Les dernières élections régionales et départementales auront été marquées par deux fiascos inquiétants : la distribution approximative des documents électoraux aux citoyens et l’importance de l’abstention. Inutile d’épiloguer sur le premier point, il suffira de relever que, décidément, le recours au privé pour effectuer des tâches que les services publics assuraient correctement depuis des dizaines d’années, est une erreur et les dérisoires « excuses » présentée par le ministre de l’Intérieur n’enlèvent rien à l’évidence de son incompétence et de celle de ses pairs, pour avoir fait un tel choix.
À propos du second point, beaucoup de remarques ont déjà été émises sur les causes, plus ou moins exactes, du niveau spectaculaire de l’abstention. Là non plus, inutile de rappeler longuement que certains observateurs avaient, depuis des années, alerté en vain à propos de la progression de ce comportement si néfaste pour la démocratie. Du moment que le cercle des élus et des médias n’estimaient pas cela inquiétant pour leurs intérêts immédiats, il n’y avait pas lieu de s’alarmer outre mesure ; car, comme l’exprimait Saint-Just peu de temps avant son exécution : « Ce qui produit le bien général est toujours terrible ou paraît bizarre lorsqu’on commence trop tôt. » Les alertes formulées l’auraient donc été trop tôt…
Mais, à présent, les silencieux d’hier, les amorphes d’avant-hier, sont au coude-à-coude pour réclamer des réformes institutionnelles propres à enrayer l’hémorragie électorale. Parmi les « idées » lancées en pâture, réapparaît celle consistant à « moderniser » les modalités actuelles de vote, par le « vote électronique ». L’association des mots (moderne, électronique) serait alors suffisante pour convaincre les électeurs et surtout les plus jeunes, qu’ils doivent user de leur droit de vote.
Quelle erreur, à nouveau !
D’abord parce que ce serait faire fi des causes bien plus réelles de la désaffection électorale parmi lesquelles l’inadaptation de nos institutions tient un rôle prépondérant. Ensuite, ce serait assimiler le vote politique à celui de préparer la liste de ses achats au supermarché par internet… « Vous me mettrez un kilo de pommes de terre et un conseiller régional ! ».
Enfin, surtout, ce serait l’effacement du seul moment républicain dans notre société déstructurée et soumise à la seule loi de l’argent, comme l’a si justement dénoncé le pape François à plusieurs reprises.
En effet, les « moments » républicains ont disparu les uns après les autres : plus de remises de prix scolaires, plus de certificat d’études primaires, plus de conseil de révision ni de service militaire, plus de première inscription volontaire sur la liste électorale…
Il ne reste plus que le cérémonial du déroulement du scrutin. Car il s’agit bien d’un événement républicain sacré au sens qu’évoque Régis Debray, dans Jeunesse du sacré : « Nous renonçons à persévérer dans l’être. Nous ne transmettons plus. Nous descendons nos drapeaux à la cave et supprimons la distribution des prix à l’école. Plus d’hymnes ni de tapis rouge. Plus de défilés ni de cérémonies. Nous cessons de dire nous. Que le plus riche emporte l’œuvre d’art, en Suisse, dans son coffre, et que le plus fort assomme en sortant son voisin de palier. Chacun pour soi. Comme dans un naufrage. »
Pourtant, pas de bruit, pas d’effervescence, pas d’arme surtout ! Le bureau de vote est neutralisé, placé hors du champ des passions, totalement dédié à la République, à tous et à chacun des citoyens, parfois accompagnés par leurs enfants auxquels ils tiennent à faire partager ce moment rare : ah ! quelle émotion de la fillette dont on tolère la présence dans l’isoloir avec sa mère…quel souvenir pour la future citoyenne !
Et puisque, manifestement, ceux qui prônent ce renoncement supplémentaire sous prétexte d’une efficacité promue norme suprême de la société libérale, ignorent ou ont oublié l’essentiel, rappelons-leur quelques éléments fondamentaux du vote public, tous énoncés dans le code électoral.
D’abord, l’élection se fait dans chaque commune, ce qui associe symboliquement la collectivité humaine de base à l’exercice de la démocratie républicaine. Puis que le scrutin est secret, alors qu’aucun système électronique quel qu’il soit ne permettra jamais de garantir cette confidentialité, quoique puissent en penser les tenants d’un monde « numérique » dont les dysfonctionnements abondent, dans tous les secteurs et tous les pays. Qu’enfin et surtout, l’électeur, sans quitter la salle du scrutin, doit se rendre isolément dans la partie de la salle aménagée pour le soustraire aux regards pendant qu’il met son bulletin dans l’enveloppe puis il fait constater son identité ou fait la preuve de son droit de voter. Là réside la sacralisation républicaine de l’acte, là le citoyen est seul face à la République qui le reçoit et lui reconnaît son droit de cité. On n’oublie pas pour autant d’assurer à tous les mêmes possibilités d’exercer celui-ci et les bureaux et les techniques de vote doivent être accessibles aux personnes handicapées, quel que soit le type de ce handicap, notamment physique, sensoriel, mental ou psychique ; comment les adeptes du vote électronique à domicile garantiraient-ils cela à tous les citoyens si l’on ignore dans quelles conditions humaines et matérielles vivent les uns et les autres ?
Mais surtout, c’est au moment du dépouillement que se joue la scène républicaine la plus solennelle. Le bureau désigne parmi les électeurs présents un certain nombre de scrutateurs sachant lire et écrire, et tout candidat ou son représentant dûment désigné a le droit de contrôler toutes les opérations de vote, de dépouillement des bulletins et de décompte des voix, dans tous les locaux où s’effectuent ces opérations ; puis le dépouillement suit immédiatement le dénombrement des émargements. Il doit être conduit sans désemparer sous les yeux des électeurs jusqu’à son achèvement complet. Les tables sur lesquelles s’effectue le dépouillement sont disposées de telle sorte que les électeurs puissent circuler autour. Là voilà la République vivante, vécue, vivace, la vraie République incarnée dans ses citoyens qui procèdent eux-mêmes aux actions en vue de faire apparaître le résultat (qui) est alors proclamé publiquement par le président du bureau centralisateur et affiché aussitôt par les soins du maire.
Et tout cela dans un pays capable de proclamer les résultats nationaux moins de trois heures après la clôture du scrutin ! Qui dit mieux ? Les États-Unis…qui mettent près d’une semaine pour ce faire ?
Oui, ceux qui souhaitent abattre ce symbole républicain, ont oublié Marianne…ou, pire, sont parfaitement conscients de la signification profonde de leur funeste projet, parce que c’est à la République qu’ils veulent s’en prendre.
Hugues Clepkens