La forte agressivité verbale dans l’expression des opinions politiques sur les réseaux socionumériques ne peut s’expliquer simplement par ce qui serait un déterminisme technologique de l’internet. Si ces dispositifs numériques peuvent favoriser l’agressivité, il faut la relier à une colère répandue dans nos sociétés contemporaines déstabilisées par la mondialisation et en mal d’instances de canalisation de la colère.
L’être humain n’est pas violent en soi et en toutes circonstances. La violence est un acte (verbal ou physique) qui exprime l’intention de blesser une cible, avec diverses finalités possibles : intimider voire réduire au silence complet quelqu’un dont on juge les paroles ou les comportements déviants et inadmissibles. L’agression est le plus souvent hostile et « elle est généralement associée à des émotions hostiles comme la colère et à des sentiments d’animosité »1. Or l’expression de la colère est très présente sur les réseaux socionumériques qui servent de déversoir à bien des frustrations. Des propos très agressifs et des actes violents peuvent se dérouler et s’organiser en ligne, comme on le voit dans les phénomènes de chasse en meute par harcèlement numérique. Les cas d’harcèlements scolaires via ces réseaux sont désormais bien documentés. Des groupes politiques extrémistes peuvent aussi se livrer à de véritables chasses à l’homme pour faire taire des adversaires, pour nuire à leur réputation, au nom d’un désaccord idéologique radical, comme nous avons pu nous-mêmes en témoigner2.
L’insulte est un genre très prisé chez certains internautes3, qui se déchaînent contre des personnalités politiques et publiques, au premier rang desquels figurent bien souvent les journalistes4, médiateurs de l’information politique souvent voués aux gémonies par des militants, par exemple d’extrême-droite, qui les accablent des termes « merdias », « journalopes » ou « presstituée » afin de ternir leur identité professionnelle, de salir leur honneur5.
Ces constats établis, il convient de ne pas tomber dans le déterminisme technologique en faisant de ces réseaux en ligne les déclencheurs de toutes les violences politiques. En réalité, ces réseaux permettent une démocratisation de l’accès à la parole publique, pour le meilleur comme pour le pire. Ils aident à libérer la parole (#MeeTo, #BalanceTonPorc, par exemple) comme ils favorisent l’expression d’une agressivité verbale sans freins. Ils aident des individus qui se connaissent peu ou pas à se regrouper, à prendre conscience de leur communauté de vue et de destin et donc à construire ensemble une cause (les Gilets jaunes), tout comme ils aident des groupes ou groupuscules constitués à mener des guérillas verbales contre leurs opposant à coup d’injures, de fake news, d’interpellations menaçantes.
Comprendre le poids que la violence politique en ligne a pris dans nos sociétés contemporaines passe donc par la recherche du point d’équilibre explicatif entre ce que l’internet favorise, dans la façon d’exprimer son agressivité, et ce qui relève de la montée des frustrations socio-économiques dont l’internet n’est que le baromètre.
La montée des frustrations et la disparition des « banques de colère » régulatrices
La mondialisation (avec la numérisation et le dérèglement climatique) fait partie des facteurs d’évolution décisifs de nos sociétés depuis quelques décennies. Cette mondialisation a bouleversé bien des équilibres : identitaires, culturels, économiques, sociaux, et donc forcément politiques. La mondialisation a fabriqué des laissés-pour-compte : celles et ceux qui en sont les victimes (perte d’emplois par délocalisations des productions industrielles ou concurrence accrue sur les marchés grâce à de faibles salaires…) ; celles et ceux qui perdent leurs repères dans une société de plus en plus pluriculturelle, de plus en plus ouverte sur le monde alors qu’ils ne possèdent pas les ressources pour s’adapter à ces évolutions. Ce sont tous ceux que les économistes Philippe Frocrain et Pierre-Noël Giraud6 appellent les « emplois exposés ». Ceux qui craignent pour leur avenir, qui ont peur de déchoir et ressentent leur situation comme de plus en plus difficile à vivre, comme précarisée : les classes moyennes prises dans « la spirale du déclassement » si bien décrite par le sociologue Louis Chauvel7. La politiste Myriam Benraad parle de « rage mondiale », de « colère dans et contre la mondialisation » pour tirer des traits d’union entre des manifestations de masse aux quatre coins de la Terre, créant une véritable « géopolitique de la colère »8.
Cette colère peut déboucher sur des violences. Beaucoup d’expressions agressives d’internautes sur Twitter, Facebook et autres s’apparentent à des cris de colère, exprimant publiquement l’expression de frustrations, visant ou non des cibles explicites, désignant des responsables de la situation selon des preuves plus ou moins avérées ou très fantasmées. Cela peut aller jusqu’à la désignation de boucs émissaires, victimes expiatoires des frustrations accumulées. L’historien canadien spécialiste du discours Marc Angenot met en exergue le poids de la « rhétorique du ressentiment » comme clé de compréhension de ces nombreux discours protestataires. C’est une rhétorique – souvent entonnée haut les cœurs par les politiciens populistes – qui offre une explication de la situation présente « comme injustice totale à l’égard d’un groupe » qui veut « persuader de l’inversion des valeurs et expliquer la condition inférieure des siens en renvoyant ad alteram partem tous les échecs essuyés », et qui donc valorise « la position victimale et le mode d’être du dominé »9.
Ces colères peuvent s’exprimer d’autant plus violemment que les citoyens ne trouvent plus d’entrepreneurs de colère pour les canaliser, comme le sont historiquement les partis ou les syndicats.
Ce que le politiste Georges Lavau avait par exemple qualifié de « fonction tribunitienne » du Parti communiste français10.
C’est une pure colère qui s’exprime souvent sur les réseaux socionumériques, au sens que le philosophe allemand Peter Sloterdijk donne à ce terme avec son concept de « thymos ». L’avers du thymos regroupe les notions de fierté, d’orgueil, de sentiment de dignité et d’honneur. Selon lui, il existe une « autostimulation des acteurs par l’élévation de ressources thymotiques comme la fierté, l’ambition, la volonté de se faire valoir, la propension à s’indigner et le sens du droit »11. Le philosophe évoque alors des situations « d’accumulation primitive de la colère », car « les souffrances dues à l’injustice s’accumulent de manière unilatérale sans que leurs victimes disposent d’un modus operandi effectif pour rétablir l’équilibre »12.
Face à cette accumulation primitive, Sloterdijk théorise l’existence de forces politiques historiques (communistes notamment) comme « des banques de colère » qui construisent des « projets de la colère » pour leur donner « une plus grande extension dans le temps et faire prospérer une planification programmatique » impliquant que les « différentes impulsions vengeresses se classent dans une perspective supérieure »13. Les banques de la colère agissent donc comme « une régie centrale » capable de mettre sous contrôle les « explosifs moraux » et les « projets vengeurs », en exigeant une « subordination »14. Mais aujourd’hui « on ne voit pas de mouvements ni de partis auxquels pourraient de nouveau revenir les fonctions d’une banque mondiale chargée de l’exploitation utopique et prophétique des impulsions thymotiques »15.
Le web favorise l’ensauvagement de la parole
Plusieurs éléments du dispositif technologique offerts par les réseaux socionumériques comme Twitter, Facebook, Reddit ou autres, expliquent que certains individus se libèrent des règles ordinaires de la courtoisie et de la civilité, au profit d’une agressivité violente, d’autant plus que leurs frustrations s’accumulent.
La possibilité offerte de s’inventer des identités en ligne par un pseudonyme et donc de se protéger par un anonymat est un facteur explicatif important. Le psychologue John Suler décrit un « effet de désinhibition en ligne »16 grâce à « l’anonymat dissociatif » qui fait que « le moi en ligne devient un moi compartimenté », la séparation de son action en ligne de sa vie réelle développant un sentiment d’impunité.
L’agressivité est aussi favorisée par le phénomène d’affinités communautaires que ces plateformes promeuvent.
Un sentiment de toute puissance peut émerger chez certains internautes confortés par le groupe d’échange auquel ils s’identifient et dans lequel chacun se radicalise joyeusement. Les affinités communautaires qui se créent ainsi permettent à des individus de chasser en meute.
L’absence d’interaction visuelle directe aussi libère l’internaute de freins éthiques à l’agressivité verbale envers autrui. En effet, cette médiation technologique efface le visage d’autrui de notre champ de vision. On ne voit pas ce que la cible de nos attaques en ligne ressent. Or, le visage de l’autre est un frein éthique car pour le philosophe Emmanuel Levinas « le visage est signification » puisqu’il est un regard qui nous voit en retour. « La relation au visage est d’emblée éthique. Le visage est ce qu’on ne peut tuer, ou du moins ce dont le sens consiste à dire : « tu ne tueras point » »17. Et il poursuit son raisonnement : « dès lors qu’autrui me regarde, j’en suis responsable sans même avoir à prendre de responsabilités, sa responsabilité m’incombe ».
Dès lors qu’ émergent des forces populistes qui ne sont pas là pour canaliser le thymos, mais pour l’entretenir, pour prospérer sur l’exploitation des ressentiments économiques, sociaux et culturels, en jetant de l’huile sur le feu, l’expression individuelle en ligne de la violence se trouve confortée et peut se muer en une expression politique agressive, dénonçant les dirigeants en place, « le système », voire « l’État profond » ou toute autre entité redevable d’une vision complotiste du monde.
Arnaud Mercier
Professeur en communication, IFP/Carism, université Paris 2-Assas
- Laurent Bègue, L’agression humaine, Paris, Dunod, 2015, p.15. ↩
- Arnaud Mercier, « Stratégie de harcèlement et d’intimidation de militants d’extrême-droite sur Twitter (retour d’expérience personnelle) », in B. Fleury, J. Walter (dir.), Violences et radicalités militantes dans l’espace public, Paris, Riveneuve, 2020, p. 335-358. ↩
- Diane Vincent et Geneviève Bernard Barbeau, « Insulte, disqualification, persuasion et tropes communicationnels : à qui l’insulte profite-t-elle ? », Argumentation et Analyse du Discours (En ligne), 8, 2012. ↩
- Reporters sans frontières, rapport : « Harcèlement en ligne des journalistes : quand les trolls lancent l’assaut », juillet 2018. https://gallery.mailchimp.com/5cb8824c726d51483ba41891e/files/1c48e115-d56f-4418-8e6c-0af9a3f071a/RSF_Rapport_Cyberharce_lement_FR.pdf ↩
- Arnaud Mercier, Laura Amigo, « Tweets injurieux et haineux contre les journalistes et les « merdias » », Mots, 125, 2021, p. 73-90. ↩
- Philippe Frocrain, Pierre-Noël Giraud, Les emplois exposés et abrités en France, Les synthèses de la fabrique, n°9, 2016. http://www.cerna.mines-paristech.fr/Donnees/data12/1285-2016-09-Frocrain-Giraud-Les-emplois-exposeI-s-et-abriteI-s-en-France-1-.pdf ↩
- Louis Chauvel, La Spirale du déclassement. Essai sur la société des illusions, Paris, Éd. Le Seuil, 2016. ↩
- Myriam Benraad, Géopolitique de la colère. De la globalisation heureuse au grand courroux, Paris, Le cavalier bleu, 2020. ↩
- Marc Angenot, « Nouvelles figures de la rhétorique : la logique du ressentiment », Questions de communication, 2007, (12), p. 67. ↩
- Georges Lavau, « Partis et systèmes politiques : interactions et fonctions », Canadian Journal of Political Science/Revue canadienne de science politique, 2 (1), 1969, p. 18-44. ↩
- Peter Sloterdijk, Colère et temps, Paris, Librairie Arthème Fayard/Pluriel, 2011, p. 35. ↩
- Idem, p. 115-116. ↩
- Idem, p. 90. ↩
- Idem, p. 91. ↩
- Idem, p. 282. ↩
- John Suler, « The online disinhibition effect », CyberPsychology & Behavior, 7, 2004, p. 321–326. ↩
- Emmanuel Levinas, Éthique et infini, Paris, Fayard, 1982, p.81. ↩