Dans l’entretien qu’il nous a accordé, Raymond Soubie détaille les profondes transformations en cours dans le monde de l’entreprise. Pour l’expert en politiques sociales, la Covid n’est qu’un révélateur et un accélérateur de ces mutations déjà à l’œuvre avant la crise sanitaire en raison du développement des nouvelles technologies et de la lutte contre le changement climatique.
Revue Politique et Parlementaire – La crise sanitaire que nous traversons depuis 18 mois va-t-elle changer en profondeur les relations sociales ?
Raymond Soubie – Aujourd’hui, on ne constate pas un changement très net. La concertation entre gouvernements et partenaires sociaux a eu lieu, comme à l’ordinaire, dans des réunions d’information et de consultation avec les syndicats et le patronat. Je dirais qu’il n’y a pas vraiment eu de changement systémique dans les relations sociales au niveau national et interprofessionnel. En vérité, comme depuis le début du quinquennat, c’est l’État qui a la main. Il consulte puis décide. En revanche, au niveau des entreprises, les mesures d’application de la lutte contre la Covid, par exemple l’aménagement du télétravail, ont fait l’objet de débats avec les partenaires sociaux. Il s’est agi soit de discussions à l’intérieur des CSE (comité social et économique) – créés par les ordonnances Macron, qui ont été constructives dans beaucoup de cas – soit d’accords, par exemple sur le télétravail.
Sur les problèmes pratiques que la Covid a posés aux entreprises, je peux dire qu’ils ont été traités dans la majorité d’entre elles grâce au dialogue social. Alors qu’au niveau national – et c’est compréhensible – c’est en fait l’État qui a eu la main.
RPP – Peut-on considérer que la désorganisation impliquée par la crise sanitaire dans l’organisation du travail a mis en place de nouveaux modes de fonctionnement dans un certain nombre d’entreprises – ce qui touche au télétravail notamment – ? Cette évolution vous semble-elle in fine circonstancielle ou risque-t-elle de s’inscrire dans la durée et de transformer en profondeur les relations et le mode d’organisation professionnels ?
Raymond Soubie – Les transformations du mode d’organisation des entreprises ont consisté principalement en une place accrue du télétravail, qui s’est beaucoup développé dans une première période.
Aujourd’hui, le nombre de salariés qui y sont soumis est en diminution forte. Peut-être le phénomène a-t-il été conjoncturel. Pourtant certaines entreprises y ont trouvé des avantages. D’abord, la souplesse : elles peuvent faire travailler et recruter les salariés dans toute la France et même au-delà, ce qui permet plus de souplesse et de possibilité de recrutement. Naturellement, des entreprises y songent. Par ailleurs, le télétravail leur permet de réduire les locaux et de réaliser ainsi des économies de fonctionnement. À l’opposé, d’autres entreprises pensent aujourd’hui que, sur une longue période, le télétravail a des défauts réels : moins de cohésion sociale, absence d’unité entre les équipes, difficultés d’insertion des nouveaux entrants.
Je pense qu’il faut attendre quelques mois, voire un ou deux ans, avant de pouvoir dire si le télétravail va devenir un mode d’organisation normal et permanent des entreprises et à quel degré.
RPP – Il est donc trop tôt aujourd’hui pour en tirer un enseignement définitif.
Raymond Soubie – Exactement. La question est aussi de savoir si la Covid a entraîné des transformations d’entreprises autres que le télétravail. Nous constatons que des pans entiers de notre économie sont sur la voie d’une évolution profonde. Pourquoi ? Pour des raisons liées au développement de nouvelles technologies et à la lutte contre le changement climatique. Il y a le cas, souvent cité, de l’automobile. Rappelons qu’à la suite des règles de la Commission européenne il n’y aura plus, après 2030-2035, de voitures non-électriques vendues. Ces nouvelles voitures électriques auront d’abord besoin de batteries électriques et d’électronique embarquée. C’est-à-dire que le cœur de l’industrie automobile d’aujourd’hui (fonderies etc.) est menacé. Des études sur la France montrent que dans les toutes prochaines années, cela pourrait entraîner la suppression d’environ 100 000 emplois.
Il y a toute une série d’autres changements dans les entreprises qui portent sur le numérique et sur l’intelligence artificielle ainsi que sur de nouveaux modes de distribution. On a tendance à dire naturellement que tout ceci est dû à la Covid. En réalité, celle-ci accélère des prises de décision qui auraient eu lieu même sans elle.
RPP – Concernant les transformations et leur lien ou non avec la Covid, vous considérez que cette transformation structurelle, du fait des développements techniques, se serait immanquablement opérée. Mais ces transformations vont-elles créer des tensions, notamment sur l’emploi ?
Raymond Soubie – Je crois qu’elles vont créer des tensions de deux ordres sur l’emploi. D’un côté, cette évolution entraînera des suppressions d’emplois et, de l’autre, des besoins nouveaux en compétence.
Le sujet qu’il va y avoir, et qui existe déjà aujourd’hui mais qui va être beaucoup plus fort dans les prochaines années, est un problème d’adéquation de la demande à l’offre de travail, et cela notamment en termes de formation et de compétences. On le voit déjà aujourd’hui.
Un autre sujet me paraît important : la Covid a eu sans doute des effets sur l’organisation des entreprises, mais aussi sur les réflexions des salariés. Nous avons des sondages, des enquêtes récentes qui montrent que 80 % des chômeurs et 60 % des salariés ayant un emploi disent vouloir changer de métier. Ceux-ci ont, en quelque sorte, réfléchi pendant les périodes de confinement. Ils ont fait un arrêt sur eux-mêmes et ont pris conscience qu’ils n’étaient pas satisfaits de leur sort. Il y a certes des mutations liées aux techniques, à l’offre d’emploi, mais il y aussi de la part des salariés des changements dans leurs désirs et leurs ambitions. C’est un autre élément qui va modifier les caractéristiques du marché du travail et rendre encore plus compliquée et nécessaire l’adéquation entre les désirs et compétences d’un côté, et les besoins des entreprises et souhaits des salariés de l’autre.
RPP – Cette volonté de changement d’orientation professionnelle se retrouve-t-elle dans des secteurs particuliers ou est-ce quelque chose que l’on peut retrouver de manière assez équanime ?
Raymond Soubie – Elle n’est pas un phénomène général. On la retrouve particulièrement dans certains secteurs, qui sont notamment ceux qui rémunèrent le moins. Un exemple très concret que vivent tous les restaurateurs aujourd’hui avec le manque de personnel : celui dont ils disposaient avant la pandémie ne veut pas revenir. Pour des questions salariales, de pénibilité du travail, et même pour des raisons de statut – j’allais presque dire d’égo. Ce sont des fonctions peu valorisées dans la société française.
Cela signifie que tous les secteurs qui sont principalement touchés, vont devoir augmenter leurs rémunérations, modifier leurs conditions de travail.
RPP – C’est donc un impact clairement lié à la crise sanitaire ?
Raymond Soubie – Oui, d’ailleurs ce n’est pas une situation purement française. On connaît le phénomène américain de la « Great resignation » : c’est exactement la même chose.
RPP – La crise a aussi mis en avant les métiers finalement peu reconnus auparavant, ce que l’on a appelé les métiers de première ligne (infirmiers, aides aux personnes âgées, agents d’entretien, livreurs etc.). Peut-on envisager, après cette crise, une revalorisation de leurs rôles, un après plus social pour ces métiers ?
Raymond Soubie – Oui, je crois qu’on le peut et qu’on le doit, sur le plan moral mais aussi sur le plan économique. Car les secteurs dont nous parlons là sont ceux qui aujourd’hui ont les plus grandes difficultés à recruter. D’ailleurs le gouvernement a demandé aux branches de revaloriser – ce qui a été le cas par exemple pour les restaurateurs – les grilles salariales. J’ajoute un point : les personnels qui ont été obligés de travailler, alors que leurs homologues qui avaient droit au télétravail étaient chez eux, ont ressenti une injustice. Ceci mérite aussi une revalorisation.
RPP – Au moment où nous avons publié notre numéro sur la crise sanitaire, nous nous sommes posé la question de savoir si, une fois cette crise surmontée, le risque d’explosion sociale et de conflits sociaux serait plus fort car il y aurait une forme de phénomène de décompression lié à la crise sanitaire aujourd’hui. Où en est-on de la réflexion sur cette question ?
Raymond Soubie – Chacun s’est trompé l’année dernière. En 2020, tout le monde disait que nous allions avoir la pire crise depuis la Seconde Guerre mondiale. Ce n’est pas du tout ce qui s’est passé puisqu’en 2021 on a eu un fort rebond de la croissance que personne, ni économiste, ni politique, n’avait prévu.
RPP – Est-ce que cela ne serait pas un rattrapage ?
Raymond Soubie – C’est un rebond qui a été rendu d’abord possible pour deux raisons principales. Il y avait beaucoup d’épargne en France, ce qui a permis, en 2021, un sursaut de consommation. En outre, les entreprises s’en sont sorties en bonne forme car il y a eu le « quoi qu’il en coûte ». En vérité, les contreparties négatives ont été les déficits des États et, liée à la surchauffe et la raréfaction de matières premières, l’inflation. Ce risque de l’inflation bien connu – nous en avons des exemples en France dans les décennies passées – est d’entraîner des revendications salariales et, si elles ne sont pas satisfaites, des conflits.
On peut donc dire que l’on va peut-être entrer dans un cycle : hausse des prix, demandes salariales/demandes salariales, accroissement des coûts des entreprises, hausse des prix.
RPP – C’est donc le cycle que l’on a connu dans les années 70.
Raymond Soubie – Exactement. On a eu en 2021 un effet rebond qui est parfait, et on n’a pas plus de chômage. Celui-ci baisse même : tout cela a des allures de miracle que l’on risque de payer par le retour de l’inflation des années 70, avec entraînement sur les salaires.
RPP – Y a-t-il un risque pour les taux ?
Raymond Soubie – Il y a naturellement un risque pour les taux. On le voit très bien avec l’annonce de l’amorce d’une hausse des taux aux États-Unis, les craintes sur l’inflation dont nous venons de parler et sur le taux de l’argent. La hausse de celui-ci aura des conséquences sur la croissance économique puisque les entreprises n’auront pas, comme aujourd’hui, de l’argent à très faible coût.
RPP – Emmanuel Macron a présenté à l’automne dernier le grand plan d’investissement d’avenir « France 2030 ». La multiplication de tous ces plans, auxquels on assiste depuis plusieurs mois, ne risque-t-elle pas de brouiller la compréhension par l’opinion publique ?
Raymond Soubie – Si, ils risquent de brouiller la compréhension par l’opinion publique qui se dit que tout est reparti – et peut repartir encore – parce que l’intervention de l’État est toujours possible. Sur les plans de relance, je dirais qu’il faut distinguer deux catégories : un plan à finalité d’abord conjoncturelle et le « plan 2030 », qui a pour objectif de préparer la nouvelle économie plus digitalisée, plus numérisée et plus décarbonée qu’aujourd’hui. La question qui vient toujours avec ces plans de relance est aussi de savoir si les fonds qu’ils prévoient sont correctement distribués. Verser les fonds publics pour des projets nouveaux et disruptifs, ce n’est pas simple. Il faut examiner les demandes projet par projet, que celles-ci aient des initiateurs, ce n’est pas si simple d’enclencher un tel processus.
RPP – Sur quels types de priorités devront reposer ces investissements ?
Raymond Soubie – Comme je l’ai indiqué, sur la voiture électrique, la digitalisation, l’intelligence artificielle et sur le développement durable. Nous allons vivre indépendamment de la Covid, et après elle, une période de forts changements dans notre économie et notre société.
Raymond SOUBIE
Président d’Alixio
(Propos recueillis par Arnaud Benedetti)