Il est assez étrange que tous les regards soient actuellement braqués vers la mer d’Azov et les terres périphériques d’Ukraine – qui n’ont pas le moindre intérêt économique – alors que la partie d’échecs essentielle se joue au nord autour de la nouvelle connexion gazière entre la Russie et l’Allemagne, par le biais du gazoduc Nord Stream II.
Depuis le jour où la puissance navale des États-Unis a dépassé celle de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne, l’on sait que la politique constante de l’Amérique a été d’éviter par tous les moyens la connexion géopolitique entre l’usine allemande et les gigantesques réserves énergétiques de Russie. Cette disjonction de l’usine et de ses fournisseurs permet d’éviter la constitution d’une véritable puissance concurrente en Eurasie.
A deux reprises – lors des guerres mondiales du XXe siècle, les États-Unis ont mis toutes leurs forces dans la balance afin de maintenir l’Europe occidentale et la Russie soigneusement divisés. Cette toile de fond séculaire est à même d’éclairer le conflit actuel. Au nord en effet, le projet Nord stream II connecte depuis quelques semaines les réserves gazières septentrionales de la Russie avec la matrice industrielle allemande en passant par la mer Baltique. Ce pipeline a pour finalité de répondre à la demande croissante de gaz en Europe, évaluée à 120 milliards de mètres cubes supplémentaires en 2035.
Dans un premier temps, les Américains ont déployé toutes les ressources de leur imagination pour mettre en échec le pipeline Nord Stream II. L’une des mesures retardatrices a consisté à financer des partis écologiques mettant en avant les dommages potentiels pour l’environnement marin d’un tel projet. Dans un second temps, les États-Unis ont mis en place l’opération molécules de la liberté américaine, un projet alternatif consistant à exporter leur gaz de schiste liquéfié vers des terminaux polonais. Toutefois la conjonction des intérêts germano-russes l’emportant sur les mesures de sabotage, un accord fut trouvé avec l’Allemagne le 21 juillet 2021 : les États-Unis lèveraient leur veto à l’achèvement du gazoduc en échange d’un soutien déterminé à l’Ukraine.
Dans ce cadre, l’acceptation par la Russie de la propagation de l’abcès ukrainien était le gage donné au blanc-seing industriel au nord. La diplomatie russe était prête à accepter ce compromis. L’on en veut pour preuve, la diffusion exceptionnelle par la Russie du conseil de défense préparatoire aux actions du 21 février au soir, au cours de laquelle les principaux de l’État se rangèrent officiellement à l’avis de Vladimir Poutine, tout en signalant pour certains leur désapprobation partielle par de subtiles réserves.
L’Ukraine n’est donc que l’interrupteur méridional commandant la connexion électrique du nord. Le fusible qui sauta avant-hier soir devra être remplacé tôt ou tard.
Thomas Flichy de La Neuville
Agrégé de l’université, habilité à diriger des recherches en histoire
Titulaire de la chaire de géopolitique de Rennes School of Business