine ou en Russie, mais aussi dans le monde musulman, en Inde ou aux États-Unis ; cocktail d’ultralibéralisme économique et d’obsessions identitaires, cet ethno-capitalisme a fait ces derniers mois avec Éric Zemmour une percée remarquable sur la scène politique française. Pour échapper à cette tenaille entre globalistes et identitaristes, il faudrait s’engager dans la voie de la mondialisation, c’est-à-dire d’un universalisme en creuset, qui tenant compte de l’interdépendance croissante des nations, voit dans la diversité des langues et des imaginaires une ressource et non un obstacle pour établir entre elles des solidarités nouvelles. La notion de mondialisation est il est vrai intraduisible en globish, langue de la globalisation et rouleau compresseur de la pensée européenne. Mondialisation nous vient du latin mundus qui désignait – par opposition à l’immundus – la terre embellie et rendue habitable par le travail des hommes ; en droit romain, le mundus désignait un temple souterrain où les représentants des différentes communautés constitutives de la cité déposaient chacun une poignée de leur terre d’origine.
Cette opposition entre un universalisme en surplomb et en creuset se lit déjà dans les critiques acerbes adressées à l’Esprit des lois par Condorcet.
Alors que Montesquieu, le juriste, s’emploie à décrire et comprendre la variété des armatures institutionnelles des sociétés humaines, Condorcet, le mathématicien, s’offusque de l’attention ainsi portée à des lois qui, différant selon les pays, ne peuvent être que « fondées sur des préjugés, des habitudes qu’il faut déraciner ». Selon lui « une bonne loi doit être bonne pour tous les hommes comme une proposition [mathématique] est vraie pour tous ». Condorcet préfigure ainsi la globalisation et sa foi dans l’uniformisation du monde sous l’égide du calcul, là où la mondialisation répond au contraire à l’observation de Montesquieu selon laquelle « les lois doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites, que c’est un très grand hasard si celles d’une nation peuvent convenir à une autre ». C’est Montesquieu qui a raison, mais c’est Condorcet qui l’a emporté sans peine dans une France encore dominée par l’universalisme en surplomb hérité de son imaginaire politique centralisateur et uniformisateur. C’est dans un « Campus Condorcet » qu’on a voulu regrouper à Paris l’élite des sciences sociales ; l’imaginaire de l’homme machine prospère plus que jamais dans l’esprit de nos dirigeants et va de pair avec la gouvernance de la recherche par les nombres. L’Institut d’Études Avancées de Nantes ayant au contraire emprunté la voie épistémologique tracée par Montesquieu, et y ayant rencontré une forte reconnaissance internationale, son étranglement financier par les apparatchiks parisiens de l’administration de la recherche n’a au fond rien qui puisse surprendre.
RPP – Vous décrivez les similarités dans les processus réels de la globalisation touchant l’Orient et l’Occident. Mais le problème ne se trouve-t-il pas du côté de l’Occident et non de l’Orient en ce que la représentation collective de l’Occident c’est être maître et possesseur de la nature alors que la représentation de l’Orient c’est être en harmonie avec le cours des choses ?
Alain Supiot – Je me garderais d’une telle dichotomie, qui écrase la diversité des cultures en Orient comme en Occident, et masque l’énorme impact de ce dernier sur toutes les autres civilisations du monde. On ne peut sans risque de confusion mettre dans le même sac la Russie, la Chine, l’Inde ou le Japon, ni ignorer la place acquise par l’Occident (et aujourd’hui surtout les États-Unis) dans leurs imaginaires respectifs. La dichotomie Orient/Occident est née du reste au sein même de l’Europe, avec la division de l’Empire romain en deux moitiés, occidentale et orientale. Côté occidental, la chute de l’Empire conduisit à l’émiettement du pouvoir politique tandis qu’échut au Pape la fonction de souverain universel. À l’inverse côté oriental, comme l’a montré Gilbert Dagron, cette fonction est demeurée pendant encore mille ans celle de l’Empereur, tandis que subsistait la dispersion de l’Église en divers patriarcats19. L’ignorance abyssale de cette histoire institutionnelle du monde orthodoxe conduit les « Occidentaux » à y projeter leur concept d’État, auquel ils prêtent une universalité qu’il n’a pas. L’État est une invention médiévale des juristes pontificaux, dont l’histoire a été retracée par les travaux d’Ernst Kantorowicz, Harold Berman ou Pierre Legendre, et qui a pris dans les pays occidentaux eux-mêmes des formes variées. L’institution du politique a emprunté des voies très différentes dans le monde orthodoxe, d’où cette tragique succession de malentendus dans les rapports des Occidentaux avec la Grèce et plus encore avec la Russie contemporaine, héritière d’un régime impérial et despotique qu’avait parfaitement caractérisé Montesquieu dans l’Esprit des lois : « un seul, sans loi et sans règle, entraîne tout par sa volonté et par ses caprices (…) Un prince pareil, accoutumé en son palais à ne trouver aucune résistance, s’indigne de celles qu’on lui fait les armes à la main ; il est donc ordinairement conduit par la colère et la vengeance » ; avec toutefois ce risque, noté dans les Lettres persanes, auquel sont exposés M. Poutine et ses semblables : « Malheureux le roi qui n’a qu’une tête : il semble ne réunir sur elle toute sa puissance que pour indiquer au premier ambitieux l’endroit où il la trouvera toute entière ».
L’état présent de la Russie, mais aussi de la Chine ou du monde arabe, n’inciterait pas Montesqieu à renier la lettre dans laquelle l’un de ses Persans écrit : « Une des choses qui a le plus exercé ma curiosité en arrivant en Europe, c’est l’histoire et l’origine des républiques.
Tu sais que la plupart des Asiatiques n’ont pas seulement d’idée de cette sorte de gouvernement, et que l’imagination ne les a pas servis jusqu’à leur faire comprendre qu’il puisse y en avoir sur la terre d’autre que le despotique. » Comme nous y invite toutefois l’incise « la plupart des Asiatiques », il faut se garder de tout essentialisme culturel : le despotisme n’est pas plus une fatalité en Orient que la démocratie en Occident. Tous les pays du monde, aujourd’hui plus que jamais, doivent faire face à des défis communs, et leurs différentes façons d’y répondre s’influencent mutuellement. Ainsi, la vraie rupture géopolitique de la fin du XXe siècle n’a pas été la chute du mur de Berlin, mais la conversion de la Chine communiste à l’économie de marché. Cet évènement a marqué, non pas la fin de l’histoire et la victoire finale du capitalisme sur le communisme, mais le début d’un processus d’hybridation, dont la Constitution chinoise de 1982 a bien balisé les termes en établissant une « dictature démocratique » (article 1er) qui « interdit à toute organisation ou tout individu de troubler l’ordre économique de la société. » (article 15). Cette caractérisation rend assez bien compte de ce qu’est devenue l’Union européenne qui a limité le champ de la démocratie en donnant force constitutionnelle à un « ordre économique de la société » mis ainsi hors de portée électorale. L’instauration de cette « démocratie limitée » a suscité en 2010 la critique très solidement argumentée du Tribunal constitutionnel allemand (l’Allemagne en effet, à la différence de la France, possède une juridiction constitutionnelle digne de ce nom, compétente et indépendante du pouvoir politique). L’un de ses anciens membres, le grand juriste Dieter Grimm, a ensuite proposé de retrancher des traités européens les dispositions de politique économique pour les rendre au débat démocratique20. En France, comme en Russie ou en Chine, la privatisation massive des biens publics a donné naissance à une nouvelle classe d’oligarques qui se sont considérablement enrichis en alternant les hautes fonctions publiques et privées. La « dictature démocratique » se donne aussi à voir par la montée des techniques de normalisation déjà évoquées (nudges, compliance, etc.) qui visent à programmer les comportements plutôt qu’à définir juridiquement les conditions d’exercice de la liberté. Sans surprise au regard de sa longue histoire institutionnelle et de l’influence qu’y a exercée le taoïsme21, la Chine est à l’avant-garde de ce type de normativité comportementale avec son système de « crédit social ». La diversité bien réelle des imaginaires nationaux n’interdit donc nullement qu’ils s’influencent réciproquement dans un monde de plus en plus interdépendant. Une vraie politique de mondialisation consisterait à en tirer parti pour le meilleur et non pas pour le pire.
Alain Supiot
Juriste
Professeur émérite au Collège de France
(Propos recueillis par Stéphane Rozès et Arnaud Benedetti)
- Alain Supiot, Nouvelles du XXIe siècle à l’attention de l’auteur des Lettres persanes, Présentation de l’édition du tricentenaire des Lettres persanes de Montesquieu, Seuil, coll. Points Classiques, 2021. ↩
- Olivier Boulnois, Au-delà de l’image : Une archéologie du visuel au Moyen Âge (Ve-XVIe siècle), Paris, Seuil, 2008. ↩
- André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, Albin Michel, 2 t. 1964/1965. ↩
- Alain Supiot, Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit, [2005 ↩
- Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Seuil, 1975, p. 453. ↩
- Paul Valéry, Préface aux Lettres persanes, in Édition du tricentenaire des Lettres persanes présentée par Alain Supiot, Points, 2021, voir pp. 373-385. ↩
- Maurice Hauriou, Aux sources du droit. Le pouvoir, l’ordre et la liberté, Paris, Librairie Bloud et Gay, 1933. ↩
- Élie Faure, Découverte de l’archipel (1932), Seuil, 1997. ↩
- Henry Sumner, Maine Ancient Law : its connection with the early history of society and its relation to modern ideas, (1ère éd. 1861), trad. fr. Pedone, 1874. ↩
- France 2, Journal télévisé du 15 février 2022. ↩
- Ernst Jünger, Der Arbeiter (1932) trad. fr. « Le travailleur », C. Bourgois, 1989, p. 158. ↩
- Le Figaro, 3 février 2020. ↩
- Samantha Besson et Samuel Jubé (dir.), Concerter les civilisations, Seuil, 2020. ↩
- Alain Supiot, Du bon gouvernement de la recherche, Philosophy World Democracy, 7 July 2021 (accessible en ligne). ↩
- Giambattista Vico, Principes d’une science nouvelle relative à la nature commune des nations [1744 ↩
- Karl Polanyi, « Le marché régulateur et les marchandises fictives : travail, terre et monnaie », La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps [1944 ↩
- Augustin Berque, Écoumène : introduction à l’étude des milieux humains, Belin, 2000. ↩
- Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014), Fayard (2015), coll. « Pluriel », 2020. ↩
- Gilbert Dagron, Empereur et prêtre. Étude sur le « césaropapisme » byzantin, Gallimard, 1996. ↩
- Dieter Grimm, Europa ja – aber welches?: Zur Verfassung der europäischen Demokratie, Beck, 2016, trad. fr. à paraître aux éditions du Seuil. ↩
- Voir Han-Fei-tse, ou Le tao du prince, présenté et traduit du chinois par Jean Lévi, Seuil, 1999. ↩