Alors qu’en cette période de crise sanitaire mondiale l’opinion publique a besoin plus que jamais d’être éclairée, les pseudo-experts trustent les plateaux TV et la radio. Les docteurs Virginie Martin et Arnaud Lacan appellent les enseignants-chercheurs, seuls experts légitimes de leurs disciplines, à réinvestir les médias.
L’actualité dramatique que nous vivons rend plus ténu encore le lien de confiance entre les experts et les citoyens. Au moment où nos concitoyens éprouvent plus que jamais et légitimement le besoin d’être éclairés sur des éléments de nos vies politique, économique et sociale, l’impression est grande d’un flou ou d’une incertitude émanant des voix dites expertes. Un phénomène grave et anxiogène tel que le Coronavirus rend, plus que jamais, la confiance envers les experts, nécessaire… et pourtant seuls 38 % des individus disent faire confiance aux médias (Baromètre La Croix, 2019). Ce chiffre doit interpeller.
Bien sûr, la notion « d’expert » pourrait être discutée à l’envi, mais nous avons fait le choix de conserver ce terme, en tant qu’il est celui qui est le plus fréquemment utilisé dans les espaces contemporains politico-médiatiques. Le terme d’intellectuel pourrait être aussi convoqué, qui n’est pas tout à fait son équivalent bien sûr.
Nous faisons le choix ici de se concentrer sur cette notion d’expert aujourd’hui particulièrement démocratisée.
La figure de l’expert et ses errances
Dès lors, se pose la question de la figure de l’expert et la nécessité d’en préciser le rôle et les caractéristiques acceptables.
En effet, les appels aux « experts » sont pléthores, les médias les convoquant sans cesse dans leur désir, certes fondé, de répondre à une attente de sens et de compréhension, pour fournir une analyse éclairée, offrir des clefs de compréhension, décrypter, amener à comprendre… mais dans cet aréopage « d’experts », les niveaux d’expertise sont si variables que la confusion est totale.
Qui est consultant, qui est visiteur du soir, qui est sondeur, qui est universitaire, qui est docteur, qui est ancien élu… tous les profils sont logés à la même enseigne.
A côté de cette cohorte d’experts, le journaliste est souvent tenté de faire muter son métier ; progressivement, au lieu d’être celui qui donne à voir le monde, celui qui va chercher l’information, pour la partager, il est fréquent que le journaliste s’autoproclame « journaliste-expert » ; comme si la fréquentation d’experts télévisuels le rendait expert lui-même, comme par capillarité…
C’est là que le système craque et n’est plus tenable.
Le doute s’installe dans l’esprit des citoyens, des spectateurs. La crise du Coronavirus, notamment, révèle les manquements, les aberrations, les fautes : certains « journalistes-experts » n’ont-ils pas déclaré : « qu’on ne pas faire une déclaration à chaque fois qu’un ministre a une grippe », quand des « experts » ont avancé « les gens en quarantaine ont été guéris » alors qu’ils n’étaient même pas malades ou encore « il y a bien trop de lits d’hôpital en France »… Les chaines d’information cautionnent ces errances et les citoyens ne s’y trompant plus commencent à séparer le bon grain de l’ivraie. Les médias de type Thinkerview et autres Brut prennent des parts de marché tous les jours en revenant aux sources de leur métier : informer, décrypter via des paroles raisonnables, responsables, bref, professionnelles.
Feux de la rampe et expertise ; un délicat mariage
Une question se pose alors : comme ces dénommés « experts », rapidement devenus toutologues parce qu’ils ont un discours sur tout se forment, s’informent, savent ?
Ont-ils encore ne serait que le temps de lire, de faire du terrain quand ils sont jusqu’à 20 heures par semaine à courir les médias ? Il est en effet impossible d’être à Paris dans les médias, d’être en direct, questionnés, stressés, maquillés, habillés, et en même temps, se ressourcer, prendre le recul nécessaire, varier les sources d’informations, s’interroger, se recueillir, laisser la pensée prendre forme, lire, relire, actualiser ses connaissances… tout cela pend un temps infini que le rythme effréné des médias ne permet pas. C’est tout simple. Très simple.
Un « expert » trop présent dans les médias, dépendant d’eux, ne peut plus assurer sa prétendue expertise.
Et le déjeuner en ville avec tel ou tel conseiller n’est pas de l’expertise, c’est de l’histoire toute petite, de l’anecdote au mieux, ou pire, de l’endoctrinent des éléments de langage distillés par des conseillers politiques zélés.
Ceci nous rappelle férocement, ce que Bourdieu nommait la circulation circulaire de l’information. Celle-ci est devenue encore plus serrée, et même sur les réseaux sociaux, qui pourraient être des bouffées d’oxygène, les comptes de ces « experts officiels/journalistes star » ne suivent que des comptes d’autres « experts officiels/journalistes star/gens de pouvoir ». La boucle est bouclée et l’oxygène de plus en plus rare.
Les journalistes, ceux qui sont restés dans leur fauteuil de journaliste, semblent, pour beaucoup, pas tous c’est vrai, ne plus vouloir se confronter à la pluralité, à la diversité des regards ; souvent, « l’expert » invité semble être là uniquement pour confirmer la parole, l’opinion du journaliste, telle une caution des intuitions de ce dernier.
Evidemment, l’entre soi est ici à son comble ; récemment, on a pu le constater avec la crise des gilets jaunes dont les paroles ont été moquées, dévalorisées, ridiculisées au détriment d’une réelle et nécessaire analyse de fond. Le bal des egos a continué sa marche en écrasant des paroles qui tentaient de dire juste un autre réel.
Bal des égo et conflits d’intérêt
Ce bal des egos est la conséquence d’une lutte de la visibilité parce que, pour ces « experts », les médias ne sont souvent que leur show-room pour initier ou conclure d’autres affaires.
En effet, quelque chose s’est inversé ; les médias et notamment les chaines d’info ne sont plus des lieux où sont mises en lumière des expertises, des informations, des analyses, des éléments de sens et de connaissances, mais le lieu de l’autopromotion de sa propre offre de prestation.
Si beaucoup viennent pour ne rien y dire, ils ont beaucoup à vendre.
Le système s’est inversé, inexorablement. Il y a encore peu de temps, on dénonçait les « ménages » faits par les journalistes, aujourd’hui les ménages sont la base de l’activité de chacun : faire animateur d’une soirée, être le coach d’une équipe de salariés, être dans les castings de conférenciers, tout est en place pour que le name branding soit capitalisable. Les médias d’information en deviennent le catalogue.
Or, si les « ménages » étaient si critiqués, c’était pour éviter les conflits d’intérêt : animer la convention Volkswagen ne permet évidemment pas de traiter correctement le scandale sur le Diesel… Aujourd’hui, comment écouter sereinement un « expert » qui a été l’élu d’un parti politique, donc dépendant de lui financièrement, ou qui s’est présenté pour un parti ? Bien sûr tout chercheur est « situé », mais il ne peut pas dépendre financièrement de tel ou tel lobby ou parti. Il faut se rappeler cette vieille consigne intellectuelle : savoir d’où on parle pour comprendre comment et pourquoi on parle. Une nécessaire rupture épistémologique aurait dit Durkheim.
Des chercheurs devenus invisibles
Alors, voilà, qu’est ce qu’un expert ? Ce terme est-il le bon ? L’expert n’est-t-il pas un peu trop centré sur sa technique finalement ? Le mot sachant est-il meilleur ? Peut-être pas… Celui qui fait autorité sur un sujet ? Peut-être est-ce une piste puisqu’étymologiquement celui qui a l’autorité est celui qui fait grandir…. L’intellectuel qui fait autorité est peut-être aussi une piste. Pas juste un intellectuel. Un savant peut être à la manière dont Weber situait celui qui savait et qui le différenciait du politique et pour cause. Le savant est bien sûr aussi celui qui endossera l’éthique de responsabilité et qui saura partager avec le plus grand nombre le fruit de ses travaux. Telle une mission, le chercheur veut partager, participer au bien commun qu’est la connaissance. Ce sont des métiers-vocations, ne nous y trompons pas, qui nécessitent le partage et l’échange avec le plus grand nombre.
Mais la situation, pour les chercheurs, est bien plus dramatique que cela au regard des exigences académiques et scientifiques internationales des dernières années. Les chercheurs sont souvent l’objet d’injonctions paradoxales ; ils sont poussés à publier en anglais dans quelques revues scientifiques de haut rang que personne ne lit encore moins dans leur pays d’origine, quand celui-ci n’est pas anglophone. Si, à côté de cela, ils sont boudés par les médias. Alors leurs connaissances restent coincées dans un angle mort, absolument mort.
Alors les débats contemporains sont privés de ces recherches, de ces avancées.
Tout est fait pour les contraindre à laisser leur place contre leur volonté.
La nature ayant horreur du vide, on devine bien qui la prend.
Légitimité et expertise : s’inspirer des sciences dures
Alors, qu’est-ce qu’être expert ? Qu’est-ce qu’être économiste, philosophe, sociologue ou politologue ?
La difficulté à répondre à cette question s’explique surtout, pour les prétendants à l’expertise, au fait que ces disciplines appartiennent à des sciences dites douces ou molles. Car en effet, du côté des sciences dites dures, la question se pose moins. Dès lors que nous avons affaire à un médecin nous pensons docteur en médecine et pas étudiant en troisième année de médecine, ou dentiste, ou consultant en médecine !
Quand nous écoutons un astrophysicien nous avons systématiquement à faire à un docteur de sa discipline qui continue en tant que chercheur à explorer cette dernière et qui l’enseigne.
Mais du côté des sciences humaines c’est moins simple… Comment savoir que telle ou telle personne présentée sur un plateau télévision comme un économiste, est vraiment un économiste comme un médecin est vraiment un médecin ? Qui a dit qu’il était économiste ? A quel titre ? Avec quels diplômes ? Qui a vérifié sa légitimité ? On a vu des économistes autoproclamés titulaires d’une maitrise de gestion et d’un master de finances… Est-ce suffisant pour être un expert ? Bien sûr que non. Est-ce assez pour être un toutologue ? Il semble que oui.
Critères objectivés pour expertise légitime
Alors, pour en finir avec ces faux-nez de l’expertise et du savoir, nous proposons de reposer quelques bases à venir…
Cela est nécessaire puisque, comme nous l’avons vu, seulement 38 % des citoyens ont encore confiance dans les médias.
Ce chiffre nous montre la voie de l’urgence. Pas de confiance, peu de plus-value, que faire de nos écrans mainstream ?
Pour la confiance et la plus-value, il faut revenir à des fondamentaux… L’expertise ou le savoir vient d’abord de l’étude. Nul ne peut se prétendre expert d’un sujet s’il ne l’a pas abondamment étudié, en tous cas plus que la moyenne, afin que son analyse prévale. Pour ce faire, une voie est certainement plus sûre ; c’est la démarche universitaire. En effet, l’université a tout de même pour fonction de délivrer des reconnaissances en savoirs ! Doctorats, PhD et autres HDR en sont les symboles. Les titres existent : Maitre de conférence, Professeur sont autant de preuves de validation par l’université de l’expertise de la personne. Ces titres et grades s’acquièrent sous l’autorité des pairs garants de savoirs disciplinaires. Sauf à dire que 10 ans d’étude et des travaux de 500 pages ne comptent pas, alors pourquoi ne pas se tourner vers ces experts ou sachants là ?
Bien entendu, il n’est pas question de priver de parole celles et ceux qui veulent parler… chacun a le droit d’avoir une opinion et de l’exprimer, chacun peut témoigner de son expérience, bien sûr et c’est souhaitable ; mais cela ne peut pas être présenté comme « expertise », comme paroles d’économistes, de politologues ou de sociologues. Ainsi les Gilets jaunes avaient des choses à dire sur leur réel et leur expérience mais ils ont été moqués par des pseudo experts… l’horizontalité des points de vue doit être de mise lorsqu’il s’agit de dire son sentiment. La connaissance est d’un tout autre ordre.
La confrontation indispensable comme un rempart à l’entre soi
Pour prendre un exemple, un expert en économie devrait, a minima, être docteur en sciences économiques. L’expertise passe ensuite par la confrontation. Oui, si l’entre soi n’apporte rien, en revanche, les échanges entre experts reconnus, interrogent, mettent au défi, stimulent, font sortir des zones de confort…. Dans le monde universitaire, c’est le jeu de la publication dans des revues scientifiques ou la participation à des colloques qui fait office de veille. C’est dans ces lieux que l’expert frotte et lime sa cervelle contre celle d’autrui, selon l’image plus que parlante de Montaigne.
Et puis, il y a l’enseignement, et oui ! Là c’est le grade de maitre de conférence et/ou de professeur qui prévaut. Un intervenant dans une école ou une université n’est pas enseignant-chercheur. Grâce à la pédagogique on doit apprendre à formuler ses savoirs de manière claire pour qu’ils soient reçus et compris par tous pour être discutés ensuite selon la méthode scholastique de la disputatio.
C’est d’autant plus nécessaire que les enseignants dans le supérieur accompagnent leurs étudiants dans les travaux qui justifieront et prouveront leur niveau d’étude, du mémoire de master à la thèse de doctorat en passant par la thèse professionnelle. Ce sont donc des enseignants de savoirs et des accompagnants dans l’acquisition des savoirs. Des professionnels de la diffusion de l’expertise en quelque sorte.
La figure de l’enseignant-chercheur
Mais alors pourquoi ne sont-ils pas les experts retenus et pourquoi les médias – et les citoyens – leur préfèrent les toutologues ? A l’instar de Bourdieu en son temps, trop d’experts ont considéré qu’ils n’avaient pas à vulgariser leurs savoirs sous peine de se dévoyer. Le temps de l’expert dans sa tour d’ivoire est révolu de même que celui du chercheur qui ne sait pas s’adapter au rythme des médias ! Le chercheur est effet capable de parler court et précis !
Les enseignants-chercheurs, qui sont les vrais experts de leurs disciplines, doivent donc réinvestir les médias pour diffuser leurs connaissances.
Il faut, de leur côté, qu’ils acceptent cette mission d’intérêt général et qu’ils en assument les responsabilités. Ils doivent être de bons communicants dans l’intérêt de leur science.
Ce faisant, nous espérons donc retrouver dans les médias des experts légitimes accessibles et clairs et non plus des toutologues médias stars simples produits marketing. C’est une question de confiance publique, c’est une question de démocratie, c’est une question de déontologie médiatique. Mais les chercheurs, pour cela, doivent aussi accepter de sortir de leur sphère maîtrisée et frotter et limer leur cervelle contre celle des médias ! Bref, accepter le challenge.
Dr Virginie Martin Dr Arnaud Lacan
Kedge Business School Kedge Business School
Politiste, sociologue Economiste