Professeur de médecine, d’épidémiologie et de santé publique à l’université de Stanford, également co-directeur du Meta-Research Innovation Center at Stanford (METRICS), John Ioannidis est considéré comme l’un des plus brillants chercheurs scientifiques au monde dans les domaines d’études qui sont les siens. Il a récemment co-écrit une étude, largement relayée dans les médias, concluant à l’impossibilité d’établir de manière absolument irréfutable l’efficacité plus grande des mesures les plus coercitives (confinements, fermetures de commerces, etc.) par rapport aux mesures moins contraignantes pour lutter efficacement contre la Covid-19. Cité par Didier Raoult comme étant « le meilleur du monde » dans sa catégorie, il a également ses détracteurs parmi la classe scientifique, lesquels donnent parfois l’impression de ne pas réellement discuter du fond de l’étude en question, probablement au motif que ses conclusions osent contredire celles du consensus scientifique en la matière. En quoi consiste donc la singularité de Ioannidis comme chercheur et que peut-il apprendre, au scientifique comme au non-scientifique, sur ce que la recherche post-Covid-19 devrait être et ne pas être ?
L’interdisciplinarité et l’indépendance d’esprit au service d’une plus grande efficacité dans la pratique de la recherche scientifique
Fils de deux médecins chercheurs, Ioannidis a baigné de bonne heure dans un environnement propice à la curiosité et à la recherche scientifiques. Ayant excellé en mathématiques au lycée, il reçut un prix national en Grèce. (Ioannidis est né à New York mais a grandi à Athènes.) Or ce n’est pas tant telle ou telle science qui devait uniquement susciter l’engouement de Ioannidis pour la recherche – il s’est intéressé non seulement à l’épidémiologie mais aussi à la génétique, à la psychologie, aux neurosciences, à la méthodologie des essais cliniques, à la science nutritionnelle et même à l’économie !1 – que la méthode scientifique en général et comment celle-ci est concrètement appliquée dans différentes branches de la connaissance scientifique. « Ce qui m’a attiré vers la science, écrit Ioannidis, c’est son immensité et sa diversité. Au cours de mes premières années de formation, j’aimais errer dans les bibliothèques d’Athènes et de Boston, découvrir des revues scientifiques aux noms distingués, tomber sur des articles piquant la curiosité, me détournant du cours de ma recherche initiale. Sans encore m’en rendre compte, je m’intéressais surtout à la recherche elle-même, tout comme d’autres s’intéressaient principalement au petit ver Caenorhabditis elegans, aux éruptions volcaniques ou aux automates »2.
De ce point de vue, Ioannidis peut être considéré comme un chercheur fondant son travail sur la pratique d’une véritable « interdisciplinarité », nom souvent brandi par nombre de chercheurs en sciences sociales comme nouvel étendard académique, quoique ses manifestations concrètes semblent d’ordinaire chez eux fort peu visibles dans la pratique.
En plus d’être un chercheur ayant une approche résolument interdisciplinaire du travail académique, Ioannidis est aussi un scientifique foncièrement indépendant d’esprit, n’hésitant pas à remettre en cause s’il y a lieu certaines idées reçues ressortissant à la pratique de la recherche. C’est ainsi qu’il s’est notamment fait connaître pour son article de 2005, intitulé « Why Most Published Research Findings Are False » – « Pourquoi la plupart des résultats de recherche publiés sont faux » -, lequel article reste à ce jour la publication la plus lue sur le site de la Public Librairy of Science (PLoS), avec plus de 3 millions de consultations3. Plus récemment, Ioannidis a donc été, comme nous l’avons dit plus haut, l’un des auteurs d’une étude parue le 5 janvier 2021 dans European Journal of Clinical Investigation, intitulée « Assessing mandatory stay-at-home and business closure effects on the spread of COVID-19 » – « Évaluation des effets du confinement et des fermetures d’entreprises sur la propagation du COVID-19 » -, étude dans laquelle l’augmentation du nombre de cas est examinée selon les INP (interventions non pharmaceutiques, c’est-à-dire les mesures de confinement et les fermetures de commerces) mises en œuvre dans plusieurs régions situées dans dix pays4. La conclusion de l’étude est ainsi formulée : « Bien que quelques avantages ne puissent être exclus, nous ne trouvons pas d’avantages significatifs des INP plus restrictives sur l’augmentation du nombre de cas. Des baisses similaires de l’augmentation du nombre de cas peuvent être réalisées avec des interventions moins restrictives »5.
Comme on pouvait s’y attendre, certains médecins que l’on a pu qualifier d’« enfermistes » (suivis religieusement par certains medias « mainstream », fort peu disposés à analyser en toute indépendance d’esprit un travail de recherche dont les résultats venaient contredire le discours officiel sur les mesures à adopter contre la Covid-19 et sur l’efficacité de celles-ci) se sont empressés de dire que les arguments avancés dans l’étude de Ioannidis n’étaient pas du tout reconnus par l’ensemble de la communauté scientifique, et que ses conclusions devaient donc être jugées avec la plus grande prudence.
Nous touchons là à l’un des grands paradoxes de notre temps : jamais sans doute n’y a-t-il eu autant de débats contradictoires en tous genres sur nos chaînes de télévision, ni sur nos ondes, qu’à notre époque.
Et pourtant, la crise du coronavirus nous aura montré comment une certaine « pensée unique » sanitaire a réussi à s’imposer à une échelle largement mondiale au nom de LA science, tout argument contraire, y compris lorsqu’il émane de scientifiques de grand renom, tendant à être rejeté en tant qu’il procèderait d’une « mauvaise science », voire tout bonnement d’une tendance au « complotisme » – mot aujourd’hui galvaudé, vidé de son véritable sens, pour designer toute pensée, tout argument s’en prenant à la vulgate du moment, qu’elle soit politique, économique, culturelle ou scientifique.
Quoi qu’il en soit, le travail interdisciplinaire et l’indépendance d’esprit dans la pratique de la recherche se rejoignent chez Ioannidis en un même effort visant à contribuer à améliorer toujours davantage l’efficacité de la recherche scientifique, laquelle doit être à ses yeux constamment sous-tendue par de solides données – Ioannidis parle souvent à cet égard de « data-driven science », c’est-à-dire de science fondée sur les données. En effet, pour Ioannidis, la science doit avoir pour principal moteur un ensemble de données fiables, robustes et précises, lesquelles doivent pouvoir être actualisées le plus souvent possible. Du reste, le fait de pouvoir s’appuyer sur de telles données constitue probablement l’un des plus importants « facteurs clef de succès » en vue de prendre des mesures adéquates en réponse à une situation comme celle de la crise sanitaire de la Covid-19.
Ioannidis, l’anticonformiste de la recherche médicale
« Anticonformiste de la médecine » – « contrarian of medecine » -, telle est la manière dont Eric Topol, le rédacteur en chef de Medscape – un site internet fournissant des informations à caractère médical aux cliniciens – a qualifié John Ioannidis. (Une description que l’on doit entendre comme un compliment de sa part, et non comme une critique6.) Or si l’on peut considérer Ioannidis comme un chercheur anticonformiste, cela n’implique nullement pour autant qu’il se considérât comme moins sujet aux erreurs que ses pairs. « J’ai pris conscience, explique-t-il, que je faisais des erreurs encore et encore dans presque tout ce que j’entreprenais. J’ai commencé à me rendre compte que d’autres personnes faisaient également des erreurs – en laboratoire, à l’hôpital et dans la littérature publiée. Les erreurs sont courantes. Elles sont humaines ». Mais, ajoute-t-il, « certaines d’entre elles sont probablement plus courantes qu’elles ne devraient l’être »7. Ainsi Ioannidis en est-il venu à juger que 90% de la recherche médicale est imparfaite8.
Ce constat de l’état très imparfait des résultats de la recherche scientifique pourrait paraître à première vue iconoclaste et désespérant. En effet, l’opinion couramment admise concernant la science est que celle-ci se caractérise par le progrès continu des connaissances, contrairement par exemple à la philosophie, où les systèmes de pensée se sont succédé les uns aux autres pendant des siècles, sans qu’il y eût pour autant avancement des savoirs à proprement parler. Or le point de vue de Ioannidis est tout autre. La science, répète-t-il, est la meilleure chose qui soit arrivée à l’humanité. Dans le domaine médical, il constate que les progrès ont été gigantesques. Ioannidis a donc de ce point de vue une appréciation bien plus positive que négative des résultats de la recherche scientifique dans leur ensemble.
Reste que ces résultats peuvent être fondés sur des preuves plus ou moins fiables et receler un nombre d’erreurs plus ou moins grand, du fait de l’existence de certains biais méthodologiques ou interprétatifs.
« La science, comme toutes les entreprises humaines, est sujettes aux biais », écrit-il ainsi9. « Mais la science, ajoute-t-il, peut aussi évaluer ses propres méthodes, son mode de présentation des données (« reporting »), sa reproductibilité, son mode d’évaluation et ses motivations »10. D’où l’intérêt porté par Ioannidis à une discipline relativement récente appelée « méta-recherche » ou « méta-science » (la science de la science) : « Une discipline relativement nouvelle, appelée méta-recherche, couvre un large éventail d’investigations théoriques, observationnelles et expérimentales, dont le but est d’étudier la recherche elle-même et ses pratiques. L’objectif est de comprendre et d’améliorer la manière dont nous procédons, communiquons, vérifions, évaluons et récompensons la recherche »11.
Il ne s’agit donc nullement pour Ioannidis de remettre en cause la recherche scientifique en tant que telle, mais d’en reconnaître au contraire les immenses mérites tout en entreprenant d’en améliorer encore davantage l’efficacité et d’en réduire la marge d’erreurs.
La « méta-recherche », ou la recherche sur la recherche
L’un des centres d’intérêt majeurs de Ioannidis est donc comme nous venons de le noter ce qu’on appelle la « méta-science » ou la « méta-recherche », c’est-à-dire la recherche sur la recherche scientifique, discipline visant à établir certaines « bonnes pratiques » susceptibles d’améliorer la qualité et la fiabilité de la recherche en général. La « méta-recherche » est ainsi définie, dans un article scientifique de 2015 co-écrit par Ioannidis, comme « une vue d’ensemble sur la science » (« a bird’s eye view of science »12).
La pratique de la « méta-recherche » a ainsi conduit Ioannidis a reconnaître l’unicité de la méthode scientifique : « Le grand plaisir et l’opportunité de travailler sur la méta-recherche, écrit-il, est que l’on se rend très vite compte que les méthodes et les pratiques de recherche, ainsi que la façon dont elles sont appliquées ou transformées, sont assez similaires dans des disciplines très différentes. La méthode scientifique est assez unique. Il y a une hétérogénéité dans la manière dont les différentes disciplines optent de préférence pour certains aspects de cette méthode ou sur la manière de la rendre opérationnelle (…). (Mais) si vous regardez différents domaines, vous vous rendez compte que certains des gros problèmes auxquels nous sommes confrontés dans le domaine de la biomédecine ont peut-être été résolus assez facilement dans d’autres domaines (…). Inversement, on pourrait probablement transplanter de bonnes idées issues de disciplines biomédicales dans d’autres domaines »13. Cette démarche, remarquons-le, fait pour ainsi dire écho à ce que l’on nomme « benchmarking » en stratégie d’entreprise, c’est-à-dire l’action de comparer certains systèmes organisationnels entre eux de manière à en dégager les « bonnes pratiques » éventuellement transposables d’un secteur à l’autre. « La méta-recherche, ajoute Ioannidis, peut nous aider à diffuser des pratiques de recherche efficaces et à abandonner celles qui sont inutiles »14. Un enjeu d’autant plus déterminant en médecine qu’il y va « de vies et de personnes qui meurent à cause d’informations sous-optimales »15. « Une amélioration d’un pour cent grâce à l’adoption d’un meilleur processus scientifique dans l’ensemble de la science est un progrès considérable. Cela pourrait se traduire par des dizaines de millions de vies sauvées »16.
Enfin, une autre leçon que nous pouvons tirer de l’étude de la pratique de la recherche scientifique concerne ce que Ioannidis appelle « le conflit d’intérêt intellectuel ». Nous tenons ordinairement la science pour une discipline rigoureusement objective, dont les objectifs et les méthodes ne laisseraient pas de place à la subjectivité du chercheur scientifique.
Or Ioannidis nous rappelle comment les scientifiques tendent à rester malgré eux dépendants d’un certain système de pensée ou de croyances préalable, dont il n’est pas toujours aisé pour eux de se départir.
Ioannidis confesse d’ailleurs volontiers qu’il ne déroge pas lui-même à cette règle : « Je pense que je suis partial. Je pense que c’est inévitable et que les gens devraient prendre cela pour acquis lorsqu’ils liront mes travaux, puis lorsqu’ils liront les travaux d’autres scientifiques. Nous avons tous des a priori, et il est parfois possible de suivre ces a priori en fonction de ce que nous avons publié. Être scientifique implique de reconnaître qu’on peut être partial »17. Ainsi, pour Ioannidis, un scientifique doit être prêt à accepter tout type de résultats obtenus, ce qui implique de sa part la capacité de mettre à distance, fût-ce provisoirement, ses propres croyances et préjugés.
Gestion de la crise de la Covid-19 : ce qu’il fallait faire et ne pas faire selon Ioannidis
Ainsi que nous l’avons souligné plus haut, il ne saurait y avoir pour Ioannidis de science robuste sans socle de données suffisamment précises, fiables, et actualisées, de sorte que tout examen scientifique de la réalité ne reposant pas sur de telles données devrait faire l’objet d’une certaine méfiance – et ce d’autant plus que les mesures sociales susceptibles d’être consécutivement décrétées, telles que les confinements généralisés, sont plus draconiennes. On comprend dès lors mieux pourquoi, en mars 2020, Ioannidis mettait en garde18 contre une possible inadéquation entre le taux de létalité (IFR ou Infection Fatality Rate en anglais) réel de l’épidémie et les mesures de confinement et de fermetures des commerces, largement mises en place à l’échelle planétaire, mais susceptibles à ses yeux de se révéler in fine contreproductives. En effet, le taux de létalité avait initialement été évalué à 3,4%, chiffre que Ioannidis jugeait déjà excessif19. (Par comparaison, le taux de létalité mondial a été évalué, en février 2021, autour de 0,12-0,15%20.) Rappelons par ailleurs que certains allèrent alors même jusqu’à comparer cette maladie émergente à la grippe espagnole, survenue un siècle auparavant.
En outre, une étude de l’Imperial College de Londres, conduite par Neil Ferguson, prévoyait initialement 500 000 morts au Royaume-Uni, avant que ce chiffre ne fût abaissé à 20 000 – Neil Ferguson considérant que cela était attribuable à la distanciation. « Le problème avec une étude comme celle-ci, soutient ainsi Ioannidis, est que des données erronées sont utilisées dans les modélisations. Il y a eu un écart considérable entre les données utilisées et les données réelles »21. Par où l’on voit que Ioannidis rejoint ici Didier Raoult sur le fait que la crise sanitaire aura révélé l’existence d’une césure entre les données du réel observable d’une part, et celles à partir desquelles ont travaillé certains méthodologistes et modélisateurs d’autre part.
Ainsi donc, ce que demandait Ioannidis dès mars 2020 était de pouvoir bénéficier de données plus fiables afin de « rendre la réponse (à la crise sanitaire) plus précise et mieux adaptée »22.
Ioannidis considère ainsi que le confinement a pu éventuellement se justifier au tout début, lorsque nous nous sommes trouvés aux prises avec une maladie alors nouvelle et inconnue. Or le confinement aurait dû selon lui s’accompagner d’un effort soutenu pour établir dans le même temps des données mieux affinées et des preuves plus solides. « Une décision telle qu’un verrouillage de notre économie devrait être envisagée comme une mesure provisoire, en attendant d’avoir davantage de résultats de recherche et de meilleures informations »23.
Qui plus est, l’un des enseignements majeurs de la gestion de la crise sanitaire selon Ioannidis est que ni l’Amérique ni l’Europe n’a su étouffer dans l’œuf cette maladie, au mois de février 202024. « Si nous avions agi plus tôt, soutient-il, avec des tests, des traçages et des isolements, comme l’ont fait les Sud-Coréens, les Taïwanais et les Singapouriens, le virus ne se serait pas propagé de manière aussi incontrôlable. La plus grande leçon de cette pandémie est que les coûts induits par le retard dans la mise en place d’actions visant à contrôler l’infection peuvent être considérables. (…) Une fois passée l’occasion (de pouvoir contrôler l’épidémie), le confinement était inévitable »25. Ioannidis précise qu’il emploie le mot « inévitable » à contrecœur, car nous n’aurions dû appliquer cette solution qu’en tout dernier recours. « Je considère le confinement, dit-il, comme un médicament avec des effets secondaires dangereux lorsque son utilisation est prolongée. C’est une mesure extrême – un dernier recours, l’option nucléaire. Un pays ne doit pas être confiné une minute de plus que ce qui est absolument nécessaire »26. Car, ainsi qu’il le soulignait déjà dans une interview du 17 avril 2020, « les conséquences du confinement peuvent être pires encore que celles du coronavirus », avec des risques d’accroissement de la précarité, d’augmentation de maladies autres que la Covid non diagnostiquées à temps, et pouvant ainsi se traduire par une surmortalité, de dégradation de la santé mentale de personnes parmi la population, etc.27 Le confinement semble avoir également selon lui aggravé la faim dans le monde en raison des ruptures de la chaîne alimentaire occasionnées, avec un surcroît de 100 ou 200 millions de personnes menacées depuis lors de mourir de faim28. Certaines maladies infantiles, qu’on avait cru désormais maîtrisées, pourraient en outre refaire surface dans les années à venir en raison du confinement29.
En tout état de cause, le confinement aurait dû s’accompagner pour Ioannidis d’une constante « évaluation de ses risques et avantages, en collectant et en analysant les données », condition pour pouvoir établir une segmentation précise de la population entre « sous-groupes vulnérables et non vulnérables »30. En effet, l’une des caractéristiques de la Covid-19, nous le savons maintenant, est qu’elle ne présente pas le même degré de gravité selon les catégories de populations, les personnes les plus âgées et celles atteintes de polypathologies étant les plus vulnérables. Ainsi donc, outre l’établissement du taux de létalité réel, qui est donnée essentielle, il incombe aux chercheurs scientifiques en pareilles circonstances de chiffrer de la manière la plus exacte possible le risque couru selon les différentes catégories de populations dans la société. « Une fois que nous avons compris que le virus, en moyenne, n’est pas aussi dévastateur que nous le pensions initialement, l’étape suivante consiste à identifier le risque faible et le risque élevé, c’est-à-dire la stratification du risque »31.
À cet égard, Ioannidis a soutenu depuis au moins avril 2020 que les risques associés à une infection à la covid-19 ne sont pas du tout les mêmes selon que les sujets ont plus ou moins de 65 ans32. En effet, d’après des données collectées lors de la première épidémie, les plus de 65 ans avaient 70 fois plus de chances de mourir dans 8 pays européens analysés et 15 fois plus de chances de mourir aux États-Unis, comparativement aux moins de 65 ans33. Le risque varie donc considérablement selon la tranche d’âge considérée, même aux États-Unis34. Ioannidis en vient ainsi à évaluer le risque de décéder de la Covid-19 pour les moins de 65 ans comme étant équivalent à celui de mourir d’un accident de voiture entre son domicile et son lieu de travail35. « Dans plusieurs pays comme en Allemagne, soutient-il, si vous avez moins de 65 ans, le risque de mourir de la Covid est équivalent à celui de mourir d’un accident de voiture en allant ou en rentrant du travail, avec ou sans maladies sous-jacentes. Aux États-Unis, où il y a eu un peu plus de jeunes qui sont morts comparativement à la population, ce risque est plus élevé, mais ne devrait pas inquiéter outre mesure. À New York par exemple, ce risque est davantage comparable à celui couru par un chauffeur de camions qui conduit pendant des heures » (pour aller par exemple de Manhattan à Washington ou inversement)36. Si Ioannidis a donc conclu que « le risque est négligeable pour les personnes ayant moins de 65 ans sans maladies sous-jacentes »37, il a dans le même temps vigoureusement insisté sur la nécessité de concentrer nos efforts de protection sur les personnes les plus à risque, c’est-à-dire les personnes âgées et celles atteintes de polypathologies. Ainsi a-t-il déclaré : « Le fait que la Covid-19 affecte de manière disproportionnée les personnes âgées, c’est-à-dire le fait que les personnes âgées sont plus vulnérables, signifie qu’elles ont besoin d’une protection plus précise et mieux réfléchie. J’ai plaidé pour plus d’attention et de protection pour les personnes âgées, pas moins. Malheureusement, ce n’est pas ce qui s’est passé »38. À cet égard, Ioannis se montre notamment très critique d’Andrew Cuomo, le gouverneur de l’État New York, lequel « a dit aux hôpitaux de renvoyer en maisons de retraite les résidents infectés », ce qui revenait, ajoute Ioannidis, « à éteindre un feu de forêt avec du kérosène »39. « Le corollaire, ajoute-t-il, de l’existence de groupes à haut risque est qu’il doit y avoir des groupes à faible risque et que les personnes à faible risque peuvent continuer à travailler. Nous ne pouvons faire comme si tout le monde courait un “risque élevé”, car alors ceux qui courent réellement ce risque n’obtiendraient pas l’attention et les soins supplémentaires qu’ils mériteraient »40. Ainsi Ioannidis en vient-il à porter un jugement sans appel sur nos stratégies de confinement : « Dans notre entreprise visant à contrôler le coronavirus, nous n’avons fait aucune distinction entre les adolescents faisant la fête sur les plages de Floride et les résidents affaiblis et fragiles vivant dans des maisons de retraite congestionnées à New York. Notre approche uniforme n’était ni scientifique ni sûre »41.
Ainsi, contrairement à de États comme Taïwan (qui, malgré sa forte densité de population, n’a enregistré – en date du 18 février 2021 – que 29 morts, dont 3 seulement en maison de retraite, sur environ 60 000 cas détectés42), « nous avons beaucoup plus protégé les gens non à risque que ceux réellement à risque et qui devaient être protégés en priorité »43. (Par contraste, en effet, 63%, 61% et 44% des morts de la Covid enregistrés respectivement en Espagne, en Belgique et au Royaume-Uni étaient résidents en maison de retraite44.)
Quel travail nous faut-il donc faire aujourd’hui ?
À cette question, Ioannidis répond qu’il convient notamment de tenter d’établir au cas par cas l’efficacité réelle de chacune des mesures restrictives ou de distanciation mises en œuvre durant la crise sanitaire, afin de faire le tri entre celles qui donnent plus ou moins de bons résultats, celles qui n’apportent rien, et celles qui sont mêmes nocives et contreproductives. Les mesures de confinement doivent à cet égard être jugées avec la plus grande méfiance, dans la mesure où les contrecoups qu’elles induisent sont probablement d’autant plus grands et réels qu’ils sont difficiles à chiffrer correctement en l’état. Quoi qu’il en soit, nous devrions comprendre une fois pour toutes que des mesures aussi radicales et appliquées aussi uniformément que les confinements généralisés – souvent, comme l’a souligné Ioannidis, par manque de données réellement fiables ou du fait d’une utilisation de données erronées -, devraient être écartées. (À tout le moins peuvent-elles éventuellement se concevoir comme des mesures à n’utiliser qu’en tout dernier lieu.) Une bonne politique sanitaire ne doit pas impliquer la destruction de nos économies. Il est donc grand temps d’encourager le développement d’une recherche scientifique encore plus efficace qu’elle ne l’est, assise sur de meilleures données, afin de permettre à la décision politique (dont la crise du coronavirus aura révélé chez nous, il faut bien le dire, une tendance jusqu’alors insoupçonnée à l’hyper-réaction en matière de santé publique) de mieux calibrer les mesures décrétées en pareilles circonstances, grâce à une appréciation plus fine et plus exacte du réel observable.
Mathieu Creson
Enseignant, chercheur (en histoire de l’art), diplômé en lettres, en philosophie et en commerce
1 https://www.medscape.com/viewarticle/898405#vp_1
2 https://journals.plos.org/plosbiology/article?id=10.1371/journal.pbio.2005468
3 https://journals.plos.org/plosmedicine/article?id=10.1371/journal.pmed.0020124
4 https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/eci.13484
5 Ibid.
6 https://www.medscape.com/viewarticle/898405#vp_1
7 Ibid.
8 Ibid. Remarquons ici par ailleurs que l’intérêt de la démarche de Ioannidis est qu’elle tient d’une authentique autocritique de la science, c’est-à-dire d’un examen des méthodes employées et des résultats enregistrés dans les sciences par un scientifique lui-même (qui plus est par un éminent chercheur dont les travaux sont largement reconnus sur le plan international), et non d’une mise en question de la science émanant de l’extérieur, à la manière des philosophes « postmodernes » adeptes de la « déconstruction », lesquels prétendent souvent pouvoir parler de science mieux que les scientifiques eux-mêmes.
9 https://journals.plos.org/plosbiology/article?id=10.1371/journal.pbio.2005468
10 Ibid.
11 Ibid.
12 https://journals.plos.org/plosbiology/article?id=10.1371/journal.pbio.1002264
13 https://www.medscape.com/viewarticle/898405#vp_1
14 https://journals.plos.org/plosbiology/article?id=10.1371/journal.pbio.2005468
15 https://www.medscape.com/viewarticle/898405#vp_1
16 Ibid.
17 Ibid.
18 https://thehealthcareblog.com/blog/2020/07/09/a-conversation-with-john-ioannidis/
20 https://www.youtube.com/watch?v=8KzZXvT1g-k. Le taux de létalité a même été évalué autour de 0,3-0,4% en Amérique du Nord, en Europe et en Amérique du Sud, et autour de 0,05% en Asie et en Afrique (chiffres de février 2021). Voir par exemple la visioconférence de Ioannidis retransmise en direct à l’IHU de Marseille – « Épidémiologie du Covid-19, les preuves, les risques et les malentendus », https://www.youtube.com/watch?v=8KzZXvT1g-k.
22 https://thehealthcareblog.com/blog/2020/07/09/a-conversation-with-john-ioannidis/
23 Ibid.
24 Ibid.
25 Ibid.
26 Ibid.
28 https://www.youtube.com/watch?v=8KzZXvT1g-k
29 Ibid.
30 https://thehealthcareblog.com/blog/2020/07/09/a-conversation-with-john-ioannidis/
31 Ibid.
33 Ibid.
34 Ibid.
35 https://www.youtube.com/watch?v=8KzZXvT1g-k
36 https://blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/blog/050520/perspectives-de-la-pandemie-par-le-dr-john-ioannidis, https://www.youtube.com/watch?v=8KzZXvT1g-k
38 Ibid.
39 Ibid.
40 Ibid.
41 Ibid.
42 https://www.youtube.com/watch?v=8KzZXvT1g-k
43 Ibid.
44 Ibid.