Suite à un entretien vidéo donné à la Revue politique et parlementaire, le professeur Roger Koudé approfondit dans cet article la question du sens des indépendances africaines et de leurs implications pour les relations futures avec la France. Au-delà de l’histoire, ce texte est un plaidoyer en faveur d’un partenariat nouveau qui permette de renforcer les liens entre la France et l’Afrique.
Dans le cadre des manifestations commémoratives du Cinquantenaire de la disparition du général de Gaulle, il nous a été donné de présenter entre autres des communications ayant trait à l’indépendance des colonies françaises d’Afrique. Aussi, le rejet de la Communauté française par la Colonie de Guinée le 28 septembre 1958, suivi de son indépendance proclamée le 2 octobre, fait-il partie des questions abordées.
Au terme de notre analyse de ce qui a été toujours présenté comme étant un « Non au général de Gaulle », et en tenant dûment compte du contexte géopolitique mondial d’alors, nous sommes parvenu à des conclusions qui se situent quelque peu en amont de ce que l’on a toujours écrit sur l’indépendance de la Guinée et sur les vives tensions qui s’en sont suivies dans les relations franco-guinéennes.
Le sens du rejet de la Communauté française par la Colonie de Guinée
Les conclusions de nos réflexions peuvent être situées principalement à trois niveaux, lesquelles se dégagent d’une lecture logico-déductive du rejet de la Communauté française par la Colonie de Guinée en 1958.
Tout d’abord, ce rejet du projet communautaire ne pouvait pas être un rejet de la France elle-même, un pays auquel les Guinéens comme les autres Africains étaient (et restent) profondément attachés et pour lequel ils se sont battus au prix de leurs vies aux côtés du général de Gaulle et des forces de la France Libre.
D’ailleurs, le fameux discours du président du conseil de gouvernement et député de Conakry, Sékou Touré, prononcé à Conakry le 25 août 1958 devant général de Gaulle, se voulait réaliste : « Notre cœur, notre raison, en plus de nos intérêts les plus évidents, nous font choisir, sans hésitation, l’interdépendance et la liberté dans cette union, plutôt que de nous définir sans la France et contre la France ».
Ensuite, cela ne pouvait pas non plus être un rejet du général de Gaulle qui reste une personnalité respectée en Afrique. Et cela peut se vérifier aujourd’hui encore dans de nombreuses villes africaines, à Brazzaville, à N’Djaména ou ailleurs, notamment au travers des rues ou des monuments qui lui sont dédiés.
Dans son discours susvisé, et en dépit de leur divergence politique évidente, Sékou Touré aura témoigné du même respect singulier pour l’« Homme du 18 juin 1940 », celui qui a incarné la grandeur, l’honneur et la dignité de la France : « Monsieur le Président, vous venez en Afrique précédé du double privilège d’appartenir à une légende glorieuse qui magnifie la Victoire de la Liberté sur l’asservissement et d’être le premier Chef du Gouvernement de la République Française à fouler le sol de Guinée ».
Enfin, ça ne pouvait pas être un rejet des liens historiques multiformes entre la Guinée et la France.
L’une des nombreuses preuves en est que la Guinée indépendante a entre autres adopté le Français comme langue officielle du nouvel Etat, manifestant ainsi la volonté de maintenir des liens privilégiés avec l’ancienne puissance coloniale.
De ce qui précède, il apparaît clairement que ce qui semble avoir posé véritablement problème en 1958 dans les relations franco-guinéennes, c’est plutôt un projet politique qui était de nature à retarder l’indépendance de la Guinée pour une période plus ou moins longue.
C’est ce projet politique que le peuple de Guinée a rejeté à l’unanimité, dans un contexte mondial marqué justement par la lutte des peuples colonisés pour leur accession à la souveraineté internationale. En effet, le projet communautaire proposé ne permettait pas aux colonies d’accéder à la souveraineté internationale mais à disposer simplement d’une certaine autonomie dans un cadre politique où seule la France resterait souveraine.
La vague des décolonisations africaines à partir de 1960, soit moins de deux ans après l’indépendance de la Guinée, y compris au sein de la Communauté française devenue caduque, témoigne de l’importance de ce mouvement mondial pour le droit des peuples à l’autodétermination. Ces aspirations pressantes et légitimes des peuples colonisés à disposer d’eux-mêmes seront d’ailleurs accompagnées par l’Organisation des Nations Unies (ONU) que les nouveaux Etats intégreront systématiquement après la proclamation de leur indépendance.
Il est à noter que c’est dès sa création en 1945 que l’Organisation mondiale, particulièrement à travers son Assemblée générale, va examiner les questions relatives à la décolonisation et adoptera à cet égard une série de résolutions, notamment la fameuse Résolution 1514 (XV) du 14 décembre 1960, intitulée : « Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux ».
La perception de la France par les Africains au cours des décolonisations
L’une des questions qui se posent régulièrement est aussi celle de savoir ce qu’était (ou pouvait être) véritablement la perception de la France par les Guinéens et les autres Africains des colonies françaises durant la période des décolonisations.
Là encore, suivant une analyse strictement logico-déductive, on pourrait faire observer trois éléments essentiels en réponse à cette interrogation.
Primo, les Guinéens et les autres Africains des années 1950 ne pouvaient percevoir la France autrement qu’au travers des principes auxquels la France Libre et le général de Gaulle lui-même étaient si profondément attachés, à savoir l’honneur, la dignité, la liberté et l’indépendance…
En effet, en se battant aux côtés de la France Libre et du général de Gaulle, ces Africains partis de toutes les colonies étaient convaincus de se battre également pour leur propre liberté.
D’ailleurs, le discours susvisé de Sékou Touré le 25 août 1958 s’y réfère très explicitement : « Votre présence parmi nous symbolise non seulement la « Résistance » qui a vu le triomphe de la Raison sur la force, la Victoire du Bien sur le mal, mais elle représente aussi, et je puis même dire surtout, un nouveau stade, une autre période décisive, une nouvelle phase d’évolution. Comment le peuple africain ne serait-il pas sensible à ces augures, lui qui vit quotidiennement dans l’espoir de voir sa dignité reconnue, et renforce de plus en plus sa volonté d’être égal aux meilleurs ? ».
Secundo, ces Africains ne pouvaient percevoir la France autrement qu’au travers des principes axiaux des relations internationales auxquels la France a clairement souscrit et qui sont contenus dans la Charte des Nations Unies de 1945. Parmi ces principes, figurent en bonne place le droit des peuples à l’autodétermination, l’égalité de tous les peuples et de toutes les nations, grandes et petites, les relations d’amitié et de respect mutuel entre les peuples et les nations, etc.
La France étant un Etat membre fondateur des Nations Unies, les principes susvisés ne pouvaient bien évidemment être perçus autrement que comme faisant partie intégrante de sa propre vision du renouveau des relations internationales.
Tertio, ces Africains ne pouvaient percevoir la France autrement qu’au travers des valeurs universelles de droits de l’homme, telles qu’elles ont été solennellement proclamées par la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948.
En effet, cet instrument juridique international de référence, adopté à Paris au Palais de Chaillot, porte également incontestablement les empreintes de la France, compte tenu notamment du rôle majeur joué dans son élaboration par des personnalités françaises réputées comme René Cassin ou Stéphane Hessel.
Il apparaît clairement également que ce qui semble avoir posé problème en 1958 avec le départ de la Guinée et l’indépendance des autres colonies françaises d’Afrique en 1960, c’est plutôt une prise en compte insuffisante des aspirations profondes et pressantes des peuples africains à l’autodétermination et non un rejet de la France elle-même. La preuve en est que ces Etats africains indépendants continuent d’entretenir des liens privilégiés avec la France jusqu’à présent. Ce qui témoigne sans ambiguïté de cette grande proximité, même si certains observateurs y voient une sorte de décolonisation inachevée.
La nécessité de repenser et de refonder les relations afro-françaises
Au moment où l’on commémore le Cinquantenaire de la disparition du général de Gaulle, l’homme qui aura rendu possible l’indépendance des colonies françaises d’Afrique dans le dialogue et la négociation, il y a sans doute lieu de repenser et refonder les relations afro-françaises.
En effet, au-delà de l’indispensable travail de mémoire de la colonisation française en Afrique, il s’agirait aussi de penser et fonder un nouveau partenariat basé non plus sur des intérêt conjoncturels et individuels, car tous les hommes quels qu’ils soient ne sont que de passage !
Mais penser et fonder un véritable partenariat stratégique, structurel et pérenne, qui soit fondamentalement basé sur les intérêts supérieurs des peuples africains et français.
Il y va du devenir ainsi que de l’avenir des relations afro-françaises, surtout à un moment où de nombreux autres acteurs internationaux, dont la Chine, investissent massivement et à ciel ouvert partout en Afrique. Effectivement, avec un milliard et trois cent millions d’habitants (soit le troisième marché mondial après celui de la Chine et de l’Inde), la jeunesse de sa population, l’abondance et l’immense diversité de ses ressources naturelles…, l’Afrique est désormais perçue comme une terre d’opportunités et même comme un continent d’avenir…
Roger KOUDE,
Professeur de Droit international
Titulaire de la Chaire UNESCO « Mémoire, Cultures et Interculturalité » à l’Université catholique de Lyon (UCLY)