A l’occasion des 15 ans de l’appel franco-allemand (FRAL), l’Agence nationale de la recherche (ANR) et la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG) ont organisé le Colloque « Pour une Europe des sciences humaines et sociales » les 14 et 15 juin 2022 à Paris. Sous l’égide de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, l’ANR a souhaité ainsi mettre à l’honneur une coopération exemplaire avec son premier partenaire international, la DFG. Entretien avec Thierry Damerval, Président-directeur général de l’ANR.
Revue Politique et Parlementaire : Quel bilan tirez-vous de votre coopération avec la DFG concernant les sciences humaines ? Et quels sont les prochains chantiers ?
Thierry Damerval : Le programme FRAL, appel à projets franco-allemand en sciences humaines et sociales, a été mis en place en 2007 par l’ANR (agence nationale de la recherche) et son homologue allemand, la DFG (Deutsche Forschungsgemeinschaft). Le colloque organisé les 14 et 15 juin derniers à Paris dans le cadre de la Présidence française de l’Union européenne a permis de dresser un bilan de ces quinze années de coopération et d’inscrire ce partenariat dans une perspective européenne, comme l’illustre bien le titre de cette manifestation « Pour une Europe des sciences humaines et sociales ».
Ce programme soutient donc depuis 15 ans l’excellence de la recherche en sciences humaines et sociales en France et en Allemagne; plus de 230 projets de recherche réalisés en coopération ont été soutenus, ils couvrent tous les domaines des sciences humaines et sociales, soutenant aussi bien l’interdisciplinarité que les disciplines rares. Ces projets ont souvent été la base de coopérations plus larges, étendues à d’autres pays, trouvant des financements au niveau européen ou dans le cadre d’initiatives internationales.
Ce colloque a montré la diversité des projets soutenus depuis 15 ans, qui dépassent largement un champ d’études franco-allemand, leurs apports à notre compréhension de problématiques telles que, par exemple, l’environnement et les ressources naturelles, les humanités numériques, la démocratie et la représentativité, les inégalités et les discriminations.
Autant de questions qui prennent aujourd’hui, dans le contexte de crises que traverse notre monde, une acuité toute particulière.
L’une des conférences portait en particulier sur les stratégies d’adaptation des populations d’Ukraine et de Moldavie confrontées à un contexte géopolitique mouvant, un projet de recherche initié en 2020 et qui a été très fortement marqué depuis quelques mois par la situation dramatique que l’on connaît.
Les perspectives sont évidemment de poursuivre cette coopération, en conservant cette logique d’ouverture à toutes les sciences humaines et sociales, et de continuer à soutenir la structuration d’une communauté de chercheurs franco-allemands, en renforçant son rôle dans l’espace européen de la recherche.
RPP : Comment, concrètement, se déroule la sélection des projets ?
Thierry Damerval : C’est une réelle spécificité de ce programme : il est totalement co-construit et co-organisé par l’ANR et la DFG. Les projets sont examinés par un comité scientifique d’évaluation conjoint, constitué à parité de représentants nommés par l’ANR et par la DFG. Toutes les décisions sont donc partagées. Autre spécificité : le bilinguisme prévaut.
Les membres du comité d’évaluation sont bilingues et le français comme l’allemand peuvent être utilisés, ce qui permet aussi de rappeler qu’il s’agit de deux grandes langues scientifiques.
Une fois que les projets ont été sélectionnés par le comité scientifique commun, chacune des agences assure le financement des équipes (l’ANR pour la partie française, la DFG pour la partie allemande). Le suivi du programme est conjoint, comme ce colloque l’a illustré.
RPP : Allemands et Français ont des traditions propres et proches en SHS. Comment se complètent-elles ? Et plus largement, au-delà des SHS, comment se porte la coopération franco-allemande dans le domaine de la recherche ?
Thierry Damerval : Cette notion de traditions propres est tout à fait exacte, pour des raisons historiques, méthodologiques, de formation. Les tables-rondes organisées lors du colloque, portant par exemple sur l’interdisciplinarité ou sur les études théologiques et l’histoire des grandes religions monothéistes, illustraient l’intérêt et l’apport de ces complémentarités.
Jakob Vogel, directeur du Centre Marc Bloch à Berlin et professeur à Science Po Paris, a retracé l’historique et montré le dynamisme des relations franco-allemandes dans le domaine des sciences humaines et sociales, marquées, depuis la réunification, par la création de plusieurs institutions de référence : le Centre Marc Boch de Berlin en 1992, un institut de recherche dédié aux SHS, l’Université franco-allemande, qui a notamment permis la création de masters binationaux et d’écoles doctorales, le Centre interdisciplinaire d’étude et de recherche sur l’Allemagne (CIERA), qui soutient des programmes de formation et des programmes de mobilité.
Le programme FRAL de l’ANR et de la DFG est venu compléter ce dispositif pour financer des projets de recherche.
Au-delà des sciences humaines et sociales, la DFG est de loin notre premier partenaire international. Nous soutenons chaque année de nombreux projets de coopération dans tous les domaines scientifiques et mettons également en œuvre des actions ciblées avec l’Allemagne en fonction des priorités définies conjointement par le Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche et son homologue, le BMBF. Ce fut le cas ces dernières années dans le domaine de l’antibiorésistance, de la sécurité ou de l’intelligence artificielle.
RPP : Plus précisément, quels sont dans le domaine des SHS les priorités mises en avant par l’ANR ces dernières années ? L’interdisciplinarité est-elle un facteur de sélection entre autres ?
Thierry Damerval : La loi de programmation de la recherche et les moyens renforcés qu’elle nous octroie nous ont conduits en 2021 à effectuer un important travail d’analyse, d’échanges avec les communautés scientifiques et avec les établissements de recherche, organismes, universités, écoles, ainsi qu’avec de nombreuses autres parties prenantes, afin d’examiner nos modes de soutien à la recherche et la structuration de nos orientations scientifiques.
C’est dans le domaine des SHS que cette démarche a abouti aux modifications les plus significatives.
D’une part, nous sommes passés d’une logique où les SHS étaient largement organisés sur la base des défis sociétaux à une structuration beaucoup plus ouverte, couvrant l’ensemble des sciences humaines et sociales. Cela a conduit à accroître le nombre d’axes spécifiquement dédiés aux SHS, qui est passé de 4 à 7. D’autre part, nous avons laissé toute leur place aux SHS dans d’autres domaines, orientés sur la compréhension des grandes transitions, environnementales, énergétiques, la transformation numérique, la science de la durabilité ou les approches « une seule santé », autant de problématiques pour lesquelles une approche interdisciplinaire est nécessaire et est prise en compte dans l’évaluation des projets déposés. Enfin, nous avons conçu des dispositifs particuliers pour accompagner les scientifiques français vers les programmes européens : nous allons très prochainement mettre en place, en plus de nos dispositifs déjà existants de soutien à la participation d’équipes françaises aux programmes européens, un nouvel appel à projets, Access-ERC, qui sera ouvert aux Sciences humaines et sociales et qui pourra être étendu ensuite à d’autres disciplines.
Propos recueillis par Arnaud Benedetti