Dans son article pour la Revue politique et parlementaire, Guillaume du Cheyron, spécialiste de la Finance d’Entreprise et Senior Advisor chez Kingsrock, offre une analyse approfondie sur le rôle et l’impact des agences de notation face aux crises financières. Il explore avec perspective la complexité des mécanismes sous-jacents qui régissent les décisions des agences de notation et leur influence sur les marchés financiers internationaux.
La principale fonction des grandes agences de notation internationales, comme S&P, Moody’s ou Fitch est d’évaluer le risque de crédit. Souvent critiquées, les agences de notation sont la pierre angulaire assurant le fonctionnement normal des marchés de la dette, et donc une composante essentielle du système financier dans son ensemble. Leurs changements d’opinions sur la qualité des émetteurs et de leur papier affectent, souvent significativement, le coût du crédit pour un émetteur. En ce sens, d’aucuns peuvent légitimement penser que la posture adoptée actuellement par notre ministre des Finances est notamment influencée par des enjeux liés à la notation de la France et de sa dette souveraine. Car, compte tenu de l’état des finances publiques de notre pays, les décisions des agences de notation, qui sont évidemment scrutées par les investisseurs, vont dicter le sort de la dette française dans les mois à venir.
Selon les données communiquées par la Banque de France, plus de la moitié (51,4%) des titres de dette négociable émis par l’État sont détenus par des prêteurs étrangers, européens pour plus des deux tiers d’entre eux.
Pour les émetteurs à la recherche de financement, les agences donnent plus de confiance aux contreparties et contribuent ainsi à réduire le coût du capital. Ensuite, pour les investisseurs dans des instruments de dette, les notations fournissent une évaluation de leur risque de crédit et leur permettent ainsi de prendre des décisions plus efficaces. Enfin, pour les régulateurs des marchés financiers, les notations de crédit servent notamment à déterminer les exigences de fonds propres des banques, ou à limiter les investissements autorisés.
Pourquoi tous ces acteurs financiers avisés se reposent-elles sur les opinions des agences ? La raison principale est que les agences de notation bénéficient d’un accès privilégié à l’information concernant les émetteurs. Car, dans le cadre de leur mission, les agences peuvent analyser directement des informations exclusives auxquelles d’autres acteurs du marché ne peuvent pas avoir accès. C’est donc cette asymétrie d’information qui donne de la valeur aux notations fournies par les agences.
Paradoxalement, si les investisseurs, les émetteurs et les régulateurs sont clairement demandeurs de l’expertise fournie par les agences, le monde de la finance est toujours enclin à pointer des conflits d’intérêts potentiels, le manque de concurrence, ou l’inefficacité de la réglementation dans les activités de notation. Dans les situations de fonctionnement normal des marchés, les agences de notation sont généralement bien perçues. En effet, les agences, dont les méthodologies sont rigoureuses et connues de tous, assurent une grande cohérence entre les notations des différents types d’instruments financiers. En schématisant, il existe deux grandes catégories de crédits, en fonction de leur qualité : la catégorie « investissement » (bonne qualité) et la catégorie « spéculative » (mauvaise qualité), avec différents grades de notation dans chacune de ces deux sous-ensembles. Toutes choses égales par ailleurs, les marchés ajustent leur prix, quand un émetteur change de catégorie.
En revanche, dans les situations de crise, certains disfonctionnements voient le jour. Or, malgré la répétition des crises, consubstantielles au capitalisme, les agences ne semblent malheureusement pas apprendre des erreurs du passé et ont du mal remettre en cause leur approche. Ainsi, l’incapacité des agences à anticiper les crises de la dette des entreprises ou des États, et leur tendance à réagir de manière excessive et avec retard lorsque les difficultés financières des émetteurs deviennent insoutenables, sont des phénomènes récurrents.
Chargées d’analyser le passif des entités, les agences présentent parfois un passif intellectuel qui peut altérer leurs diagnostics.
L’Histoire nous donne, à cet égard, des exemples concrets : lors de la crise financière asiatique de la fin des années 1990, les grandes agences de notation ont été trop lentes à réagir. En effet, elles ont maintenu une note dans la catégorie « investissement » des pays les plus touchés (Thaïlande, Indonésie et Corée du Sud) jusqu’à la fin de l’année 1997, soit 6 mois après le début de la crise. Mais, ensuite la réduction, sans doute trop drastique, des notations de ces mêmes pays a entraîné une augmentation significative du prix du financement extérieur, notamment en dollars, et a aggravé la crise économique. C’est la dimension procyclique de l’impact de leurs conclusions.
Les agences ont aussi connu des déboires concernant la notation des entreprises. Un des cas les plus flagrants est celui d’Enron aux Etats-Unis en 2001 : cette entreprise avait encore une note dans la catégorie « investissement », quatre jours avant sa faillite officielle, alors que les informations sur les problèmes financiers de cette entreprise étaient disponibles depuis plusieurs semaines. Le scénario se répète en 2002, avec Worldcom pour laquelle les agences attribuaient une note « investissement » deux mois seulement avant sa faillite. L’Europe n’est pas en reste : on se souvient du cas de la société italienne Parmalat en 2003, où les agences ont déterminé que l’entreprise n’avait aucun problème de solvabilité jusqu’à 18 jours avant une banqueroute qui a engendré une perte évaluée à environ 20 milliards d’euros pour les investisseurs.
Enfin, l’échec le plus retentissant des Agences de notation reste sans aucun doute l’évaluation du risque des titres adossés à des créances hypothécaires qui ont amené la fameuse crise dite des « subprimes ».
Cette crise financière a jeté un doute profond sur la capacité des agences de notation à analyser les produits structurés complexes de manière indépendante. Ainsi, l’effondrement des obligations hypothécaires en 2007, qui a entraîné une crise globale sur les marchés financiers et une récession mondiale, a déclenché une vague de critiques extrêmement acerbes à l’endroit des agences de notation.
Aujourd’hui encore, elles sont considérées comme l’un des principaux responsables de la plus récente des grandes crises financières.
Mais, les actions des agences de notation ont à nouveau été sous le feu des accusations lors de la crise des dettes souveraines européennes en 2012. La Grèce, qui a été contrainte de restructurer sa dette en février 2012, est le pays en défaut de paiement le mieux noté depuis le rebond de la note souveraine au milieu des années 1980. La République hellénique a été notée dans la catégorie « A » jusqu’en juin 2010 et dans la catégorie « investissement » jusqu’en janvier 2011, par au moins une agence de notation. Fitch, Moody’s et S&P ont clairement tardé à ajuster les notes qu’elles ont attribuées à la Grèce étant donné la dégradation de ses finances publiques et certaines acrobaties affectant des points-clefs de comptabilité nationale.
On résume souvent trop facilement les erreurs de notation au fait que les agences sont payées par les émetteurs de dette et seraient donc en situation de conflit d’intérêt. C’est un peu simpliste et certainement réducteur. Ainsi lorsque Fitch était largement détenu par l’investisseur Marc Ladreit de Lacharrière, cette agence n’a jamais fait preuve de mansuétude lors de l’analyse de la situation financière de la France.
Abaisser la notation d’une entreprise, et à fortiori d’un État, n’est pas tâche facile pour les agences de notation. En effet, elles peuvent être tour à tour accusées d’introduire un biais procyclique déjà évoqué, qui exacerbe les difficultés financières du pays, ou au contraire de léser les investisseurs en réagissant trop tardivement.
On touche là au cœur du problème : les agences de notation ne sont pas exemptes de considérations politiques, voire géopolitiques.
Il n’est jamais facile de réduire la note d’un pays et, par nature, ce n’est jamais le bon moment même si le rôle prudentiel est une clef de compréhension et de rectitude.
Une dégradation de la note de la France provoquerait une hausse du rendement de ses obligations sur les marchés et un élargissement du fameux « spread » par rapport à l’Allemagne. Or, nous sommes dans un contexte où l’augmentation globale des taux d’intérêt gonfle déjà considérablement la charge de la dette. Si le récent maintien des notations de la France a pu surprendre certains analystes, il semble que la posture des agences soit en fait cohérente avec ses attitudes passées : les agences ne sont pas enclines à prendre la responsabilité d’être un élément déclencheur d’une crise de la dette, encore moins quand la contrepartie est un État. De là à lire rapidement la notion de dette hors-bilan, il y a un pas. Elles semblent juger que les investisseurs doivent être les premiers à sanctionner les gouvernements et ont tendance à agir une fois que les faits sont avérés, au risque d’être blâmées pour leur manque de réactivité.
La France dispose donc sans doute encore d’une marge de manœuvre avec les agences de notation. En outre, la Banque Centrale Européenne (« BCE ») veille au grain et peut procéder à des rachats de dette pour endiguer une éventuelle surréaction des marchés. Mais se profile une nouvelle difficulté. En effet, la BCE, mise à contribution pour stabiliser le système, doit désormais payer aux prêteurs un taux de dépôt actuellement de 4%, alors que les actifs qu’elle a achetés, principalement de la dette publique à taux fixe, rapportent beaucoup moins. Ainsi, la BCE a enregistré une perte de 1,3 milliard d’euros en 2023. Même si ces pertes n’entravent pas la capacité de la banque centrale à fonctionner normalement, se pose la question de la pérennité du système, en particulier si la dégradation des finances publiques françaises s’accentue encore. Et rappelons- nous ce que l’expérience passée nous a appris : la baisse de la notation française arrivera quand le mal sera déjà fait, que la crise ne pourra vraisemblablement plus être évitée, et que des thérapies de choc devront nous être imposées.
Guillaume du Cheyron
Spécialiste de la Finance d’Entreprise Président de G2C
Corporate Finance Senior Advisor chez Kingsrock