De Gaulle est, d’abord et avant tout, un militaire et un chef. Il est aussi et en même temps un homme d’étude, d’analyse, de décision. C’est l’histoire qui le construit, qui le décide, qui le met en mouvement. Il peut donc être paradoxal de vouloir l’enseigner, c’est-à-dire de prendre le risque de le figer, de le réduire, ou bien pire de faire disparaître le sujet derrière l’objet de l’écriture et, ici, de l’enseignement. Ce serait le contraire de l’esprit et du sens de sa pensée et de son action que de les enfermer ou de les contraindre, tant le Général lui-même attachait « …trop d’importance aux circonstances et trop de prix à sa liberté ».
De Gaulle appartient à l’histoire enseignée. Il y restitue à l’homme sa liberté, sa modernité, son histoire. Il donne l’exemple du sursaut dans un moment où tout se joue, en juin 1940 : comprendre, refuser, résister.
De Gaulle appartient à l’histoire qui s’enseigne. Au collège et dans les lycées, il s’inscrit dans le champ et dans la continuité des apprentissages, en histoire, en géographie, en éducation morale et civique et, depuis la rentrée de septembre 2019, dans les enseignements dits « de spécialité ».
La place que font, à de Gaulle, les nouveaux programmes de lycée est emblématique de la volonté de l’Institution scolaire d’entrer, par l’histoire du Général, dans l’histoire de la France et de la France « au milieu des peuples du Monde ».
Tout cela se fait dans un triple cadre : une exigence académique, une réflexion didactique, une mise en œuvre pédagogique. Avec une double lecture croisée, du supérieur et du secondaire, sous l’autorité de l’Inspection générale. C’est aussi cela qui nous fait un devoir d’accompagnement des quelque 45 000 enseignants qui apprennent, au fil des années et des classes, de Gaulle à plus de six millions et demi d’élèves du secondaire.
« D’ailleurs, dans tous les dits et les écrits qui accompagnaient mon action, qu’ai-je été, moi-même, sinon quelqu’un qui tâchait d’enseigner » ? Fils d’enseignant, enseignant lui-même en maintes occasions, de Gaulle a souvent souligné cette vocation du professeur à « influer puissamment sur le destin de ses disciples ». L’œuvre du Général, encore aujourd’hui profondément reliée à nombre des fondements de notre État et de notre politique nationale dans bien des domaines des institutions, de la politique étrangère, des questions économiques et sociales, de l’organisation de la défense nationale… est marquée de ce sceau-là.
Par son exemple, par sa manière d’incarner le pays, par son usage de moyens de communication des plus traditionnels, tels que les Mémoires, aux plus modernes pour l’époque : la radio et la télévision, de Gaulle a su inscrire les fondements qu’il a posés, lors de la Libération (1944-1946), puis lorsqu’il a fondé la Ve République (1958-1962) dans une histoire commune. Professeur d’énergie nationale, le Général a eu pour constante de tracer, de lancer, de conforter un élan de modernisation qui ne constituerait pas une rupture dans l’histoire de notre pays, faisant, dans tous les domaines, appel aux « forces vives » pour l’accompagner dans cet effort. En ce sens, comprendre de Gaulle peut autoriser une compréhension du monde, percevoir des enjeux actuels de gouvernance, contribuer à la formation d’une conscience citoyenne.
Aujourd’hui encore, nombre de choix de politique publique s’opèrent par rapport aux « fondamentaux gaulliens », que ce soit en rupture ou en continuité avec ceux-ci.
Ainsi de Gaulle fut-il un enseignant professionnel dans sa carrière militaire, comme chargé du cours d’histoire à Saint-Cyr ou conférencier à l’École de Guerre. Ainsi de Gaulle fut-il enseignant dans sa méthode, par la parfaite maîtrise de la discipline qu’il enseignait, qu’il vivait, qu’il faisait : l’histoire. Ainsi de Gaulle fut-il enseignant dans sa pédagogie, par ses livres et ses textes, par ses discours et messages, par ses allocutions radiophoniques et télévisées.
De Gaulle est ainsi le meilleur pédagogue de son œuvre et de son action parce qu’il s’appuie, comme toute pédagogie véritable, sur une parfaite maîtrise de la discipline qu’il expose et qu’il a, pour partie, composée.
Si l’héritage du Général est considérable, il est également connu des Français parce que de Gaulle a su s’en faire lui-même le pédagogue, en montrer aux Français la cohérence, l’inscrire dans notre histoire nationale pour y puiser les clés de l’avenir. Du 18 juin 1940 aux adieux de 1969, des tranchées de 1914 à la crise de mai 1968, du déclin des années 1930, de l’effondrement de 1940 aux renouveaux de la Libération ou des années 1960, de Gaulle a ainsi écrit l’histoire de notre pays tout en rendant cette œuvre durable.
L’enseignement de de Gaulle est à la fois transversal et central. Transversal, parce qu’il traverse le siècle de sa vie, de la génération du feu de la Première Guerre mondiale à la crise des années Trente, dont le Général est un témoin déchiré tout en s’efforçant de s’imposer comme acteur, de l’épreuve du second conflit mondial à l’épreuve de la reconstruction, de la crise algérienne à la modernisation du pays et à la restauration de son rang via la Ve République. En un sens, l’histoire française se confond avec le personnage central de son histoire contemporaine et ses idées, ses choix, ses décisions pendant l’essentiel du XXe siècle. Un homme, une Nation, une histoire. De Gaulle appartient à l’histoire de la France contemporaine. Le général l’a vécue. Le Général l’a faite. Le Général l’a enseignée. Il a traversé l’histoire de France de sa vie. De son vivant, de Gaulle a fait, de la France, une leçon. Il a fait une leçon de France. Il a fait, à la France, une leçon.
De Gaulle restitue, à l’homme, sa liberté, sa modernité, son histoire. De Gaulle est un homme libre. L’histoire est pour lui comme le ferment de sa liberté. Il est, comme l’Erasme décrit par Stefan Zweig, seul comme un homme libre et libre comme un homme seul. De Gaulle fait entrer la France dans la modernité. Les institutions, la décolonisation, la défense nationale en sont des exemples parmi d’autres mais qui vont au cœur de la France contemporaine et de ses relations avec elle-même comme avec le Monde.
Liberté et modernité sont autant de ferments de dépassement : se dépasser, dépasser, au risque d’être parfois dépassé, comme il est possible que cela ait été le cas, en mai 1968 ou pendant la très courte année 1969.
Il n’empêche : en restituant à l’homme sa liberté, de Gaulle lui donne par là-même une capacité d’influer sur l’histoire en train de s’écrire.
Il élargit le champ des possibles. Il ouvre un horizon d’attente. Quelle leçon pour nous-même et quelle perspective pour nos élèves ! Si « Tout homme est, à la fois, prisme et miroir » comme l’écrit Léon Bloy, alors l’histoire de notre pays peut se lire et s’enseigner à travers de Gaulle et l’histoire, l’histoire de de Gaulle et la France et son histoire à travers celle d’un homme.
Comprendre et enseigner de Gaulle, c’est ainsi comprendre et enseigner la France, aussi bien pour des consciences civiques en formation que pour des professeurs chargés d’accompagner ce processus, ou même pour des citoyens désireux de trouver par l’exemple des éléments de compréhension d’enjeux actuels. Ce sont les débats sur l’évolution de notre modèle social. C’est la question du rang de la France et de ses interventions extérieures, de l’appareil militaire et de la chaîne de commandement. C’est la question des institutions. Cette conviction de faire œuvre à la fois scientifique, pédagogique et citoyenne a animé les enseignants et les chercheurs qui ont œuvré, sous l’autorité de l’Inspection générale et avec le concours de la Fondation Charles de Gaulle, à l’écriture d’Enseigner De Gaulle1.
S’il y a plusieurs « moments de Gaulle » dans notre histoire où tout se joue, 1940 est certainement le plus décisif. 1940 est un moment fondateur. Un désastre militaire, un effondrement politique et moral, un risque mortel pour la Nation. C’est la plus grande crise de notre histoire contemporaine.
Une crise de l’Armée et une crise dans l’Armée. Une crise de l’État et une crise dans l’État. Une crise de l’Armée et une crise de l’État. Parce qu’en France, c’est la permanence de l’État qui est garante de celle de la Nation. Or l’État s’incarne d’abord et en premier lieu dans l’Armée, depuis l’ordonnance royale du 2 novembre 1439 de Charles VII qui crée l’armée permanente, comme le colonel de Gaulle l’avait illustré dans La France et son Armée2.
En 1940, l’État demeure, les hiérarchies demeurent, l’accomplissement du devoir demeure, y compris pendant les combats de mai-juin. L’armistice et la capitulation changent la donne. Comprendre ce qui se joue, refuser la défaite, s’engager pour résister signifie s’insurger contre le gouvernement du maréchal Pétain, contre l’État, contre l’Armée. L’appel du 18 juin 1940 doit être lu ainsi : l’armistice n’est pas la seule voie possible. La résistance est l’autre terme de l’alternative. L’accomplissement silencieux de devoir imposé par la hiérarchie doit cesser. Pourquoi obéir à un État qui nie les valeurs sur lesquelles il a été fondé ? Vichy n’est pas qu’une catégorie historique, c’est un virus du comportement.
De Gaulle invoque en fait des valeurs supérieures à la discipline, à partir d’un refus qui ne se fonde pas sur une seule analyse politique ou militaire, mais qui repose sur une posture morale qui ne le quitte jamais, de 1940 à 1945.
La guerre cesse d’être un destin collectif dont une défaite temporaire imposerait sa loi à un État, à une Nation, à leur Armée. La guerre devient une affaire de conscience individuelle.
Pour l’Armée, c’est le renversement de ses propres valeurs. Non plus la discipline et l’obéissance, mais un état de conscience qui détermine un choix individuel, dans un milieu militaire plus porté par sa formation, ses traditions, l’entre-soi qui y règne à choisir l’ordre. Ce n’est pas un choix théorique : Dakar, le Gabon, la Syrie sont des combats fratricides. Dans l’histoire de la conscience du corps militaire, vient le temps des individus. À la décision collective de l’État s’oppose une forme de guerre individuelle dans le moment de la décision, de l’esprit, de la forme de la lutte. De Hauteclocque devient Leclerc. Pour l’Armée, le temps des individus date de juin 1940. Il ne s’achève que vingt ans plus tard. De de Gaulle à de Gaulle.
Enseigner de Gaulle, c’est donc et enfin enseigner un point remarquable, un « amer », comme disent les marins. Ainsi que l’écrivait Pascal « Quand tous vont vers le débordement, nul n’y semble aller. Celui qui s’arrête fait observer l’emportement des autres, tel un point fixe »3.
Tristan Lecoq
Inspecteur général (histoire – géographie)
Professeur des Universités associé (histoire militaire et maritime contemporaine) – Sorbonne Université