Le 28 mai dernier le Conseil constitutionnel a rendu une décision passée assez inaperçue relative aux ordonnances « éoliennes » (décision N° 2020-843 QPC, cf site CC). Sous ses aspects techniques, elle revêt une portée fondamentale car elle a trait à l’équilibre des pouvoirs publics. Nous allons aller aux rebours de la majorité des commentateurs en estimant que le Conseil a fait œuvre d’un nécessaire réalisme. Par Raphael Piastra, maitre de conférences en droit public à l’Université Clermont Auvergne.
C’est donc au détour d’une affaire concernant l’installation d’éoliennes, que les Sages ont jugé que les dispositions d’une ordonnance doivent désormais être regardées comme de valeur législative, même lorsqu’elles n’ont pas été ratifiées par le Parlement, une fois passé le délai pendant lequel le Parlement habilite le Gouvernement à prendre (dans certaines limites) des mesures relevant du domaine de la loi.
D’abord quelques mots des ordonnances. Selon l’article 38 de la Constitution : « Le Gouvernement peut, pour l’exécution de son programme, demander au Parlement l’autorisation de prendre par ordonnances, pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi.
Les ordonnances sont prises en Conseil des ministres après avis du Conseil d’Etat. Elles entrent en vigueur dès leur publication mais deviennent caduques si le projet de loi de ratification n’est pas déposé devant le Parlement avant la date fixée par la loi d’habilitation. Elles ne peuvent être ratifiées que de manière expresse.
A l’expiration du délai mentionné au premier alinéa du présent article, les ordonnances ne peuvent plus être modifiées que par la loi dans les matières qui sont du domaine législatif ».
Depuis 1907 le Conseil d’État juge que le statut contentieux de l’ordonnance non ratifiée reste celui d’un acte réglementaire, exposée, devant ce même Conseil, à un recours pour excès de pouvoir ou à une exception d’illégalité, notamment quant au respect des limites de l’habilitation. Cette précarité incite à la ratification (qui doit être expresse depuis la révision constitutionnelle de 2008). De plus, passé le délai d’habilitation, l’ordonnance ne peut plus être modifiée que par la loi dans les matières qui sont du domaine législatif. Ce que change la « décision Éoliennes » à cette situation, c’est que l’ordonnance non ratifiée (mais non caduque du fait du dépôt du projet de loi de ratification) accède au rang législatif au terme du délai d’habilitation.
La ratification permet au Parlement en quelque sorte de se réapproprier la substance d’une ordonnance, au besoin, ce qui n’est pas rare, en la réaménageant plus ou moins fortement.
Dorénavant l’ordonnance n’aura en principe plus besoin d’être ratifiée. Ce faisant le Conseil constitutionnel réactive les hybrides décrets-lois de la IIIe République et de la IVe République. Ils permettaient au législateur de se défausser sur le Gouvernement de ses responsabilités législatives. Ledit décret-loi était un acte de gouvernement pris en vertu d’une habilitation législative dans un domaine relevant normalement de la compétence de la loi. On parlait de procédure législative déléguée. Et pourtant l’article 13 de la Constitution de 1946 disposait : « L’Assemblée nationale vote seule la loi. Elle ne peut déléguer ce droit. ». Moralité le décret-loi violait la Constitution (mais celle-ci ne crie pas comme le notait un de nos collègues !!) .
Si, comme le juge « en termes inédits » (pour reprendre la formule du communiqué du Conseil) la décision du 28 mai 2020, l’ordonnance non ratifiée acquiert pleine valeur législative au terme du délai d’habilitation. Désormais ce n’est donc plus devant le Conseil d’État qu’elle pourra être contestée, mais auprès du Conseil constitutionnel via des « questions prioritaires de constitutionnalité » (QPC). Certains voient dans cette décision de « possibles effets pervers sur le bon fonctionnement de notre démocratie » (MM Camby et Schoettl).
C’est surtout à l’égard du Parlement que la « décision Éoliennes » est selon nous intéressante. Il ne serait plus nécessaire pour ledit Parlement de ratifier une ordonnance pour la hisser au niveau législatif. Le domaine législatif, que, par l’habilitation de l’article 38, le Parlement ne doit délaisser que provisoirement, serait en pratique abandonné sur des sujets essentiels.
Cela fait tout de même un certain temps que le Parlement et notamment l’Assemblée nationale se défausse, se laisse instrumentaliser par l’exécutif.
Depuis longtemps, des élus eux-mêmes ont dénoncé cette situation. André Chandernagor dans les années 60 (Un parlement pour quoi faire ?, Gallimard, 1967). A sa suite Jean-Michel Belorgey, ancien député de l’Allier que nous avons bien connu (Le Parlement à refaire, Gallimard, coll. « Le Débat », 1991). Qu’on se rassure, rien n’a été vraiment refait. Pis que ça, on peut se questionner pour savoir quoi faire du Parlement. Le présidentialisme et le fait majoritaire ont transformé ce dernier en « croupion » de la République. Une chambre d’enregistrement. En 62 ans d’existence, une seule fois l’Assemblée a eu le courage de censurer le gouvernement. C’était en 1962….. Depuis plus rien. Comme disait Hugo, « les parlementaires parlent, mentent, bref, ils parlementent ». Ils votent ou plus exactement avalisent la plupart du temps les projets gouvernementaux.
L’exemple des ordonnances est d’ailleurs significatif. Désolé de le dire mais les milliers d’ordonnances utilisées depuis 1958 et donc consenties par le Parlement ont en quelque sorte participé de la secondarisation de celui-ci. Les ordonnances c’est comme une sorte d’ hara-kiri ou harakiri, forme rituelle de suicide masculin par éventration, apparue au Japon vers le XIIe siècle dans la classe des samouraïs. Ce rituel est officiellement abandonné par les Japonais en 1868.
Certes les ordonnances de l’article 38 sont devenues l’indispensable soupape de sécurité d’une machine législative en surpression. Pas un seul gouvernement ne s’en est abstenu. Mais sous celui d’Edouard Philippe c’est l’outil fétiche. Ce serait presque une drogue ! C’est ainsi qu’une cinquantaine d’ordonnances sont intervenues pour gérer la crise sanitaire actuelle. Contre cette surpression il existe un remède : la censure.
Créer un groupe dissident c’est bien. Mais s’organiser pour censurer un gouvernement devenu on ne peut plus interventionniste, c’est mieux.
Et puis il y eut le temps béni où le président de la République lui-même refusa un emploi exagéré de la procédure de l’article 38. Selon l’article 13 C : « Le Président de la République signe les ordonnances et les décrets délibérés en Conseil des ministres ». François Mitterrand fut le premier (et dernier à notre connaissance) à refuser de signer, en 1986, les ordonnances du gouvernement Chirac mettant à mal la politique sociale impulsée depuis 1981. D’ailleurs lorsque ledit gouvernement reprit son projet sous forme de loi, François Mitterrand énonça : « cela finit comme cela aurait dû commencer » ! Diable d’homme !
1986, première cohabitation de la Ve République. C’était une époque où les hommes politiques avaient une autre allure, de l’étoffe, une certaine conscience de leur tâche. Ils savaient se hisser au niveau de celle-ci, que ce soit à l’Elysée, à Matignon et parfois même au Parlement. Les moins de vingt (trente ?!) ans ne peuvent pas connaitre ! Malheureusement avec ce maudit quinquennat, il est fort à parier qu’il n’y aura plus de cohabitation.
Alors oui, nous estimons que le Conseil constitutionnel a bien dit le droit. Pour faire simple, il affirme qu’une fois leur date limite passée, les ordonnances « doivent être regardées comme des dispositions législatives ». C’est ce que Paul Cassia a théorisé sous le nom d’ordonnance-loi, à l’image des décrets-lois de la IIIe République et de la IVe République.
Pour achever rappelons que l’article 38 offre un pouvoir au gouvernement. Rien ne lui est interdit sauf à respecter la procédure. C’est le Parlement qui accepte ou non que cela se fasse. Certains parlementaires ont dénoncé les abus d’ordonnances. Qu’ils s’organisent, qu’un peu de courage les habite ! Il y a là l’occasion rêvée de censurer.
Raphael Piastra
Maitre de Conférences en droit public à l’Université Clermont Auvergne