La Ve République est qualifiée de « monarchie républicaine » selon une expression désormais courante, dont la paternité est attribuée par erreur au Pr Maurice Duverger1 (C’est, en effet, Michel Debré, le futur Premier ministre du général de Gaulle qui en est l’inventeur. « La France n’a pas le choix, pouvait écrire ce dernier en 1945, son chef de l’État ne peut être qu’un monarque… mais un monarque républicain. Treize ans plus tard, Léo Hamon, qui sera lui aussi ministre du général, parlera de monarque électif. » Très tôt, De Gaulle lui-même, grand admirateur de Maurras, nous rappelait cette « espèce de monarchie que j’ai naguère assumée et qu’a ensuite confirmée le consentement général.2»)
Monarchie républicaine », l’expression est de toute façon juridiquement impropre. Depuis 1870, en effet, la forme du régime est républicaine, pas monarchique. La France est donc une « République monarchique ».
Sans prétendre ici embrasser la totalité du sujet, nous aimerions, nous penchant d’abord sur l’histoire, montrer comment nous sommes passés d’une République monarchique minimisée (1958-1974) à une République monarchique assumée (1974-2017). Puis, plongeant dans la période macroniste (2017 – ?), nous exposerons à grands traits cette République monarchique devenue absolue. Nous terminerons en évoquant sommairement quelques pistes d’avenir pour un régime brocardé de toutes parts.
Qu’est-ce qu’une République monarchique ?
Une « République monarchique » est une république dans laquelle le pouvoir appartient à la personne investie par le suffrage universel, autrement dit le président. Celui-ci devient, par cette onction populaire, le « président-monarque ». Monarque parce que détenteur, en droit ou en fait, de la quasi-totalité des pouvoirs de l’État, ce qui fait de ce « monarque » un chef d’État plus puissant encore – constitutionnellement parlant – que le président des États-Unis, qui, lui, lié par une séparation rigide des pouvoirs, ne peut par exemple dissoudre la Chambre des représentants, au contraire du président français s’agissant de l’Assemblée nationale. Le président américain doit partager les prérogatives d’État avec les deux chambres.
« Président de tous les Français », selon une déclaration convenue de tous les présidents élus, le chef de l’État est en réalité « l’homme d’un parti », ou aujourd’hui celui d’un mouvement ; à défaut, il est proche d’un parti. Georges Pompidou était proche de l’UNR (Union pour une nouvelle République), Valéry Giscard d’Estaing était issu des Républicains indépendants, une formation qu’il avait fondée. François Mitterrand, avant son élection, était le premier secrétaire du PS (Parti socialiste) qu’il avait créé à Épinay-sur-Seine (93) en 1971, Jacques Chirac avait été le président du RPR (Rassemblement pour la République) qu’il avait, pour sa part, institué en décembre 1976. Nicolas Sarkozy avait, quant à lui, dirigé l’UMP, François Hollande, comme François Mitterrand, conduit le PS et Emmanuel Macron mis sur pied, en 2016, le mouvement En marche !.
D’une République monarchique minimisée (1958-mai 1974) à une République monarchique assumée (1974-2017)
Aux termes de l’article 5 de la Constitution de 1958, le président de la République est d’abord un arbitre qui doit veiller au bon fonctionnement des institutions. C’est le Premier ministre, qu’il nomme librement, qui « détermine et conduit la politique de la Nation » (article 20) et « dirige l’action du gouvernement » (article 21).
Voilà pour la théorie. Mais c’eût été méconnaître le caractère du général de Gaulle que de penser, qu’auréolé de sa légitimité historique, il aurait accepté de jouer les seconds rôles dans « sa » République soigneusement bâtie avec ses amis, Michel Debré en tête.
Dès l’origine, le Général ne se comportera donc pas comme un « arbitre » au sens du Littré, à savoir quelqu’un qui, agréé ou désigné par des parties, essaie de résoudre leur différend, mais comme un décideur. Et d’abord dans le domaine international, le fameux « domaine réservé ». De Gaulle était assurément, outre un dirigeant international de premier rang, un « arbitre-décideur », une vision que confirmera aisément son successeur, Georges Pompidou, dans sa conférence de presse du 23 septembre 1971.
Ensuite, à partir de la présidence de Valéry Giscard d’Estaing (VGE), la notion d’arbitrage ne sera plus évoquée par personne et tombera rapidement en désuétude.
Il est vrai que la réforme de 1962 posant le principe de l’élection du président de la République au suffrage universel direct, puis l’arrivée d’une majorité parlementaire entièrement dévouée au chef de l’État (32 % des suffrages exprimés en 1962 contre 18 % en 1958), conforteront sa prééminence dans les institutions de l’État. Ainsi, hormis durant les périodes de cohabitation, résultat de l’entrée d’une majorité au Palais Bourbon d’une couleur différente de celle du Président – qui a pour effet de renvoyer la direction des affaires au Premier ministre –, le chef de l’État sera seul à la barre du bateau France. Gouvernement et Assemblée nationale fidèle lui obéissant comme un seul homme.
À la suite du général de Gaulle, tous les présidents ont épousé la pratique hégémonique de la présidence de la République. Pour Georges Pompidou, le chef de l’État est sans conteste « le chef suprême de l’exécutif » (conférence de presse du 10 juillet 1969). Son successeur, VGE, pensera de même. « Notre régime, pourra-t-il déclarer, est un régime présidentialiste, c’est-à-dire un régime dans lequel les attributions du président de la République concernant l’impulsion de la politique sont des attributions très importantes » (réunion de presse du 21 juillet 1974).
Mais, s’agissant des modalités de l’exercice du pouvoir, il y a bien plusieurs périodes. Il faut distinguer, d’un côté Charles de Gaulle et Georges Pompidou, de l’autre Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand et Jacques Chirac. Les deux premiers présidents auront été probablement les moins absolus des « monarques républicains » de la Ve République. Leurs Premiers ministres conservèrent en effet toujours un périmètre d’autonomie et une liberté d’action politique, au moins dans les affaires intérieures. Les divergences de vues ou de mentalités entre les deux têtes de l’Exécutif attestent bien de cette réalité bicéphale. Ainsi rappelons-nous De Gaulle, « le réformateur » face à Pompidou, le conservateur. Rappelons-nous ce même Pompidou devenu Président toujours aussi conservateur face au progressisme et à « la nouvelle société » de son Premier ministre Jacques Chaban-Delmas. En ce temps-là (1958-1974), les Premiers ministres n’étaient pas encore qualifiés de simples « collaborateurs » du président de la République (au pire étaient-ils vus comme des « chefs d’état-major »). Enfin, soyons juste à son égard : De Gaulle, si souvent qualifié de « dictateur », reste à ce jour le seul président qui, à l’issue d’un référendum négatif (en avril 1969), ait quitté aussitôt ses fonctions ! Pas mal pour un soi-disant apôtre du « régime personnel » !
Avec l’arrivée à l’Élysée de Valéry Giscard d’Estaing, l’on passera d’une République monarchique minimisée à une République monarchique assumée.
Il n’y aura plus de honte à revendiquer « l’exercice solitaire du pouvoir ».
François Mitterrand lui-même, longtemps adversaire (comme toute la gauche) du « pouvoir personnel », sera, paradoxalement, avec De Gaulle, le plus grand des « monarques républicains » de la Ve République.
Bref, désormais, la personnalisation de l’État et la concentration des prérogatives en un chef souverain paraissent maintenant aller de soi. Les citoyens pourront bien – et ils ne s’en priveront pas – critiquer l’hôte de l’Élysée, sa « toute-puissance », ils continueront d’attendre tout de lui. La suprématie présidentielle est définitivement intériorisée, « normalisée ».
Vers l’absolutisme présidentiel (2007-2017)
Le quinquennat marque incontestablement un tournant dans la vie politique française. Nous ne parlerons pas ici du « quinquennat vide » de Jacques Chirac, président usé par trente années de pratique politique. La véritable histoire du quinquennat commence en 2007 avec Nicolas Sarkozy. Dès cet instant, la « personnalisation du pouvoir » atteint des sommets jamais atteints auparavant, au détriment bien sûr du chef du gouvernement relégué, nous l’avons dit, au rang de simple « collaborateur ». La personnalité, le caractère, prennent à présent le dessus sur la posture présidentielle qui, jusque-là, consistait à se glisser dans l’habit de la fonction, permettant à chaque président de dépasser largement le tempérament personnel. De Gaulle, Pompidou, Giscard, Mitterrand, Chirac furent de ce point de vue très ressemblants. C’est bien la fonction qui changea ces hommes, non l’inverse. Ils s’imprégnèrent de leur rôle éminent, ils ne l’imprégnèrent pas (De Gaulle excepté sans doute).
L’absolutisme macronien (2017-?)
L’on a déjà beaucoup écrit sur la pratique politique d’Emmanuel Macron.
Résumons brièvement. La République macronienne est une République monarchique absolue, plus encore que la République de Nicolas Sarkozy dont l’autoritarisme marqua profondément le mandat. Si l’on ajoute le volontarisme du personnage – l’une des clés sans doute de son élection en mai 2007 –, l’on comprend mieux la complicité existante aujourd’hui entre l’ancien et le nouveau président.
M. Macron apparaît (en 2017 en tout cas) comme une sorte de gourou pour ses fidèles, les Marcheurs, qui deviendront, pour certains, les godillots que l’on sait à l’Assemblée nationale. Sitôt élu, le successeur de François Hollande désigne un Premier ministre dont il sait qu’il ne sera pas un concurrent pour sa réélection en 2022 et auquel il assigne la mission de servir fidèlement sa politique. Édouard Philippe est un relayeur des idées du président, ce qu’il fait depuis bientôt trois ans sans états d’âme.
L’absolutisme présidentiel a pour conséquence l’imposition d’une politique à tout prix.
Irresponsable du point de vue constitutionnel, le président français n’a, en effet, pas de comptes à rendre. Vient-il à estimer juste ou nécessaire une réforme, il en fait une politique.
Deux exemples récents : la réforme introduisant la retraite universelle par points, qui est en cours d’examen à l’Assemblée. Que cette réforme débouche sur un échec (économique ou financier), ou produise une insatisfaction (sociale), une révolte même, ne change pas l’acharnement de l’actuel chef de l’État à vouloir la conduire.
Le fait est en réalité constant dans l’histoire de la Ve République. Prenons un deuxième exemple récent. On se souvient de l’obstination du président Hollande à conduire une politique économique plutôt libérale (pro-entreprises). « J’ai fixé un cap, disait-il ainsi, en août 2014, c’est celui du pacte de responsabilité… Ce n’est pas parce que la conjoncture est plus difficile en France et en Europe que nous devons y renoncer. Au contraire, nous devons aller plus vite et plus loin [vision très macroniste des choses]… toute godille ou tout zigzag rendraient incompréhensible notre politique et ne produiraient pas de résultats. »3).
Le poids de la fonction, le poids de la solitude
Tous les présidents (ou presque), accablés sans doute par le poids et la solitude de la fonction, ont tenté d’apporter des changements à la manière d’être ou de « faire président ». De Gaulle, en 1969, présenta un projet de régionalisation. Quatre ans plus tard, Pompidou songea au quinquennat présidentiel et Giscard d’Estaing chercha la proximité avec les gens… en s’invitant à dîner chez eux, ou en jouant de l’accordéon. Il songea aussi à consulter régulièrement l’opposition en lui donnant un statut. Il délocalisa le Conseil des ministres en le réunissant à Lyon le 11 septembre 1974. Il inventa les « réunions de presse » en lieu et place des solennelles conférences de presse gaulliennes. François Hollande fit bien plus en décrétant la « présidence normale ». Mal lui en prit, on le sait, sa « normalité » entraînant un manque de respect à son endroit et un abaissement de la fonction dont profitera son Premier ministre Manuel Valls, qui imposera, les deux dernières années du quinquennat, une politique plus sécuritaire à la France.
Concluons. La logique démocratique s’oppose à ce qu’un homme, même élu directement par le peuple, concentre ainsi, depuis 1962, tous les pouvoirs de l’État. Une démocratie a besoin de contre-pouvoirs réels, d’une opposition effective, d’une séparation authentique des fonctions exécutive et législative. Elle a besoin de confiance. Or, de quinquennat en quinquennat, le crédit présidentiel est entamé. Désormais, la légitimité présidentielle est moins liée au statut (légitimité en soi) qu’associée à des qualités personnelles, une compétence, produisant de l’efficacité politique (légitimité construite).
Nombre d’observateurs appellent donc à un changement des institutions, à une rénovation, voire à un dépassement de cette république par la fondation rapide d’une VIe République.
Plusieurs pistes de réformes sont possibles. Nous n’en exposerons ici que les grands principes sans entrer dans les modalités concrètes. Ces réformes auront naturellement en vue un rééquilibrage des pouvoirs au profit du Parlement, ce qui suppose une réduction des droits présidentiels et, avec l’introduction de la représentation proportionnelle, totale ou partielle, pour l’élection des députés, une réaffirmation des fonctions législative et de contrôle du gouvernement. L’on pourrait songer encore à une ré-inversion du calendrier électoral pour placer les élections législatives avant l’élection présidentielle. L’on pourrait imaginer de réformer les règles de celle-ci en décidant par exemple qu’au deuxième tour pourraient se présenter, non pas les deux, mais les trois candidats arrivés en tête au premier.
L’on pourrait revenir au septennat (mais non renouvelable) ou bien, conservant le quinquennat, supprimer le poste de Premier ministre pour le remplacer par une Vice-présidence.
L’on pourrait enfin – brisant un formidable tabou – abolir le titre et la fonction de président de la République, un anachronisme en démocratie – dès lors que le titre est associé à tant de pouvoirs.
Michel Fize
Sociologue, historien
Ancien élève de Sciences Po Paris