Autorité indépendante, la Commission nationale du débat public défend le droit à l’information et à la participation des citoyens. Sa présidente, Chantal Jouanno, a répondu à nos questions.
Revue Politique et Parlementaire – Pourquoi la Commission nationale du débat public a-t-elle été créée et comment a-t-elle évolué ?
Chantal Jouanno – La Commission nationale du débat public – CNDP – a été créée il y a 25 ans, mais il a fallu, en raison de certaines résistances, attendre deux ans pour qu’elle soit véritablement installée.
Trois éléments ont motivé la création de la CNDP. Le fait déclencheur a été le conflit autour du TGV Méditerranée qui a révélé que l’insuffisance d’échanges et de concertation en amont d’un projet ne pouvait pas être corrigée en aval. D’où l’intérêt de créer une commission qui organise la participation le plus en amont possible du projet à un moment où l’on peut encore débattre de son opportunité. La première motivation est donc la réduction du conflit. La seconde concerne la transparence de l’action publique avec le droit à l’information qui permet aux citoyens d’avoir une pleine connaissance de ce qui motive les décisions publiques. La troisième motivation est née lors de la Déclaration de Rio en 1992. Le principe 10 de cette déclaration stipule que les meilleures décisions dans le domaine environnemental sont celles partagées et prises avec la participation des citoyens. Ce mouvement se poursuit avec la Convention d’Aarhus signée en 1998 qui considère que l’information et la participation des citoyens dans le domaine environnemental font partie intégrante de la démocratie. Ceci a été repris, de façon un peu dégradée, dans la Charte de l’environnement qui mentionne dans son article 7 que l’information et la participation sont un droit pour toutes les personnes qui vivent en France dès lors qu’un projet impacte leur environnement.
Il y a donc une motivation purement procédurale avec l’idée que la participation réduit le conflit et accélère la conduite des projets, une motivation de transparence purement administrative et interne et enfin une motivation de démocratie qui est aujourd’hui majeure. Mais derrière cela, on note deux visions contradictoires. La première envisage la participation comme un outil de consensus qui permet d’éviter le conflit, la seconde vision, plus démocratique, qui, au contraire, reconnaît et institutionnalise le conflit, lui donne une pleine légitimité.
À l’origine, lorsque la CNDP jugeait qu’un débat public était nécessaire, elle devait obtenir l’accord du préfet local pour pouvoir l’organiser. Un rapport du Conseil d’État a souligné la nécessité de transformer la CNDP en Autorité administrative indépendante – AAI – parce que l’institution qui reconnaît un projet d’utilité publique, en l’occurrence le ministère, ne peut pas être la même que celle qui organise le débat permettant de juger de cette utilité publique. La loi relative à la démocratie de proximité a donc transformé la CNDP en AAI chargée de veiller à la mise en place du débat public et à l’information des citoyens sur les grands projets. Puis, à la suite du drame de Sivens, où un jeune opposant au barrage a trouvé la mort, on a constaté qu’il ne suffisait pas de concerter sur les grands projets, les plus petits pouvaient également être très conflictuels et avoir des conséquences majeures sur l’environnement. Les ordonnances de 2016 ont permis de nombreux progrès en matière de participation des citoyens aux décisions publiques ayant un impact sur l’environnement et l’aménagement du territoire. Ces ordonnances ont fortement élargi le champ d’intervention de la CNDP. En trois ans son activité a été multipliée par sept. L’année passée elle a organisé 150 procédures participatives sur l’ensemble du territoire alors qu’elle ne traitait à sa création qu’entre dix et quinze dossiers par an.
Avec cette évolution institutionnelle, la CNDP est passée d’une instance d’organisation de débats publics à une instance garante d’un droit.
Nous avons approfondi nos exigences en termes de respect des principes dans le domaine de la participation afin qu’elle fasse sens et qu’elle devienne réellement un droit pour toutes et tous. Nous possédons toujours une très grande expertise de la participation puisque nous organisons environ six débats publics par an, mais la garantie du droit à l’information et à la participation représente l’essentiel de notre activité. En 25 ans nous avons posé un certain nombre de principes qui ont irrigué l’ensemble du droit de la participation : la transparence, la neutralité, l’indépendance, l’égalité de traitement, l’argumentation, l’inclusion. Notre institution a joué un rôle majeur pour le droit à l’information et à la participation en France mais également en Europe.
RPP – La CNDP comprend des parlementaires qui viennent avec la tradition du débat parlementaire et des membres de la Cour des comptes, du Conseil d’État, de la Cour de cassation qui ont une autre tradition de l’organisation du débat. Comment cela s’organise-t-il ?
Chantal Jouanno – À l’origine le collège était très administratif, composé essentiellement de magistrats. Puis il a été transformé en collège plutôt « grenellien » avec des parties prenantes et des élus. Il est composé pour un tiers par des magistrats et personnalités qualifiées, pour un second tiers par des élus et un troisième tiers est représenté par la société civile, les associations, les syndicats, les représentants du patronat. Les magistrats et personnalités qualifiées sont systématiquement présents aux séances, les représentants de la société civile sont très assidus, en revanche c’est plus compliqué pour les élus qui ont des emplois du temps chargés et pas toujours compatibles. Il y a une bonne articulation entre les membres qui siègent depuis très longtemps, notamment les magistrats, et les plus récents. Nous nous appuyons beaucoup sur la lecture du droit par les magistrats. Le seul cas de conflit interne que j’ai connu, concernait la place de l’expert dans l’espace public, c’est très révélateur.
Notre règlement intérieur impose que le secret des délibérations soit garanti. Des membres de la Commission peuvent également être parties prenantes à un projet sans être forcément directement concernés. C’est le cas par exemple des associations environnementales et de certains syndicats. Par exemple, lorsque nous examinons un dossier de la ville de Grenoble, l’élu grenoblois qui siège à la Commission se déporte et ne prend part ni au débat, ni au vote. Néanmoins, la ville est plus ou moins partie prenante. Au cours d’une séance, nous pouvons être amenés à poser des questions sur le fond du projet, mais nous ne publions dans nos décisions et comptes rendus que ce qui concerne l’information et la participation, les autres points restent entre nous.
Le collège de commissaires se réunit chaque mois. Il examine et arbitre les dossiers qui lui sont soumis. Si le projet est important et conflictuel, le débat public est organisé par la CNDP car il est important que la procédure soit suivie par un tiers garant. Si le projet ne présente pas de conflit ou d’enjeux majeurs nous laissons le maître d’ouvrage coordonner la participation et nous nommons un ou plusieurs garants pour veiller au respect des différents principes. À l’issue de chaque débat et concertation, nous rédigeons un bilan qui reprend stricto sensu l’ensemble des arguments des participants et le remettons au maître d’ouvrage qui a deux ou trois mois pour réagir et répondre. Nous avons 310 garants sur le terrain auxquels il faut ajouter les équipes de débat public. Il s’agit là d’un vivier de collaborateurs occasionnels du service public généralement composé de jeunes retraités car il est plus compliqué pour des personnes en activité de dégager du temps. Ces garants ne perçoivent pas de salaire mais sont indemnisés et défrayés. Tout cela est très encadré par le droit.
RPP – Quel est l’apport de la CNDP à la qualité du débat public et à la prise de décision ?
Chantal Jouanno – Le terme de participation recoupe trois éléments. La simple consultation au cours de laquelle vous émettez un avis favorable ou défavorable ; le débat public, ce que fait la CNDP, et la co-construction et co-décision. Dans le modèle français, la participation n’est pas une action de décision, ni de délibération, c’est un éclairage de la décision. Le décideur reste le décideur, mais il doit rendre des comptes sur ce qui a motivé sa décision et expliquer pourquoi il reprend ou non certains arguments portés par le public. C’est un préalable important à poser car il permet de comprendre pourquoi le débat public peut ou non influencer la décision et en quoi il peut être doublement déceptif entre un décideur qui s’imagine que le débat public est un outil ou une mesure de l’acceptabilité de son projet, ce qu’il n’est pas, et le public qui pense que la participation est un moyen de décider, ce qu’il n’est pas non plus.
La CNDP n’émet pas d’avis sur le projet, en revanche elle s’exprime sur les points qui doivent être approfondis, les informations jugées manquantes ou insuffisantes, les éléments qui nécessitent davantage d’échanges et de participation. Elle identifie les conditions de faisabilité en réalisant ce que nous appelons « le tour des arguments ». Elle ne mesure pas des opinions, mais fait émerger des arguments favorables ou défavorables portés par le public qu’elle retranscrit fidèlement. Avant la tenue d’un débat ou d’une concertation, la CNDP réalise systématiquement une étude de contexte afin d’identifier les enjeux du débat. Dans un débat, seul le public fixe les sujets, à aucun moment la CNDP n’intervient dans ce choix. Dans un débat sur des projets éoliens en mer, si le public veut remettre en question la programmation pluriannuelle de l’énergie, il le peut. Il est important pour le décideur de savoir que les fondements mêmes de son projet ne sont pas reconnus par une partie de la population. Les apports du débat sont donc importants pour le décideur mais également pour le public. Nous rétablissons une forme d’égalité dans l’accès à l’information et à la décision que le public n’a pas souvent, notamment dans les grands projets qui sont concertés entre parties prenantes et qui sont révélés à un stade postérieur à la concertation. Il arrive très souvent qu’un maître d’ouvrage estime que le débat public est une perte de temps car pour lui tout est parfaitement consensuel. Or, le débat révèle des conflictualités qu’il n’avait pas identifiées mais qui se seraient de toutes les façons manifestées par la suite. Nous avons, par exemple, actuellement un débat sur le futur parc éolien en Bretagne concerté avec les pêcheurs. Tout se passait bien, mais les riverains qui n’ont pas été associés se sont manifestés et là ça devient beaucoup plus compliqué.
Depuis sa création, la CNDP a été saisie presque 500 fois, a organisé 102 débats publics et 290 concertations.
Nous avons procédé à une analyse des débats publics et avons fait plusieurs constats. Seulement trois projets ont été abandonnés à l’issue des débats, souvent pour des raisons politiques. Donc, contrairement à ce que pensent certains, le débat public ne tue pas les projets. 29 projets ont été poursuivis tels qu’ils avaient été envisagés à l’origine et environ 70 ont été substantiellement modifiés. Mais ce qui est intéressant de souligner c’est que 13 projets ont été modifiés en reprenant des options et alternatives portées par le public et que le maître d’ouvrage n’avait pas envisagées. Cela signifie que même sur des dossiers que les maîtres d’ouvrage estiment souvent trop techniques pour le public, il s’avère que ce dernier possède une expertise. Ainsi, le projet de voie ferrée Centre Europe Atlantique a été repensé en prenant l’option émise par le public. Il est également important de noter que les thèmes qui émergent au cours d’un débat public demeurent durant toute la vie de ce projet et mènent même parfois à son abandon. Sur les 102 débats publics que nous avons conduits, dix seulement ont été réalisés. Après le débat public la vie du projet est extrêmement longue et certains sont abandonnés très longtemps après. Nous avons organisé un débat sur EuropaCity dont il est ressorti que l’argument environnemental et l’insertion même du projet dans son territoire étaient des sujets majeurs, ce qui a conduit le gouvernement à abandonner ce projet. Cela illustre, encore une fois, que le débat public est un éclairage majeur pour l’ensemble des décideurs.
RPP – L’espace public évolue beaucoup. Comment est-il encore possible de mener un débat à la fois argumenté, utile, qui touche et fasse participer le plus grand nombre ? Cette évolution de l’espace public a-t-elle une influence sur vos propres débats et inversement les leçons qui sont les vôtres peuvent-elles être utiles à mieux maîtriser cette évolution de l’espace public ?
Chantal Jouanno – La CNDP a toujours été dans une approche qualitative du débat et pas nécessairement quantitative. Ce n’est pas parce qu’un argument est répété de nombreuses fois qu’il est considéré comme essentiel au débat. De même nous refusons que celui qui crie le plus fort soit celui qui a le plus de place dans le débat. Au contraire, nous mettons tous les participants sur un même plan, c’est un principe d’équivalence et d’égalité. Nous imposons des temps de parole et des cahiers d’acteurs identiques, ainsi tous doivent suivre notre gabarit. Il est aisé de faire du quantitatif en comptabilisant des contributions qui se limitent à un ou deux mots, en demandant de répondre à un sondage et en faisant liker, mais nous ne sommes pas dans cette démarche, nous recherchons de l’argumentation. Il est vrai que par rapport aux logiques de masse, de pétition ou de conflit qui sont à l’œuvre actuellement, on peut se dire parfois que la CNDP est un peu « hors du temps ». Pour autant, grâce à ces principes nous évitons la « loi du plus fort » et nous garantissons une place dans le débat aux plus faibles. Nous appliquons le principe d’inclusion dans nos débats en allant chercher des publics très diversifiés, qui ne s’expriment pas, voire même qui sont dans le conflit. Parfois, nous faisons en sorte que ceux qui sont totalement discrédités sur la place publique trouvent un moyen d’expression au sein de nos débats. Nous avons remarqué que la conflictualité est visible sur les réseaux sociaux, mais que dans les espaces délibératifs que nous avons créés elle n’a pas changé, les pratiques et les arguments sont les mêmes qu’autrefois.
De la même manière nous sanctuarisons le temps du débat et de l’information. Aux décideurs et maîtres d’ouvrage qui estiment que le temps du débat et de la participation est trop long, nous répondons que nous sommes à un stade amont du projet où l’on peut encore débattre de son opportunité et que si on gâche ce temps-là ils peuvent le regretter ultérieurement.
Mais la tension la plus forte n’est pas sur la conflictualité ou le rapport au temps, elle est sur la logique de masse. Le quantitatif versus le qualitatif, c’est-à-dire que la légitimité viendrait de plus en plus du quantitatif. Lorsque vous faites appel à cette logique de masse c’est pour peser sur la décision et se substituer aux décideurs. La CNDP ne s’inscrit pas dans ce raisonnement. L’élément le plus important est de réussir à concilier le fait de mettre le débat sur la place publique tout en conservant sa qualité. Aujourd’hui, c’est là que se situe la tension parce qu’il y a une volonté que la participation devienne la décision.
L’espace public évolue beaucoup, mais la question n’est peut-être pas tant celle de la conflictualité, qui a toujours existé, que celle de son rapport à la décision qui devient là beaucoup plus sensible.
Ce n’est pas le débat qui est contesté c’est la légitimité des décideurs, c’est la confiance qui leur est accordée. Mais cette défiance est réciproque puisqu’elle est exprimée par les citoyens à l’égard des décideurs et par les décideurs vis-à-vis des citoyens. Récemment, nous avons encore entendu que les citoyens ne pouvaient pas s’exprimer sur des sujets aussi compliqués, que nous aurions forcément des propositions contradictoires, qu’ils n’auraient pas la capacité à délibérer.
RPP – Comment, au sein de la CNDP, créez-vous les conditions d’un débat public indépendant qui puisse garantir la transparence et la sérénité des débats ?
Chantal Jouanno – La question de l’indépendance est totalement liée à celle de la neutralité. Dans nos débats, nous assurons que les garants ou les organisateurs n’ont, d’une part, aucun lien d’intérêt, de près ou de loin, avec le projet ou le maître d’ouvrage et, d’autre part, qu’ils ne se sont jamais exprimés sur ce sujet. Même si cela peut paraître un peu étonnant, nous ne nommerons jamais un expert de l’aviation sur un projet d’aéroport parce que nous savons que s’il a pris des positions le public pensera que le débat est biaisé. Il s’agit là d’un point extrêmement important dans l’organisation du débat.
RPP – C’est une particularité par rapport à d’autres autorités administratives indépendantes qui souvent font appel à des experts. L’indépendance ne garantit donc pas la neutralité ?
Chantal Jouanno – Aucun expert n’est neutre même s’il le pense et le souhaite. Dans l’expertise il y a des grandes zones d’incertitude qui supposent par conséquent des partis pris. De la même manière et cela a été un élément de débat entre nous, je dis souvent que nous ne sommes pas experts des sujets mais de la participation et encore nous considérons que le débat doit, de toute façon, être organisé selon des modalités définies avec le public. Et nous estimons que cette expertise peut être contestée. C’est essentiel parce que c’est vraiment la garantie de confiance du public dans l’organisation de la procédure.
Lors d’un débat nous n’avons pas toutes les réponses aux questions du public car le projet est encore une ébauche non confirmée. Cependant nous avons un certain nombre d’éléments et si, par exemple, nous savons que des études existent, nous demandons au maître d’ouvrage de les produire. S’il ne le fait pas nous pouvons saisir la Commission d’accès aux documents administratifs. Dans un souci de transparence et afin de garantir l’information du public, nous publions systématiquement ce que nous mentionnons dans le rapport remis au maître d’ouvrage. De même nos garants veillent à ce que la concertation et le droit à l’information se poursuivent au-delà du débat jusqu’à l’enquête publique.
La force de la CNDP par rapport à beaucoup de procédures participatives est qu’elle s’appuie sur le droit et sur des obligations qu’elle peut imposer au maître d’ouvrage et à l’ensemble des parties prenantes.
Nous appliquons un certain nombre de principes qui sont essentiels pour le public : nous laissons sa parole s’exprimer avec ses mots, ses fautes, nous ne la réécrivons pas. Nous la recueillons sous quelque forme que ce soit, écrite, orale, par vidéo.
Lorsque nous avons débattu sur Montagne d’or, le projet de mine d’or industrielle en Guyane, les Amérindiens ont très peu employé le support écrit, en revanche ils ont beaucoup utilisé les réseaux sociaux, la vidéo, voire le chant. Dans les réunions publiques ils commençaient toujours par s’exprimer en chantant. C’est un moyen d’expression que l’on reconnaît comme tel, on ne juge pas car nous ne voulons pas discriminer des personnes en les obligeant à se formater à des conventions qui sont les nôtres. C’est un gage d’indépendance pour le public. Nous garantissons également l’absence de violence, mais jamais la sérénité des débats. Un débat serein n’est pas nécessairement réussi parce qu’il peut signifier qu’on a fait taire une partie de l’opposition et nous n’aurions alors pas joué notre rôle qui est de révéler l’ensemble des arguments qu’inspire le projet.
RPP – La CNDP participe de l’apparition de certaines questions dans le débat public. Comment ces sujets sont-ils identifiés ? Comment pense-t-on à vous saisir ?
Chantal Jouanno – Tous les projets ayant un impact sur l’environnement ainsi que les plans et programmes font l’objet d’une saisine. Par ailleurs grâce à notre expertise et à la garantie de la qualité de la participation que nous apportons, nous sommes de plus en plus saisis pour des missions concernant des sujets liés à l’association des citoyens à un certain nombre de dossiers d’actualité. Ainsi, nous travaillons avec le Conseil national de la santé et le Conseil national de l’alimentation qui souhaitent associer les citoyens à leurs réflexions. Nous sommes, en fait, très sollicités pour des sujets impliquant des évolutions profondes de la société et des comportements. Trois villes voulant rédiger des chartes avec les citoyens sur l’installation de la 5G et leur garantir un droit à l’information ont fait appel à nous. Nous parvenons donc à faire émerger tous ces sujets ainsi que d’autres à partir de nos propres constats dans les débats publics. Par exemple, nous avons tenté de faire apparaître la question de la justice sociale dans le cadre de la transition écologique. Nous avons tenu un débat public sur la programmation pluriannuelle de l’énergie qui s’est terminé en mai 2018. Nous avons repéré que l’un des enjeux majeurs de la PPE était la réponse au sentiment d’injustice sociale. En effet, ce qui est ressorti de ce débat c’est que pour de nombreux participants du grand public la transition écologique rime avec injustice sociale parce qu’elle n’est accessible qu’aux plus riches et pèse sur les plus pauvres. Nous avons tiré la sonnette d’alarme, mais le gouvernement ne l’a pas entendue. Il n’a entendu que la logique de masse des Gilets jaunes, qui s’est exprimée de manière plus large par la suite. Actuellement nous essayons de faire émerger la défiance réciproque que l’on peut remarquer dans la société. Vous ne pouvez pas vous plaindre que la société ne vous fait pas confiance et vous-même ne pas montrer des signes de confiance absolue dans la société.
RPP – Est-ce fréquent de repérer des éléments dans les débats qui émergent un peu plus tard ?
Chantal Jouanno – Oui c’est assez fréquent. Les débats sont très révélateurs de la société parce qu’il s’agit d’une des très rares occasions où l’on écoute les publics silencieux et où l’on voit ces signaux faibles d’émergence de sujets et d’arguments. Lorsque je suis arrivée à la CNDP, il y aura trois ans en mars prochain, la question environnementale n’était qu’un des arguments au même niveau que l’économie ou l’emploi. Aujourd’hui la légitimité même d’un projet est questionnée par l’argument environnemental. Lors de l’extension du terminal 4 de Roissy, nous pensions que la question de l’emploi était majeure, mais en fait l’argument premier concernait l’environnement et la façon dont nous pouvions porter ce projet au moment des accords de Paris.
RPP – Comment faites-vous pour faciliter la publicité des débats ? Pensez-vous qu’ils ont un véritable impact sur l’opinion publique ?
Chantal Jouanno – Nous avons beaucoup de difficultés à faire de la publicité autour de nos débats parce que cela nécessite des moyens considérables que nous n’avons pas. Notre budget de fonctionnement est inférieur à un million d’euros. Cette publicité suppose que toutes les parties prenantes y contribuent et ce n’est pas toujours le cas. Nous venons de terminer le débat sur la politique agricole commune que les pouvoirs publics n’ont pas vraiment mis en tête de leur communication… S’il n’y avait pas eu une ou deux polémiques sur le fait que la FNSEA mette en doute la légitimité des citoyens à débattre de l’agriculture, le débat aurait eu beaucoup de difficultés à se faire connaître dans la sphère publique. La publicité des débats suppose également des relais médiatiques, mais ceux-ci sont plutôt motivés par la polémique politique.
Ils ont un impact évident sur les personnes qui ont participé au débat ou qui sont directement concernées par le projet, mais je n’aurai pas la prétention de dire qu’ils ont un impact évident sur l’opinion publique en général compte tenu de notre manque de moyens. Néanmoins, nous avons en France une grande tradition et un droit extrêmement élaboré dans le domaine de la participation. Nous sommes un pays très politique, les citoyens participent énormément et volontairement. La CNDP a largement contribué à généraliser ce principe de participation qui est essentiel dans la société française. On peut s’en réjouir car il s’agit d’un signe de vitalité démocratique.
RPP – Vous avez rappelé que débattre ce n’est pas délibérer parce qu’il n’y a pas de participation à la décision. Ce qui apparaît à bien des égards aussi comme une faiblesse aujourd’hui de la délibération proprement dite ne trouve-t-il pas une sorte de compensation un peu dangereuse dans la participation puisqu’il y a un déséquilibre entre les deux ?
Chantal Jouanno – Il y a aujourd’hui une pression extrêmement forte, on l’a vu avec les Gilets jaunes et un certain nombre de propositions, pour aller plus loin dans la participation et pour qu’elle ne soit plus seulement un simple éclairage de la décision mais aussi un modèle de décision. Cela est valable également pour les débats. On entend régulièrement dire qu’une personne tirée au sort est tout autant légitime que quelqu’un qui est élu par une partie seulement de la population. C’est un élément qui monte fortement dans le débat public et qui invite à dépasser le modèle de participation tel qu’il est aujourd’hui en France. Cela crée une tension entre la démocratie représentative et ce qu’on pourrait appeler la démocratie délibérative.
En fait, tant que le décideur politique n’est pas lui-même l’acteur de cette nouvelle démocratie délibérative, il y aura forcément une tension.
Certains élus, à Grenoble par exemple, organisent cette démocratie délibérative et lui donnent corps en permettant aux citoyens, notamment, de proposer des sujets au conseil municipal. Ils essayent ainsi de supprimer les tensions entre l’une et l’autre. À la CNDP nous ne sommes pas dans un modèle de décision qui serait portée par la participation, ce n’est pas ce que nous fixe la loi, mais tout cela est une continuité.
RPP – Que pensez-vous de la Convention citoyenne ? Son modèle vous paraît-il adapté à la création d’un débat constructif, serein et indépendant ?
Chantal Jouanno – La Convention citoyenne n’est pas un exercice de participation, mais un exercice de délibération dans la mesure où seules les personnes tirées au sort ont eu le droit d’y participer. Par ailleurs, on attendait d’elles qu’elles construisent les décisions. Le président de la République lui-même a « délégué » une partie de la décision à cette instance. C’est un modèle très particulier, mais cette convention a fait la preuve de l’efficacité délibérative des citoyens puisque qu’elle a abouti à des propositions. En revanche, elle est questionnée par certains dans sa légitimité car elle ne s’est appuyée sur aucun socle légal. Le gouvernement a volontairement décidé que la CNDP ne serait pas partie prenante à cet exercice, en conséquence il lui manque le socle légal qu’elle aurait pu lui offrir. Beaucoup s’interrogent également sur le droit de suite qui pourrait ne reposer que sur la parole du président de la République. Enfin, des acteurs politiques et des experts sont très critiques quant à la capacité de décision des participants à cette commission.
Donc, finalement, elle a répondu à cet exercice délibératif qui était celui de construire un socle de décisions, mais elle est contestée dans sa légitimité à apporter une réponse à la crise démocratique.
RPP – Pourriez-vous approfondir la question des experts ?
Chantal Jouanno – En tant qu’ancienne femme politique, je pensais que la tension dans les débats publics serait forcément très forte entre la participation et les politiques quels qu’ils soient, mais il n’en est rien. La plupart des politiques pratiquent déjà la participation à l’échelle locale et souvent de manière volontaire. Peu d’élus remettent en cause les débats. En revanche, beaucoup d’experts, que ce soient des associations ou des scientifiques, estiment que le public n’est pas légitime et n’a pas la connaissance pour s’exprimer sur tel ou tel sujet. C’est une critique très prégnante en France en particulier parce que nous avons la culture de l’ingénieur. Je vais vous donner trois exemples qui ont parfois été à l’origine de conflits internes à la CNDP.
À la suite de l’abandon de Notre Dame des Landes, le projet d’aménagement de l’aéroport existant a été relancé. On nous a demandé d’être garants de la concertation autour de ce réaménagement. Évidemment, les riverains de l’aéroport Nantes Atlantique ont été mécontents et un certain nombre d’entre eux ont déclaré que la mission de médiation conduite par des experts n’était pas neutre et que ses conclusions étaient décidées par avance. La CNDP a donc retranscrit cette parole. Cela a créé des tensions importantes avec les associations opposées à NDDL qui considéraient que nous ne pouvions écrire de telles choses, qu’elles étaient fausses parce qu’un expert est forcément neutre. Mais en tant que garant de la transparence, nous nous devions de mentionner ces arguments.
Le deuxième exemple concerne un débat sur l’éolien en mer. On m’a demandé s’il était légitime de rapporter les arguments portés par une association de climatosceptiques. Oui, c’est légitime parce qu’ils existent dans la sphère publique.
Enfin, troisième cas très récent autour du débat sur la politique agricole commune. Nous avons organisé un tirage au sort, pratique assez classique dans les débats publics. Nous avons été l’objet de critiques très virulentes de la FNSEA qui nous reprochait de demander à des citoyens de s’exprimer sur un pacte entre l’agriculture et la société. Elle estimait qu’ils n’étaient pas légitimes et capables de débattre sur ce sujet.
Dans tous les débats, le premier conflit que nous avons c’est avec les experts qui se demandent de quel droit les citoyens s’expriment sur tel ou tel sujet.
RPP – Pensez-vous que ce phénomène s’amplifie ?
Chantal Jouanno – J’ai le sentiment que l’argument selon lequel les citoyens ne sont pas des experts et que le monde est trop complexe pour qu’ils s’expriment est systématiquement mis en avant et j’aurais donc tendance à penser que la décrédibilisation de la parole publique s’amplifie. Mais, ainsi que je l’ai indiqué précédemment, on sent monter une défiance réciproque, les citoyens estimant aussi que les experts ne sont pas légitimes. Le débat sur la participation est le reflet du débat démocratique.
RPP – Ne pensez-vous pas que le passage d’experts assez systématique sur les chaînes de télévision, et plus particulièrement sur les chaînes d’information en continu, peut avoir comme effet une défiance encore plus importante des citoyens vis-à-vis des experts comme elle existe de la part des experts vis-à-vis des citoyens ?
Chantal Jouanno – Oui c’est probable. L’élément qui revient de manière récurrente est le lien d’intérêt que peut avoir un expert avec tel ou tel lobby. C’est un argument ancien mais qui n’est jamais bon signe lorsqu’il émerge dans l’espace public. Typiquement lorsque nous avons des projets d’aéroport, la question de l’évolution du trafic aérien est systématiquement controversée. Nous faisons donc réaliser des expertises. Mais on ne lancera jamais d’expertise si le choix de l’expert et de son cahier des charges n’est pas complètement arbitré par le public et l’ensemble des parties prenantes. C’est là le point le plus délicat.
La CNDP est une boussole de la société car nous sommes présents sur le terrain partout en France. Nous organisons des débats aussi bien pour les petites communes qu’au niveau national.
Chantal Jouanno
Présidente de la Commission nationale du débat public
(Propos recueillis par Diane Le Béguec et Florence Delivertoux)