Le Président de la République a souhaité installer, mi-janvier 2024, une Commission constituée d’experts issus de la « société civile » pour évaluer les enjeux attachés à l’exposition des enfants aux écrans et formuler des recommandations. Le rapport rédigé par cette commission paru le 30 avril 2024 prend acte de la gravité de la situation : « la Commission a acquis la conviction qu’elle devait assumer un discours de vérité pour décrire la réalité de l’hyper connexion subie des enfants et des conséquences pour leur santé, leur développement, leur avenir, pour notre avenir aussi… Celui de notre société, celui de notre civilisation, et peut-être même celui de notre humanité ». La commission s’est dite « bousculée » dans ses constats, « alarmée » par certaines représentations de la femme en particulier, que le numérique voudrait imposer aux jeunes filles qu’on sait en grande difficultés psychologiques depuis quelques années. Bref, elle souhaite que les politiques privilégient la santé des enfants face aux intérêts économiques de l’industrie numérique, et en dénonce avec pertinence les stratégies de captation de l’attention.
Le temps passé devant les écrans
Rappelons que le temps d’écran a considérablement augmenté au fil du temps : 4 h 11 par jour en moyenne pour l’ensemble des mineurs en 2015. Ce temps a explosé au moment de la pandémie Covid-19 mais n’a pas diminué par la suite ; les enfants les plus jeunes regardent majoritairement la TV, quand les plus grands jouent aux jeux vidéos, surtout les garçons, ou sont sur les réseaux sociaux, majoritairement les filles. La fréquentation d’internet se ferait de plus en plus jeune : 5 ans et 10 mois en moyenne, et on peut rappeler la règle selon laquelle il n’est pas prudent de laisser les enfants seuls sur internet avant 12 ans !
Les effets
Pour ces experts, il s’est dégagé un consensus très net sur les effets négatifs, directs et indirects, des écrans sur le sommeil, la sédentarité, le manque d’activité physique et les risques de surpoids voire d’obésité ainsi que sur la vue.
- les jeunes Français manquent de sommeil, et pourtant le sommeil est un élément essentiel de la santé physique et psychique. Si on sait que 31 % des jeunes âgés de 11 à 18 ans disent rester éveillés ou se réveiller pour consulter leur smartphone, cela vient conforter une des « règles des 4 pas » rédigées par Sabine Duflo, psychologue et membre du collectif CoSE (Collectif Surexposition Ecrans) depuis des années : pas d’écran dans la chambre ! et pas d’écran une heure avant de se coucher (en effet, la lumière bleue des écrans empêche la sécrétion de l’hormone du sommeil, la mélatonine, et les écrans restent trop excitants pour trouver le sommeil) ;
- la sédentarité, le manque d’activité physique et le surpoids constituent des facteurs de risque importants et reconnus en termes de santé publique. Ces informations devraient être davantage connues des parents ;
- un impact parmi les plus importants pour les médecins, psychologues et praticiens sur le terrain, ce sont les effets du manque d’interaction sociale avec les parents captés par leurs smartphones. C’est ce qu’on appelle depuis 2012 la « technoférence », définie comme « les interruptions quotidiennes dans les interactions interpersonnelles ou dans le temps passé ensemble en raison des dispositifs technologiques, numériques et mobiles », et tout à fait reconnue dans ce rapport. La Commission engage d’ailleurs les personnels de crèche, les assistantes maternelles à la plus grande vigilance quant à leur propre usage en présence des enfants. Le développement des enfants, le langage, l’attention, la concentration, la relation avec les autres et l’empathie, ne peuvent se faire que grâce à l’attention et l’interaction avec un adulte attentif et bienveillant : le jeune enfant de 0 à 3 ans n’apprend rien avec un écran. Par contre, les écrans « privent les jeunes enfants qui ne parlent pas encore correctement des besoins essentiels liés au développement ».« Il faut protéger les enfants, c’est toute une génération dont l’avenir est en jeu », alerte le Dr Anne-Lise Ducanda, médecin du Collectif Surexposition Ecrans ;
- chez les enfants plus grands : le sommeil et l’activité physique sont bien sûr impactés aussi par l’usage prolongé des écrans. Le caractère addictogène des écrans est pointé du doigt, et amène la Commission à formuler des phrases-choc : il s’agit d’un « nouveau marché, dans lequel nos enfants sont devenus la marchandise », et concluent : « Ce qui fait la richesse d’une Nation, c’est sa jeunesse, et la nôtre n’est pas à vendre ».
Sur le terrain
Les professionnels de PMI (Protection Maternelle et Infantile), les puéricultrices et autres professionnels de la petite enfance, les psychologues de l’Education nationale, les médecins, pédiatres, psychologues et pédopsychiatres, les professionnels au contact des adolescents, sont affolés par leurs observations. Les enfants de 3 ans qui rentrent à l’école maternelle présentent en grand nombre de troubles (retard de langage et troubles relationnels). Certains experts continuent de parler de « signal faible » venant du terrain, quand d’autres, comme la Commission dans son ensemble, invoque le principe de précaution, même si tout n’est pas prouvé « scientifiquement ». En effet, avec un sevrage des écrans de plusieurs mois, on observe un redémarrage du développement très important, alors pourquoi attendre ? Tout le temps passé devant les écrans par de jeunes enfants est du temps perdu pour le développement.
L’état de la santé mentale des adolescents se dégrade, ce dont la presse se fait l’écho régulièrement ; les contenus inappropriés, violents et sexualisés auxquels ils sont exposés, le cyberharcèlement, les réseaux sociaux les incitant à des conduites dangereuses ou suicidaires, rien de tout cela ne leur fait du bien ! Les adolescents consultés par la commission demandent à être aidés pour réguler leur temps d’écrans, et demandent que l’on protège les plus jeunes : irresponsables, nos ados ?
Les préconisations : protection plutôt que contrôle
Les détracteurs déformeront probablement les conclusions, préférant une option libertarienne plutôt qu’une nécessaire responsabilité des adultes vis-à-vis des mineurs que sont les enfants, traduisant ainsi la dimension politique de cette question.
En effet, contrairement à ce qui a été repris dans la presse, il n’est pas question d’interdiction dans ce rapport, mais de protection des enfants : « protéger, plutôt que contrôler ». Et s’il y a projet d’interdiction, c’est pour « s’attaquer aux conceptions addictogènes et enfermantes de certains services numériques afin de redonner du choix aux jeunes », c’est-à-dire s’attaquer à la conception des programmes et algorithmes.
Enfance et environnement numérique
Une des préconisations est la protection des jeunes enfants de moins de 6 ans vis-à-vis de l’exposition aux écrans, notamment dans les lieux d’accueil ; l’autorisation d’accès aux seuls réseaux sociaux éthiques à compter de 15 ans ; et l’organisation d’une prise en main progressive des téléphones (avant 11 ans : pas de téléphone ; à partir de 11 ans : téléphone sans connexion Internet ; à partir de 13 ans : téléphone connecté sans accès aux réseaux sociaux ni aux contenus illégaux ; à partir de 15 ans : accès complémentaire aux réseaux sociaux éthiques).
Formation-information
Un axe tout à fait important est consacré à la formation au numérique et l’information des élèves depuis l’école élémentaire, au renforcement de l’éducation à la santé en ce qui concerne le sommeil, les effets de la sédentarité et les risques concernant la vue. Une place est faite à l’éducation au « vivre ensemble » et à la constitution d’alternatives aux écrans pour les enfants. Mais que penser des espaces publics dans lesquels les enfants ne sont pas prévus ? Le rapport va même plus loin en parlant d’une société qui voudrait invisibiliser ses enfants !
A l’école
Là aussi, pas de langue de bois : il s’agit « d’associer systématiquement le déploiement des programmes et des ressources numériques éducatifs dans un cadre scolaire à une expérimentation, une étude d’impacts préalable », et de « labelliser les solutions numériques éducatives ayant validé scientifiquement leur impact positif sur les apprentissages ». C’est un changement majeur ; jusqu’à aujourd’hui, les ressources numériques se sont imposées avant de faire la preuve de leurs bénéfices : il n’y avait pas de principe « bénéfice-risque » jusqu’à présent à l’Education nationale.
Conclusion
Ce rapport va dans la bonne direction, mais les décisions politiques qui doivent suivre ne sont pas connues à ce jour. Il revient désormais au gouvernement de mettre en œuvre ces propositions, basées sur l’expertise scientifique et les retours de terrain, en résistant aux pressions qui ne manqueront pas de s’exercer de la part des lobbies du numérique et autres groupes de pression. Les rapporteurs de la Commission ont insisté sur l’aspect systémique de leurs propositions, en alertant sur le risque qu’il y aurait à ne retenir que quelques mesures, en édulcorant la vision globale de leur analyse.
C’est un rapport qui a éliminé toute langue de bois, et qui marque une rupture avec l’ère du déni qui a prévalu jusqu’à aujourd’hui quant aux ravages causés par les écrans sur notre jeunesse.
Les politiques sauront-ils relever le défi ?
Marie-Claude Bossière
Pédopsychiatre
IRI, Institut de Recherche et d’Innovation, Centre Pompidou