Benjamin Morel est un universitaire, enseignant de Droit public à Paris II. Il éclaire et anime régulièrement dans les médias le débat public sur les questions politiques et institutionnelles. Il vient de publier Le Parlement, temple de la République. De 1789 à nos jours, aux éditions Passés composés. La Revue des savoirs lui a demandé de nous livrer son analyse sur la situation parlementaire et gouvernementale post-législatives de dissolution. Au-delà de la clarification d’une « cohabitation » confuse et instable, c’est l’occasion pour Benjamin Morel de souligner notre singularité nationale et la dialectique entre enjeux politiques et institutionnels.
L’Assemblée nationale de 2024 se caractérise principalement par l’absence de majorité absolue. Cette situation n’est en soi pas inédite. Avant 1962, la France ne connaissait pas de majorité stable, encore moins une majorité absolue et disciplinée. La Constitution rédigée par le général de Gaulle et Michel Debré a donc été pensée pour permettre la survie d’un gouvernement dans un tel contexte. Lors de la législature précédente, le gouvernement était déjà minoritaire, et une configuration similaire avait été observée entre 1988 et 1993. Cette situation est courante dans de nombreux régimes parlementaires européens. Par exemple, le Danemark a connu pas moins de 23 gouvernements minoritaires depuis la Seconde Guerre mondiale. L’Espagne, l’Italie et la Suède ont également une longue tradition de gouvernements minoritaires sans que cela n’engendre nécessairement une instabilité marquée. Nous ne devrions donc pas nous alarmer d’une telle situation. Pourtant, il est nécessaire de reconnaître le blocage parlementaire auquel fait face le gouvernement Barnier et l’absence de coalition marquant la chambre élue en 2024. Ce phénomène ne relève pas d’une question de culture politique. Des coalitions ont été formées par le passé sous la Ve République, et encore plus avant celle- ci. Les forces politiques n’hésitent pas à conclure des accords dans les collectivités territoriales. Les raisons qui conduisent aujourd’hui à ce blocage parlementaire relèvent cependant de problématiques politiques.
LE CHAMP RESTREINT DES ALLIANCES
Ce qui distingue l’Assemblée de 2024, c’est la fragmentation et la faiblesse des partis dits « de gouvernement ». Cette notion est sujette à discussion, car elle relève en partie d’un jugement de valeur, elle est souvent utilisée par les formations centristes comme un gage de respectabilité. Mais, justement… Dans un hémicycle morcelé où les partis situés aux extrêmes de l’échiquier politique, tant à droite qu’à gauche, ne peuvent s’allier, toute coalition majoritaire doit inclure les partis centristes. En d’autres termes, sans leur soutien, il est impossible de former un gouvernement stable bénéficiant de l’appui ou de l’abstention bienveillante de 289 députés, seuil de la majorité absolue.
Ces partis centristes, cependant, ne peuvent envisager une alliance avec le Rassemblement national (RN). Quelle que soit l’argumentation idéologique avancée, une réalité électorale s’impose : de nombreux députés du centre et de la droite ont été élus en 2024 grâce au report des voix de la gauche contre le RN au
second tour. Former une alliance avec ce parti est donc trop risqué à moyen terme. Par ailleurs, l’électorat centriste reste méfiant vis-à-vis de La France insoumise (LFI) et de la gauche en général, ce qui rend une coalition avec le Nouveau Front populaire tout aussi périlleuse sur le plan électoral.
Le RN détient environ un quart des sièges et LFI 12,5 %, représentant ensemble 37,5 % des députés exclus de toute alliance envisageable avec le centre. Cette situation rappelle la fin de la IVe République, où, après les élections de 1956, le Parti communiste français (PCF) détenait 25 % des sièges sans pouvoir participer à une coalition en pleine Guerre froide. Les poujadistes, avec 8,5 % des sièges, et les gaullistes, avec 4 %, n’étaient pas non plus des alliés possibles, en raison de divergences fondamentales et du rejet de la IVe République par le général de Gaulle. Entre 1956 et 1958, les gouvernements de la IVe République se composaient ainsi d’une alliance restreinte de partis « de gouvernement », excluant environ 37,5 % des députés et presque 50 % des électeurs. En 2024, le champ des partis dits de gouvernement va du PCF à LR. Imaginer François-Xavier Bellamy et Sandrine Rousseau s’entendre sur des politiques familiales, ou Fabien Roussel et Éric Woerth s’accorder sur un budget, souligne la complexité de la situation. Si des coalitions hétéroclites fonctionnent parfois dans d’autres pays, la diversité politique requise pour former une telle alliance en France rend la tâche ardue. Les partis susceptibles de participer à une coalition de gouvernement sont au nombre de huit, et au moins six d’entre eux devraient coopérer pour que le gouvernement soit viable. À l’étranger, de telles configurations impliquent généralement seulement deux ou trois partenaires.
La solution trouvée à cette impasse repose sur un modus vivendi stratégique nécessairement précaire. Elle consiste pour le gouvernement à s’appuyer sur son principal opposant politique, une situation assez inédite dans l’histoire parlementaire française. Les groupes politiques soutenant Michel Barnier sont en effet très divers et divergents quant à leur stratégie, notamment en vue de la présidentielle. Le gouvernement parie principalement sur le fait que le RN ne votera pas de motion de censure émanant de la gauche. Il ne s’agit pas là d’une position de principe de Marine Le Pen, mais d’un choix stratégique.
En soutenant le gouvernement Barnier, le Rassemblement national espère démontrer sa capacité à gouverner et son sens des responsabilités. De cette manière, il espère accroître la porosité avec un électorat de centre droit, dont certaines catégories ont montré un intérêt pour le parti à la flamme lors des dernières élections européennes et législatives. Ce positionnement envoie également un message à l’électorat de gauche : le Front républicain est inefficace. Toutefois, cette stratégie a pour principale victime le centre. Si elle réussit, la situation deviendra intenable pour la majorité. Si elle échoue, Marine Le Pen sera contrainte de revoir sa position.
DES STRUCTURES POLITIQUES DÉFAVORABLES AUX COALITIONS
Au-delà de la diversité impliquée par de telles coalitions, celles-ci sont rendues difficiles par plusieurs facteurs.
Le premier est le risque qu’une telle configuration ferait courir aux partis membres. Pour les partis politiques, entrer dans une coalition représente un risque, car cela brouille l’image de celui qui incarne l’alternative pour l’avenir. Pour représenter l’alternance, en particulier face à un pou- voir perçu comme affaibli, il est nécessaire de se positionner en tant que recours crédible. Or, il est difficile d’apparaître comme une alternative tout en assumant une part de bilan commun. Si le Parti socialiste devait, par exemple, entrer dans une alliance avec le centre et la droite, il laisserait le monopole de l’opposition de gauche à ses rivaux. C’est également le danger qui guette LR, dont l’électorat montre une porosité croissante avec le Rassemblement national. L’alliance avec le centre a un coût élevé et tend à présenter les formations exclues de cette alliance comme les seules véritables alternatives. Giorgia Meloni, par exemple, a beaucoup bénéficié de sa position en dehors du gouvernement Draghi.
Ce risque est d’autant plus important dans un système où les élections présidentielles constituent le moment crucial pour les formations politiques qui jouent leur avenir. Les grandes machines politiques, comme le PS et l’UMP, qui filtraient autrefois les candidatures susceptibles de l’emporter, ne jouent plus ce rôle. L’élection de 2017 a montré que des candidatures indépendantes de ces modèles pouvaient l’emporter. L’usure du vieux modèle partisan est un phénomène commun dans l’ensemble du monde occidental et s’explique par plusieurs réalités structurelles. D’une part, les vieilles identités politiques ne correspondent plus aux enjeux de l’après-Guerre froide. Les grands partis survivent, mais doivent adapter leur discours à de nouvelles générations d’électeurs qui ne sont pas ancrées dans des identités politiques traditionnelles. Par ailleurs, les nouvelles méthodes de communication favorisent l’émergence de structures mouvementistes centrées sur le charisme d’un leader. Alors qu’autrefois, un parti structuré était nécessaire pour quadriller le territoire lors des élections, l’omniprésence des réseaux sociaux et la médiatisation réduisent les besoins en moyens logistiques. Ces formations sont également plus flexibles dans un paysage politique plus fragmenté. Sans tradition politique forte, elles peuvent s’adapter aux attentes de l’électorat, se positionnant tantôt à gauche, tantôt à droite, voire se déclarant ni de gauche ni de droite. Renaissance et LFI sont des exemples typiques de structures mouvementistes. Si le RN cherche à s’ancrer, il reste très centré autour de la figure de Marine Le Pen. Centrées sur un individu ces forces peuvent négliger leur représentation parlementaire qui n’est au mieux qu’un levier. Les élus et leurs desiderata pèsent peu si la stratégie d’alliance obère le sort présidentiel du leader.
Enfin, le modèle électoral français est particulièrement défavorable aux coalitions. Le mode de scrutin majoritaire rend difficile la formation de coalitions après le second tour. La gauche, en cumul, a obtenu 28,3 % des voix en 2017 et 30,5 % en 2022, dont 25,5 % pour la seule Nupes. Pourtant, le nombre de députés de gauche a bondi de 64 à 151 entre ces deux législatures, grâce à l’union des partis. Si les formations partageant le même électorat partent en ordre dispersé, leurs candidats risquent de ne pas franchir le premier tour, ce qui les prive du second. Si la gauche venait à se diviser à nouveau, de nombreux députés seraient en danger de perdre leur siège. La France insoumise, en position de force, a obtenu les meilleures circonscriptions en 2022 et peut se permettre de rester ferme face aux divisions. Mais ce n’est pas forcément le cas de ses partenaires, pour qui le poids et même l’existence des groupes socialistes, écologistes et communistes seraient menacés en cas de division.
Rompre une alliance électorale pour trouver de nouveaux alliés est donc complexe. Les alliances ne sont pas substituables. L’électorat de gauche est très favorable à l’union : 8 électeurs de gauche sur 10 la soutiennent. À l’inverse, les reports de voix du centre vers la gauche ne sont pas excellents. Le mode de scrutin pousse donc à rester dans des alliances déjà établies, interdisant de les élargir. Il est essentiel de comprendre le calcul rationnel des acteurs politiques. Pour défendre une vision de l’intérêt général, il faut être en position de l’emporter aux prochaines échéances. Pour espérer gagner demain, il faut survivre politiquement aujourd’hui. Le mode de scrutin impose de se regrouper en une masse critique ou de disparaître.
Il ne faut pas oublier non plus l’importance des collectivités locales, qui représentent aujourd’hui la principale base arrière, voire le cœur de certains partis. Les deux grands partis ayant remporté les dernières élections locales, le PS et LR, ont pourtant recueilli respectivement 1,75 % et 4,78 % aux dernières présidentielles. Jamais la séparation entre les sphères politiques nationale et locale n’a été aussi marquée. Cette situation pose des défis en termes de gouvernabilité et complique la formation de coalitions. Les modes de scrutin aux municipales et départementales impliquent des alliances stables. Si la gauche part divisée dans la plupart des villes qui constituent aujourd’hui les fiefs du PS, elle risque la défaite.
De plus, les élections locales servent souvent de référendum sanc- tion pour le pouvoir en place. En 2010, la droite au pouvoir n’avait conservé que l’Alsace lors des régionales. Cinq ans plus tard, la gauche, revenue au pouvoir, perdit la moitié de ses acquis. Pour les élus locaux, voir leur parti participer au gouvernement pour des gains incertains représente donc un risque tangible. Pour des partis dont la force repose sur le tissu local, un tel choix n’est pas prudent.
L’absence de coalition n’est donc pas un accident de législature. Elle est inscrite dans les dynamiques du jeu politique actuel. La solidité de la Ve République ne repose pas seulement sur ses institutions. Elle s’est construite grâce à la bipolarisation. Alors que la IVe République gouvernait au centre, sur les deux tiers de son hémicycle, 1958 voit la disparition du poujadisme et l’intégration des gaullistes au jeu parlementaire. Le programme commun, de son côté, réintègre les communistes dans ce jeu. L’alternance gauche-droite, qui couvre l’ensemble de l’hémicycle, garantit la stabilité gouvernementale. Si la tripolarisation de la vie politique devait perdurer, il se pourrait bien que nous ayons effective- ment changé de régime, sans pour autant modifier la Constitution.
Benjamin MOREL