« Marchons entre la droite et la gauche en leur tendant la main et en nous disant que quiconque n’est pas contre nous est avec nous. » Non, cette citation ne provient pas d’un candidat pour sa réélection à la présidentielle.
Celle-ci apparaît sous la plume du roi Louis XVIII en 1818 et se trouve dans une lettre destinée à son principal ministre : Elie Decazes. Cette phrase de Louis XVIII témoigne de sa volonté de dépasser des clivages politiques qu’il juge obsolètes et dépassés. Elie Decazes, le destinataire de cette lettre, est alors Ministre de l’Intérieur et est l’un des hommes forts des débuts de la Restauration. Profondément oublié des livres d’histoire, il va se faire le chantre de cette politique de bascule entre la droite et la gauche.
Elie Decazes n’a que 35 ans : il assume son immaturité politique et la perçoit comme une force au sein de cette classe politique vieillissante qui n’a cessé de trahir tous les régimes successifs. En même temps, Decazes est un ambitieux : sa pensée politique est souple et mobile. Homme de réseaux, le Ministre de l’Intérieur se place à la tête d’un système politique extrêmement puissant qui lui permet de faire basculer la politique du ministère d’un côté comme de l’autre au gré de ses intérêts particuliers du moment.
Basculant sans cesse entre la droite et la gauche, Decazes ne représente pas une troisième voie, il ne construit pas une nouvelle façon de penser la cité. Il tente simplement de rallier les déçus de la droite et de la gauche en réalisant une politique qui se veut pragmatique et opportuniste.
Mais évidemment, bien loin de satisfaire tous les camps, sa politique déplaît à tout le monde. L’action du ministère varie au gré de ses intérêts électoraux : ce qui était défendu hier par le gouvernement, est délaissé le lendemain. Pour ne citer qu’un exemple : Decazes défend la libéralisation de la presse au début de l’année 1819, mais lorsque la situation politique évolue l’année suivante, il s’y oppose.
Lorsque l’essence d’un gouvernement est la souplesse de ses idées, il est nécessaire d’être entouré par des personnalités politiques dont la flexibilité idéologique est certaine.
Decazes compose son ministère d’hommes provenant de droite comme de gauche prêts à défendre des mesures allant à l’encontre de ce qu’ils avaient défendu jusque-là. De même, lorsque le ministère présente des candidats aux élections législatives, il adapte leur profil au gré des territoires. Dans les départements acquis à la gauche, les candidats ministériels émanent de la gauche, et à l’inverse, dans les territoires favorables à la droite, le ministère présente des figures de droite. Il faut également que ces personnes soient idéologiquement assez souples, capable de défendre « en même temps » des idées contraires.
Mais personne n’est dupe. La classe politique alentour, de droite comme de gauche, aussi bonne ou mauvaise soit-elle, comprend la manœuvre. Elle dénonce les trahisons de ses anciens membres et pointe du doigt le rôle insignifiant des députés de la majorité qui ne font que lever le bras pour voter les lois du ministère.
Mais le pire survient lorsque cette stratégie politique influence l’atmosphère politique de tout un pays. C’est là tout le paradoxe de cette politique du « en même temps » : bien loin de réconcilier un pays, elle attise les rancœurs et fait émerger la violence. Avec cette stratégie, toute forme de débat devient impossible car on ne peut échanger intelligemment avec quelqu’un qui affirme tout et son contraire. Le débat suppose la clarté et l’honnêteté des convictions : la stratégie de Decazes est dépourvue de ces deux conditions. Et lorsque les idées se taisent, les intérêts particuliers prennent le dessus et le pays sombre dans la guerre de tous contre tous.
La politique ne devient qu’une succession de crises, où le dialogue étant rompu, chacun en vient à défendre son intérêt particulier.
De plus en plus, la séparation entre les centres-villes et les campagnes s’accroît. Les libéraux des centres et les ultras (l’extrême droite de l’époque) des campagnes représentent deux France qui ne se côtoient pas, qui ne dialoguent plus. Le pays était déjà morcelé, il devient un archipel.
Les incivilités augmentent, les crises se succèdent, le débat d’idées n’existe plus. Decazes sent bien que la situation politique lui échappe. Les extrêmes n’ont jamais été si puissants. Jamais la figure du Ministre n’avait été autant abhorrée. Voyant le nombre de ses soutiens diminuer de plus en plus, Decazes décide de pratiquer la politique du pire : « Moi ou les extrêmes. ». Voilà le jeu risqué auquel jouait Decazes il y a deux cents ans. Sauf que cette stratégie est extrêmement dangereuse : elle fait de l’extrême droite la seule alternative à sa politique. Ainsi, tous ceux qui tentent d’avoir un discours modéré et qui s’opposent à Decazes se retrouvent dépassés par les extrêmes qui prolifèrent dans ce climat d’hystérisation généralisée.
En février 1820, le duc de Berry, neveu du roi, le seul à pouvoir donner une descendance au Bourbon, est assassiné en sortant de l’Opéra. Cet évènement est un coup de tonnerre. Decazes ne peut rester aux responsabilités : il est désigné comme le responsable de cette atmosphère politique dans lequel un prince de sang est assassiné sauvagement dans la rue.
Parce que sa chute devenait inéluctable, parce que sa politique était honnie, l’extrême droite a pris le pouvoir après lui. Le vide de sa pensée ne pouvait que laisser la place à la radicalité de l’extrême droite, qui semblait répondre à toutes les craintes du temps.
Jean-Baptiste Gallen
Historien, spécialiste de la Restauration
Auteur de L’invention du « en même temps » (Févr. 2022, Éditions du Cerf)