Récemment, la crise migratoire entre la Pologne et la Biélorussie a encore montré les difficultés de l’Union européenne à répondre sur le plan géopolitique. « Dans un monde de carnivores géopolitiques, les Européens sont devenus végétariens » se gaussait Sigmar Gabriel. Tragique destin pour le vieux continent. C’est l’occasion de prendre un peu de hauteur avec une analyse à plus long terme. Depuis 1945, l’Europe a vu affleurer trois temps : celui des mythes de Cohn-Bendit, de l’économisme et enfin, celui des leçons de morale.
La Pax Europæa est l’un des dogmes de l’Union européenne. Ses représentants la répandent dans leurs mièvres discours ; ses fidèles la psalmodient en chœur. Elle se fait le chantre du pacifisme, se vante d’être à la base de la paix qui règne en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Jean Monnet établissait que, par le droit et le marché, la paix reviendrait en Europe. « Objectif accompli ! » s’égosillent fièrement Daniel Cohn-Bendit et ses amis. Atteints de cécité, ils attribuent erronément la Pax Europæa à la construction européenne. « L’Europe n’est pas la mère de la paix mais sa fille » écrivait le socialiste Hubert Védrine1. Trop tard : la ritournelle de Cohn-Bendit est devenue une antienne pour nos eurobéats ; tant pis si l’on fonde sa géopolitique sur un mythe idéologique.
Le temps des mythes : une analyse froide
La lutte pour unifier ou dominer le continent dure depuis mille ans. La France s’y est essayée plusieurs fois, avec Louis XIV ou encore Napoléon. L’Allemagne s’y brise les dents en 1918 et en 1945. L’Angleterre, qui a constamment coalisé l’Europe contre l’une des deux puissances aux idées d’hégémonie continentale, est morte de sa victoire en 1945 : elle ne peut plus tenir son empire dès 1947. Les trois géants, à coup de « guerres démocratiques », sont devenus des nains. Les trois grands qui se sont battus pour l’hégémonie sont à terre, plus aucun d’entre eux n’a de projet impérial : c’est une paix carthaginoise. Les Etats-Unis se saisissent du vide laissés par les Européens las et désabusés. Etienne Mantoux disait que nous avions renoncé à certaines garanties (en 1919) contre la promesse faite par les Etats-Unis de donner sa propre garantie à la paix2. Mort au combat, il n’a malheureusement pas pu voir l’échec de 1919 devenir une réalité si concrète après 1945. L’Europe en lambeaux, ayant mis le monde à feu et à sang en trente ans, se remet sagement dans les bras du Père américain. « L’Europe aspire visiblement à être gouvernée par une commission américaine » écrivait déjà Paul Valéry. Les Européens rêvent d’un édit de Caracalla version « United States ». Seul de Gaulle tenta modestement de résister à cette soumission, lui qui a réussi à « déridiculiser » la France.
En ajoutant à ces considérations la dissuasion nucléaire, l’on comprend que ce n’est pas la construction européenne qui assure la paix : ce sont les Etats-Unis et la fin des trois désirs d’hégémonie.
Le temps de l’économisme : la seconde carrière du Lord Keynes
En 1919, Keynes attaquait les hommes d’Etat de la Conférence de Versailles en leur reprochant de n’avoir pas compris que « les plus grands problèmes qui devaient les occuper n’étaient ni politiques, ni territoriaux, mais financiers, économiques et que les dangers de l’avenir ne résidaient pas dans des questions de frontières et de souveraineté mais de ravitaillement, de charbon et de transports.»3
S’il s’est trompé sur son analyse de l’entre-deux-guerres, cette phrase de Keynes a, telle une boussole, conduit toute la vie politique en Europe depuis 1950. La politique ne s’organisait qu’autour du clivage socio-économique. On ne peut être que socialiste ou libéral, PS ou MR, Schulz ou Juncker, vouloir redistribuer un point de PIB de plus ou de moins. Voici notre « choix de société » depuis cinquante ans. La politique a été niée, rejetée ; le réel a été débiné, les constantes historiques oubliées. Les questions économiques ont étouffé le reste, nous immergeant politiquement dans l’oisiveté bourgeoise. Ce fut le temps de l’économisme : « l’époque de la chevalerie est passée. Celle des sophistes, des économistes et calculateurs lui succèdent ; et la gloire de l’Europe est éteinte à jamais. »4
Aujourd’hui, l’économisme a du plomb dans l’aile : c’est le retour de la politique, des territoires, des questions de souveraineté et de frontières que Keynes méprisait. Ce dernier est sommé de prendre sa seconde retraite.
Le PS, LREM, LR ne peuvent plus masquer qu’ils mènent la même politique car gauche et droite se fournissent au même grossiste : l’Europe, comme disait Philippe Séguin.
Sans leur économisme, les Européens sont perdus, les yeux hagards. Le retour des sempiternelles lois tragiques de l’Histoire les dépaysent. Bercés au mythe de l’homme auto-engendré, ils pensaient s’être débarrassés de ces constantes historiques qui se transmettent à travers les générations tel un lourd et pesant héritage. Ils s’y étaient lâchement désintéressés mais le réel les y ramène de force. Nous nous sommes abandonnés, comme le décelait Bainville, « à l’illusion de toutes les démocraties, qui, depuis celle d’Athènes, ont donné aux conflits de la politique intérieure le pas sur le reste. » Qui aura l’audace et le courage de s’emparer de ce « reste »?
Le temps des leçons de morale : la géopolitique de l’émotion
La politique étrangère de l’Union européenne est exclusivement composée d’admonestations toutes maternelles et de sermons larmoyants. En témoin de son indolence, voyez pars pro toto sa résolution hors-sol envers le Tchad en mai dernier. Voyez aussi « l’humiliation de la chaise » subie en Turquie : Erdogan a été un prédateur qui a vu en Michel et von der Leyen deux proies gâteuses et claudicantes, affaiblies par leur idéologie. Voyez enfin la récente crise migratoire en Pologne et la difficulté de l’Union à répondre, sur le plan géopolitique, à un petit Etat comme la Biélorussie. La Pologne a même refusé l’aide de Frontex5. L’utilisation de migrants par Loukachenko comme moyen de pression dans ce conflit n’est pas anodine : il retourne notre droit-de-l’hommisme contre nous. Qu’importe : les élites européennes, tels Glucksmann, BHL et les ONG, continuent de donner des leçons de morale démocratique et humanitaire au monde entier. C’est la géopolitique de l’émotion ; adieu la realpolitik de Bismarck et Richelieu. Human Rights Watch, réagissant à la crise migratoire en Pologne, a encore montré l’incapacité des ONG à penser les questions géopolitiques autrement que par une longue litanie humanitaire6. Fidèles disciples « des vertus chrétiennes devenues folles », ces ONG et certains lobbies mettent en coupe réglée le Parlement européen. Grand paradoxe : cette assemblée d’athées – pensant s’être extirpés de la religion – a sécularisé le Dieu-homme pour accoucher d’un nouveau messianisme, celui de de l’homme-Dieu. ONG et Union ont plongé notre mièvre époque dans un sentimentalisme dégoulinant de bons sentiments, dans un droit-de-l’hommisme aveugle qui rend toute politique extérieure impuissante. « Pas de politique en dehors des réalités », disait de Gaulle. Si on ne fait pas de bonne littérature avec des bons sentiments, on ne fait pas de bonne politique extérieure non plus.
Ces trois temps sont nés, se sont emmêlés et perdurent encore. Ils ont transformé les nations d’Europe en végétariens géopolitiques entre des carnivores, tels que les Etats-Unis ou la Chine. A la fin, de Bainville, Wilson et Keynes, c’est toujours Bainville à qui l’Histoire donne raison…
Madio Fatalini
Etudiant à l’Université de Liège en Master en droit public et constitutionnel
Photo : Djordje Kostic/Shutterstock.com
- Dans Le Nouvel Obs du 6 juin 2014. ↩
- E. Mantoux, La paix calomniée, Paris, Ed. Gallimard, 1946. ↩
- Nous ne parlons pas, dans ce paragraphe, de l’œuvre entière de Keynes mais exclusivement de ses considérations dans : Les conséquences économiques de la paix, Bruxelles, Ultraletters, p.123 ↩
- E. Burke, Réflexions sur la Révolution de France, Paris, Ed. Hachette, 2011. ↩
- Sur les difficultés de l’Union, voyez La Croix, « Sanctions contre la Biélorussie, une arme sans effet immédiat », 15 novembre 2021 ; Sur le refus de la Pologne de l’aide de l’Union (via Frontex) voyez https://www.touteleurope.eu/l-ue-dans-le-monde/crise-migratoire-l-ue-apporte-son-soutien-a-la-pologne-face-a-la-bielorussie/ ↩
- Rapport du 24 novembre de HRW intitulé « Die here or go to Poland » ; HRW, « Bélarus/Pologne : Abus et refoulements à la frontière », 24 novembre 2021 ; HRW, « Bloqués à la frontière entre le Bélarus et la Pologne », 12 novembre 2021 consultables ici : https://www.hrw.org ↩